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De la nécessité d'argumenter

Le chapitre précédent présentait la synthèse de travaux élargissant à la réception de l'écrit la problématique de ma thèse, le rôle de l'implicite langagier. Il mettait généralement en scène un élève isolé face au document. Comme je viens de l'annoncer en conclusion, le nouveau point que je désire aborder concerne les interactions entre apprenants dans le cadre de débats participant de la construction du savoir. Ce qui marque l'inflexion la plus récente de ma thématique d'HDR, la construction du sens par le sujet apprenant.

Ce glissement trouve son origine dans l'hypothèse vygotskienne du passage de l'inter à l'intra-personnel (1934 / 1985, pp. 105, 106), perspective qui réintroduit la notion de responsabilité éducative : "Le seul bon enseignement [étant] celui qui précède le développement" (Vygotski 1934, p. 110). Il devient pertinent dans ce cadre de réflexion de concevoir et de mener des séquences didactiques qui favorisent l'apparition précoce de certaines compétences complexes chez de jeunes enfants grâce au recours aux relations interpersonnelles. Tout le paradigme socio-constructiviste en témoigne (Perret-Clermont et alii 1979 / 2000, Doise et Mugny 1981 par exemple). Dès l'âge de deux ans, le développement de la pensée et celui du langage se rejoignent en une "pensée verbale" (Vygotski 1934 / 1985, p. 126) qui voit le vocabulaire de l'enfant s'accroître considérablement. Et la langue n'est pas que lexique, elle est aussi syntaxe : "L'enfant maîtrise la syntaxe de la langue avant la syntaxe de la pensée. (…) La grammaire anticipe, dans le développement de l'enfant, sur sa logique" (Vygotski 1934 / 1985, pp. 133 et 331). Il paraît par conséquent tout à fait pertinent de s'intéresser prioritairement aux réalisations langagières qui émaillent les confrontations. "Dans l’espèce humaine, la coopération dans l’activité est régulée et médiatisée par de véritables interactions verbales" : c’est en ces termes que J.P. Bronckart (1996, p. 31) marque la différence entre l’homme et l’animal, s’agissant des relations avec le monde physique et social. Il place son interactionisme socio-discursif sous l’égide de la théorie de l’agir communicationnel de J. Habermas (1987) en insistant sur l’idée que seule l'utilisation du langage autorise l’appropriation consciente des connaissances socialement reconnues (Weisser 2004k).

Mais le passage direct du langage intérieur au langage écrit présente pour l'élève des difficultés considérables, du fait du caractère essentiellement prédicatif du premier alors que des propositions complètes sont requises par le second (Vygotski 1934 / 1985, p. 365). Le recours aux situations d'oral polygéré118 va alors permettre à l'apprenant dans un premier temps de mettre en mots sa pensée, puis dans un deuxième de la rediscuter, de la préciser sous l'action d'autrui. La simple énonciation de sa position ne suffit pas en effet. L'enfant et l'adulte, les enfants entre eux peuvent dialoguer avec les mêmes mots en leur attribuant des sens différents, le concept n'est pas le nom (François 2002, pp. 217-219 ; voir ci-dessus, chapitre 5.4, p. 86 et ss.). "L'hypothèse fondatrice [du positivisme] est qu'il existe un langage bien fait, isomorphe à la réalité" (Leclercq 1997, p. 98). Il n'en est rien. La représentation symbolique, souvent verbale, est première, soit préconception (approche du sens commun),

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soit conjecture (approche scientifique), et l'élève ne lira dans la nature que la réponse à la question qu'il lui aura posée. Une même réalité peut être représentée par des discours différents. L'expérience immédiate, non problématisée, est plutôt source d'obstacle épistémologique (Bachelard 1938). Il y a donc toujours un travail de prise de conscience des quasi-savoirs initiaux à mener, pour en repérer les lacunes, les erreurs aussi. Et cette prise de conscience, réalisée conjointement avec les pairs sous la direction de l'enseignant, s'effectue par le truchement du langage (Weisser 2004b).

Par ailleurs, s'intéresser à la conversation permet d'échapper à ce présupposé qu'on accepte parfois, qui soutient que l'homme est un être qui parle tout seul (Caron 1997, p. 221). En d'autres termes, toute discussion entre élèves va pouvoir être décrite comme une négociation intersubjective pour s'accorder sur la définition de rapports sociaux (rôles, attentes réciproques, enjeux, etc.) et d'un contenu cognitif (représentation et but de la tâche, moyens pour la réaliser avec succès, données constitutives, etc.)119. Les interlocuteurs vont construire simultanément des connaissances sur un référent (phénomène physique, texte littéraire, question mathématique, etc.) et un contexte interlocutoire commun (Weisser 2004d, p. 20). C’est dans ce cadre que je voudrais situer ce chapitre, en me demandant comment l’institution scolaire peut aider l’élève à développer sa capacité à débattre à propos de savoirs, dans le but de les reconstruire, de les valider collégialement.

Le langage intervient à un double niveau lors de ces discussions heuristiques :

- il véhicule les informations jugées pertinentes par rapport au sujet en question, informations qui sont le résultat d’un tri opéré par le locuteur, entre toutes celles qu’il maîtrise (ou croit maîtriser) ;

- il marque la place accordée à autrui dans le discours, la représentation que chacun se fait de l’interaction en cours.

Ces préoccupations ne sont discernables que pour les besoins de l’analyse. Lorsqu’un élève rend publiques ses pré-représentations pour les donner comme objet de débat, il agit simultanément sur les deux tableaux. Il s’applique à énoncer un (quasi-) savoir dont il est prêt à justifier la prétention à la validité, mais dans le même mouvement, il tente, sinon de convaincre autrui de sa légitimité, du moins de le pousser à accepter de le considérer comme digne d’être discuté (Weisser 2004k).

Parmi d'autres contextes formels ou informels d'échanges interpersonnels, l'école semble bien constituer a priori et idéalement l'un des lieux privilégiés de coopération entre des personnes où domine l'agir communicationnel. Rappelons que J. Habermas (1987) distingue deux grands mécanismes de coordination des actions sociales : par Influence (agir stratégique) et par Accord (agir communicationnel). Le premier de ces "agir" est obligatoirement orienté vers le succès et ne vise qu’à provoquer une action - réponse, sans ouvrir à l’agent exécutant une possibilité de retour critique sur les injonctions auxquelles on cherche à le soumettre (ce qui n'est pas sans rappeler certaines pédagogies béhavioristes). Le second seul suppose l’interdépendance entre des échanges basés sur la réciprocité et sur l’égalité des interlocuteurs. L'acteur étant conçu comme capable de bâtir des projets dans le but d'avoir une emprise sur ses conditions d'existence, il se voit doté d'un "savoir à structure propositionnelle" (Habermas 1987, p. 415), c'est-à-dire d'une réelle faculté d'adresser, à autrui et à lui-même, des énoncés décrivant son interprétation de la situation vécue (on s'écarte là des processus dyadiques), et, inversement, d'en recevoir et de les comprendre (Weisser 2004d). Il participe ainsi à la construction de sa compréhension personnelle par le biais d'une recherche de

119 Pour une étude de la négociation (hors contexte scolaire) du point de vue de l'analyse des conversations, voir C. Kerbrat-Orecchioni (2000).

l'intercompréhension, il accepte de voir le dialogue "comme espace où il ne s'agit pas nécessairement de penser la même chose mais où la même chose nous fait penser ensemble" (Boiron 2005, p. 7).

Agir stratégique Agir communicationnel Orienté vers… Le succès

(Influence)

L’intercompréhension (Accord) Approche Conflictuelle Consensuelle Statut d’autrui Moyen Interlocuteur

Réaction attendue Effectuation d’une action Examen d’une prétention à la validité

L'école relève de l'agir communicationnel dans la mesure où elle doit se plier à deux contraintes majeures. Du point de vue épistémologique, le savoir, qu’il se veuille scientifique ou simplement rationnel, se construit par l’examen public des raisons de chacun (Reboul 1991, p. 227). Ce qui suppose l'existence potentielle d'une pluralité des points de vue et l'ouverture à leur examen critique. Du point de vue déontologique, l’école de la république se doit de fonctionner en respectant ses principes. Démocratiser l’enseignement, c’est aussi enseigner de façon démocratique, c'est-à-dire au sens strict en dépassant éventuellement le jugement de chacun, tout en prenant en considération les différences de départ.

Cette double nécessité va se traduire par le fait que, à certains moments, l'enseignant incite les élèves à développer une forme d’argumentation heuristique utilisant la dimension collective et permettant précisément à chacun de s'approprier et de construire pour soi les connaissances et compétences visées. Ceci passe notamment par le biais de débats où chacun des interlocuteurs accepte de justifier ses prétentions à la validité et qu'en soit examiné collectivement le bien-fondé (Weisser et Rémigy, 2005d).

Le contrat didactique passé avec la classe prévoit donc explicitement de constituer cette dernière en communauté discursive120 à certains moments, fédérée autour du projet commun de production de savoir, par la mise en œuvre de dispositifs d'interaction comme le débat heuristique, au moyen de genres discursifs propres121 (l'argumentation orale, qui se construit en parallèle aux connaissances disciplinaires). Ou plutôt, en plusieurs communautés discursives distinctes sur certains points, si tant est que la construction du savoir emprunte autant de voies qu'il y a de disciplines scolaires, selon les modes d'administration de la preuve qu'elles reconnaissent (Rebière 2000, p. 59). "Dans le cas de l'argumentation, le sujet doit s'instituer comme énonciateur dans une communauté à l'intérieur de laquelle certains thèmes sont objet de débat. Il n'intervient plus désormais comme individu mais comme sujet idéologique, membre de la communauté" (Brossard 1997, p. 110). Ce changement de statut, perçu progressivement, va amener l'élève à changer d'attitude, l'adaptant aux exigences de la situation (voir ci-dessous). Certains ont pu ainsi présenter "la classe comme étant un enfant à élever, l'enfant de tous [maître et élèves] à faire grandir par tous" (Levine et Develay 2003, p. 65). Il est de fait que se construit au fil du temps une expérience, une histoire des interactions qui va permettre aux interlocuteurs de prévoir le comportement de leurs pairs,

120 Voir ci-dessus chapitre 1.2, p. 11. Voir F. Leutenegger (2003) pour une étude du fonctionnement des communautés discursives scolaires du point de vue de l'hétérogénéité des élèves.

121 Ces "échanges interactifs routinisés" qui marquent la connivence renforcent au demeurant le sentiment d'appartenance à un même groupe (Gumperz 1989b, p. 31).

transformant la zone proximale de développement en "zone proximale de rencontre" (François 2002, p. 222).

Il existe cependant plusieurs façons de concevoir le débat en milieu scolaire. Je voudrais pour finir consacrer quelques lignes à justifier les choix opérés dans mes recherches et à signaler leurs carences aussi. Les Instructions Officielles de l’école française mentionnent fréquemment l’intérêt qu’il y a d’initier les élèves à la pratique de l’argumentation. Cela est vrai à l’école élémentaire :

- Cycle III, français : "exposer son point de vue et ses réactions dans un débat en restant dans les propos de l’échange" (MEN 2002a, p.193), "participer à un débat sur un texte littéraire" (ibid., 173), "saisir l’enjeu d’un échange, (…) questionner à bon escient, (…) s’inscrire dans la conversation" (ibid., p. 170) ;

- Cycle III, sciences : "participer activement à un débat argumenté pour élaborer des connaissances scientifiques" (ibid., p. 175).

Et cela le demeure dans l’enseignement secondaire :

- "justifier son point de vue, (…) construire des déductions logiques, des hypothèses argumentées" (MEN 2002b, p. 36) ;

- français : "intervenir dans un débat pour exposer une opinion et réfuter d’éventuelles objections" (ibid., p. 74) ;

- sciences : "se poser des questions, émettre des hypothèses, (…) savoir tirer des conclusions" (ibid., p. 131).

Toutes ces injonctions institutionnelles préconisent des activités langagières qui relèvent du domaine de l'argumentation, cette dernière étant comprise comme "une activité qui vise à intervenir sur les idées, les opinions, les attitudes, les sentiments ou les comportements de quelqu'un ou d'un groupe de personnes"122 (Grize 1996, p.5). Exposer son point de vue, questionner, se justifier à son tour, tirer des conclusions pour les soumettre à autrui, etc., toute une variété d'interventions possibles qui réalisent le processus argumentatif, qui provoquent petit à petit l'évolution d'une pensée (Weisser 2003c).

Un certain nombre d’auteurs se sont penchés sur l’organisation de tels débats en classe. Je retiendrai les propositions de C. Golder (1996), et de J. Dolz et B. Schneuwly (1998)123. Ces derniers définissent trois formes didactiques pertinentes (p. 28 et ss.) :

- le débat d’opinion, qui vise à influencer la position d’autrui : "Pour ou contre la mixité ?" ; - la délibération, dont le but est la prise de décision : "Où aller en voyage de fin de

scolarité ?"124 ;

122 On pourra se reporter avec profit à divers numéros thématiques : Pratiques n°28 / 1980 : "Argumenter", Pratiques n°73 / 1992 : "L'argumentation écrite", Pratiques n°103-104 / 1999 : "Interactions et apprentissages", Repères n°12 / 1995 : "Apprentissages langagiers, apprentissages scientifiques", Repères n°15 / 1997 : "Pratiques langagières et enseignement du français à l'école", Repères n°17 / 1998 : "L'oral pour apprendre", Le Français Aujourd'hui n°123 / 1998 : "Argumenter : enjeux et pratiques", Langue Française n°112 / 1996 : "L'argumentation en dialogues", Aster n°37 et 38 / 2003 : "Interactions langagières I et II" entre autres.

123 Une typologie complète et détaillée a été établie par C. Garcia-Debanc, incluant d'autres critères comme la présence ou non du maître, l'existence ou non d'un écrit préalable (1998, pp. 90-93).

- le débat à fin de résolution de problème, dans lequel ce ne sont pas des opinions qui s’opposent, mais des (quasi-) savoirs : "Pourquoi le buvard collé au fond d’un gobelet immergé n’est-il pas mouillé ?".

Ils en retiennent la première pour leur didactique des oraux formels, en ce qu’elle leur apparaît "la moins incrustée dans les activités spécifiques de la classe (…), et par conséquent, la plus facile à travailler pour elle-même." (ibid.)

C. Golder partage leur position (1996, p. 33) : les systèmes de valeurs des locuteurs sont pour elle plus "discutables" que les problèmes technico-scientifiques. Pour cette raison, elle travaille sur des thèmes comme les différences garçons – filles (1993, p. 364), ou le déplacement de cours du samedi au mercredi, ou le fait de donner ou non de l'argent de poche (1992a et b ; 1996, p. 140 et ss. ; 1999, pp. 196 et ss.).

J'aimerais prendre mes distances par rapport à ces choix. Concevoir les problèmes technico-scientifiques comme n’ouvrant pas un espace de discussion pourrait éventuellement se concevoir s’agissant du monde adulte, ou mieux, des différents "mondes" des experts. Le savoir savant s’y construirait en obéissant à des règles relativement strictes, qui appartiennent à la logique formelle (Golder 1996, p. 35). Mais les travaux des épistémologues, depuis Th. S. Kuhn (1962 / 1983) et P. Feyerabend (1979) jusqu’à plus récemment P. Galison (2002) nous montrent bien que là aussi, le débat, la confrontation d’arguments sont de mise. Et que dire des sciences humaines ou de la critique (littéraire, artistique), qui appartiennent elles aussi à ce domaine technico-scientifique, ou plus largement, au discours rationnel ?

Cela me semble encore plus sujet à caution si nous nous plaçons au sein d’une institution regroupant élèves et enseignants125, ce que signale d’ailleurs C. Golder (1996, p. 36) : "Pour les enfants, des problèmes relevant pourtant de la logique formelle sont traités comme relevant de la logique naturelle." Une question scientifique ne devient-elle pas éminemment "discutable" parce que justement les apprenants ont à apprendre à y répondre ? La discussion ne va-t-elle pas trouver plus facilement à s’alimenter si on se place résolument dans un cadre disciplinaire, qui a un référent repérable, des méthodes spécifiques de validation d’hypothèses, et que les élèves ont déjà commencé à explorer durant leur scolarité ? Autrement dit, un élève n’est-il pas plus expert, n’est-il pas mieux armé pour débattre de problèmes technico-scientifiques (en allant jusqu’aux sciences humaines et à la littérature) que de problèmes de société comme ceux évoqués plus haut ? 126 (voir Fabre 1999, p. 177 et ss., Orange 2002.)

De plus, "on ne voit pas comment les interactions réduites à elles-mêmes, c'est-à-dire envisagées en-dehors des contenus sociaux manipulés, pourraient être sources de développement" (Brossard 1997, p. 96). Le risque en effet des "débats de société", quand ils n'ont pas été préparés en amont, est de tourner à vide, les élèves ressassant les mêmes lieux communs, les mêmes affirmations péremptoires. Rien d'étonnant alors de constater qu'ils en oublient d'étayer leurs conclusions par des arguments (voir chapitre 6.3). "Cette centration sur l'expression et la communication, déconnectées des usages du langage pour apprendre (…) correspond pour une grande part à la dissociation fréquente entre socialisation et apprentissage et à la valorisation de la première" (Bautier 2001, p. 154).

Au contraire, ces situations dans lesquelles un savoir disciplinaire, une interprétation font débat m'apparaissent comme particulièrement propices à l’ajustement réciproque des significations. Il ne s’agit plus de rallier autrui à ma position en essayant de l’influencer au

124 Pour le débat politique du point de vue de la Pédagogie Institutionnelle, voir Weisser 2004b, ou encore M. Wirthner 1991.

125 Pour la distinction établie par R. Debray entre Communiquer et Transmettre (1991, p. 2 ; 2000, p. 121), qui éclaire justement la question de l'acquisition de savoirs et de valeurs, voir Weisser 2005b.

126 Il existe d’ailleurs toute une série d’études dans lesquelles la littérature de jeunesse est utilisée comme médiation pour aborder les questions de l’existence quotidienne (voir plus bas Weisser 2000b, Weisser 2002).

plan des valeurs, mais de construire ensemble une connaissance, ou du moins de progresser ensemble dans la résolution d’un problème scientifique ou littéraire en éliminant un certain nombre de possibles et en en imaginant d'autres.

Le travail de négociation est fondé sur la déformabilité de la signification par le biais des échanges intersubjectifs, et relève de ce que J.B. Grize appelle schématisation : "Une représentation discursive orientée vers un destinataire de ce que son auteur conçoit ou imagine d’une certaine réalité", une façon de "faire voir quelque chose à quelqu’un" (1996, p. 50). Dans les cas qui nous occuperont, le savoir faisant initialement défaut à tous les apprenants, la représentation discursive en question sera co-construite par l’ensemble des interlocuteurs prenant part à la discussion ; il s’agit bien alors d’un échange où chacun expose ses arguments, réagit à ceux de ses pairs, dans un effort de gestion d’un terrain commun. Et cet espace de négociation est lui-même constamment redéfini, à mesure que l’on explicite (et éventuellement, s’accorde sur) ses connaissances, croyances, hypothèses. Ce processus de schématisation s’appuie sur des savoirs disciplinaires, ou sur des faits empiriques établis dans le respect de règles méthodologiques qui sont elles aussi objets d’apprentissage.

Il est alors possible de repérer dans les propositions énoncées au cours de la discussion quels choix lexicaux et syntaxiques ont été opérés par les différents locuteurs pour amener leurs auditeurs à comprendre, et pourquoi pas à partager leur représentation du réel, leur solution au problème. Ce qui se dit dépend ainsi à la fois du contenu cognitif que l’on désire présenter, et de l’effort auquel on consent pour rendre ce contenu acceptable par les pairs.

J.B. Grize (1990, p. 39) distingue trois plans dans tout processus de schématisation :

- le plan cognitif : les informations qui constituent le faisceau d’objet, c’est-à-dire l’ensemble des aspects "normalement" attachés à un objet ;

- le plan argumentatif : la mise en scène de ces informations (conclure, évaluer, distinguer, répéter, etc.) ;

- le plan rhétorique : les procédés par lesquels les locuteurs indiquent la perception qu’ils ont des places discursives qu’ils occupent.

Les instructions émises en direction d’autrui relèvent de ces deux derniers plans. L’analyse d’un tel corpus est donc une opération complexe, puisque le contenu cognitif n’existe qu’à travers la présentation qui en est faite, et que l’échange qui s’ensuit a vocation à l’amender. Toute intervention de l’enseignant qui répond à des préoccupations sur l’axe de l’interlocution aura par conséquent des effets sur celui des modèles intellectifs, et inversement. Il semble illusoire de vouloir modifier (ou amener quelqu’un à modifier) un savoir en espérant pouvoir faire l’impasse sur la prise en compte des attentes de l'interlocuteur.

Comme on le voit, l’organisation de moments d’argumentation n’est pas chose aisée. Elle se heurte en définitive à trois obstacles (cf. Treignier et al., 1990) :

- "un obstacle sociolinguistique : une conception élitiste de la communication scolaire qui détermine les rôles locutoires premiers et seconds (…) ;

- un obstacle pédagogique : une conception générale (…) qui organise l’acquisition du savoir non comme une construction par confrontation, mais comme une redite du savoir sous le questionnement de celui qui sait ;

- un obstacle didactique : une conception de l’acquisition du langage exclusivement centrée sur l’interaction avec l’adulte posé en modèle langagier."

Surmonter ces obstacles suppose de modifier le rôle de l’enseignant :

- qu’il contribue à éviter que les places discursives ne deviennent définitives. Tous les élèves doivent savoir qu’ils ont droit à la parole, et qu’ils ont droit aux mêmes actes langagiers : questionner, mettre en doute, évaluer, … ;

- qu’il conserve une neutralité cognitive tout au long de la discussion, afin que les élèves ne remplacent pas le raisonnement argumenté disciplinaire par une simple activation de la

coutume scolaire (se confronter aux faits et aux pairs au lieu d’essayer de deviner ce qu’attend l’enseignant) ;

- qu’il n’exige pas une hyper-correction des énoncés (conception de l’oral comme