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Du logiciel éducatif à l'outil bureautique

Le premier des trois articles auxquels je me réfère ici s'intitule Le contrat didactique implicite à travers les logiciels de problèmes d'arithmétique (Weisser 1997c). Il pose la question de savoir si les élèves ne se servent que de connaissances mathématiques pour résoudre les problèmes qui leur sont soumis … et répond que non.

A l'examen, les énoncés proposés par le logiciel étudié présentent un certain nombre de traits communs : la mise en page à l'écran oppose nettement informations et questions, les données numériques s'écrivent systématiquement en chiffres quand elles doivent servir dans une opération, elles sont présentes en nombre strictement nécessaire et suffisant pour répondre aux questions posées, il existe toujours une solution et une seule à chaque problème. Or, aucune de ces caractéristiques n'a de justification mathématique. Elles résultent bien plutôt de cette mise en ordre du réel que je mentionnais précédemment. Aussi ne doit-on pas s'étonner si les élèves construisent au fil du temps une coutume scolaire (Balacheff 1988), qui parfois les pousse à l'erreur (Sarrazy 1995) et qui toujours leur évite de réfléchir. A travers le contre-exemple de ce logiciel d'EAO simple décalque d'un (mauvais) manuel, apparaît en creux la nécessité de fixer avec la classe des contrats didactiques, spécifiques à chaque discipline et limités dans le temps.

Les possibilités offertes par les TIC permettent cependant d'imaginer quelques améliorations du dispositif, outre les modifications qu'autorisent déjà les documents papier (nombre et forme des données numériques, abandon de l'unicité de la solution) :

- présenter à chaque occurrence d'un problème les questions dans un ordre aléatoire ; - corriger en temps réel en apportant des commentaires adaptés au type d'erreur ; - aider à la mise en page structurante des opérations et de leurs résultats ;

- fournir, à la demande ou selon les besoins, un certain nombre d'aides (tables de Pythagore, formulaires, etc.).

La deuxième étude, parue dans la même revue Enseignement Public et Informatique (Weisser 1998g), aborde la question du niveau taxonomique des objectifs d'apprentissage, à travers l'outil graphique. Les TIC interviennent non seulement au moment de la réalisation de la séquence mais également en amont dans leur conception. La souplesse des logiciels de bureautique facilite grandement la création de documents didactiques adaptés aux intentions de l'enseignant, diffusés ensuite par le biais de l'écran ou même sur un support imprimé. Je m'appuie pour cette expérimentation sur la taxonomie proposée par De Landsheere (1982) : - Maîtrise : reproduction directe d'une connaissance préalablement acquise, sous forme

littérale ou sémantique ;

- Transfert : réinvestissement d'un savoir ou d'un savoir-faire dans une situation analogue à celle qui a présidé à son acquisition ;

- Expression : prélèvement d'informations, mise en œuvre de méthodes et prise de recul critique

et je travaille à ces différents paliers avec une classe de Cycle III sur un même savoir-faire, l'utilisation de graphiques, de courbes ombrothermiques pour être précis :

- Maîtrise : lecture, recherche de renseignements ponctuels ;

- Transfert : comparaison en vue de faire apparaître les différences spécifiques qui autoriseront un classement ultérieur (induction des types de climat) ;

- Expression : mise en évidence de l'influence des variations du mode de présentation sur l'interprétation du graphique.

La souplesse et la rapidité des TIC rendent possibles ces activités de lecture, de construction et de comparaison. L'ordinateur joue ici pleinement son rôle d'instrument technique (voir ci-dessous, chapitre 5.4) qui amplifie les possibilités cognitives de son utilisateur. Il est tout à fait intéressant, pour prendre un exemple, de constater la faculté qu'ont des enfants de 10 ans d'exercer leur esprit critique sur des représentations iconiques. En effet, grâce au logiciel il devient loisible de modifier aisément l'échelle et l'origine des graphiques et de constater que les versions successives d'un même tableau numérique déclenchent chez le spectateur des impressions différentes. Ne plus placer l'ordonnée 0 à l'origine entraîne un effet d'amplification des phénomènes (que l'on regarde les courbes du chômage dans nos quotidiens). Changer l'échelle pour que plusieurs graphiques occupent la même aire tend à présenter comme comparable ce qui ne l'est pas (que l'on observe nos manuels de géographie où pour des raisons éditoriales la "hauteur" de pluie à Singapour et à Paris doit rester constante). Ce qui est posé là par le truchement de l'outil informatique et rendu accessible grâce à lui à des élèves de l'Ecole Elémentaire, c'est la question du degré d'iconicité du signe, la question de la dose d'arbitraire que contiennent mêmes les représentations dites motivées (Eco 1992). J'y reviendrai ci-dessous à l'occasion de la présentation de mon texte paru la même année dans la Revue Française de Pédagogie (Weisser 1998d).

Celui de mes travaux dans ce domaine que je désire présenter en dernier lieu concerne l'apprentissage des concepts par le recours à une base de données (Weisser 1995b). Il reprend de ce point de vue technique particulier la question ouverte dans ma thèse s'agissant des présupposés pédagogiquement pertinents (voir chapitre 3.3 ci-dessus). Il fera l'objet d'un approfondissement théorique dans un autre article (Weisser 200a) présenté plus bas.

Je m'appuie sur les possibilités offertes par les TIC pour mettre en œuvre la démarche préconisée par B.M. Barth (1987) :

- perception et comparaison d'informations prises sur des OUI et des exemples-NON (travail sur l'extension du concept visé et sur sa différence symétrique) ;

- inférence de la liste des différences spécifiques définitoires ;

- vérification de la stabilité de cette combinaison d'attributs (travail sur la compréhension du concept) ;

- stabilisation et institutionnalisation de cette définition.

Le recours à une base de données dédiée à la géographie (PC Globe à l'époque : données tant physiques qu'économiques, démographiques, etc.) autorise une adaptation intéressante de cette façon de faire :

- les élèves choisissent pour un concept donné (celui de "pays pauvre" : BOEN n°6 / 1995 p. 117 : programme de la classe de 6°) une combinaison hypothétique d'indicateurs parmi la liste des champs proposés (compréhension du concept) ;

- à l'aide de l'ordinateur, ils construisent pour chaque critère la liste des pays en difficulté (extension du concept) ;

- ces listes sont ensuite croisées les unes avec les autres (extension du concept) ;

- la mise en commun débouche sur l'identification des indicateurs pour lesquels les listes "saturent" le plus vite (compréhension du concept).

Nous sommes là typiquement dans une réflexion basée sur les spécificités de l'écrit telles que les décrit J. Goody (1979) : usage de tableaux, de listes. La souplesse, la rapidité et la fiabilité des TIC, à travers les relations dialectiques extension / compréhension décrites à l'instant, permet par l'actualisation d'interprétants successifs de stabiliser progressivement, au niveau d'élèves donnés, la définition d'un concept. L'interprétant final, pour utiliser une terminologie

peircéenne, sera figuré par le savoir institutionnalisé. Susceptible de faire à son tour l'objet d'une sémiosis, il conservera en droit une faculté d'évolution.

Que retenir en conclusion de cette présentation des trois articles dédiés aux TIC ? Que les outils bureautiques (tableurs, bases de données, graphiques, traitements de texte bien entendu) semblent riches de plus de promesses que les logiciels d'EAO, du moins tant que ces derniers n'évolueront pas de la programmation linéaire vers une programmation ramifiée (Picard 1987) seule susceptible d'assurer un traitement plus pertinent des réactions des élèves. Ce qui semble primordial en fait, c'est le choix du point d'insertion des TIC dans une séquence d'apprentissage, déterminé par le rôle, restreint, qu'on entend leur faire jouer. Toutes les phases d'un tel processus ne sauraient en effet leur être dévolues. Les pairs, l'enseignant, d'autres sources d'information et d'autres outils ont à intervenir de concert. J.P. Meunier et D. Peraya (2004, p. 388) décrivent un dispositif comme "un lieu social d'interaction et de coopération possédant ses intentions, son fonctionnement matériel et symbolique, ses modes d'interaction propres". C'est bien de cela qu'il s'agit. Dans un groupe d'apprenants, la coopération sociale (avec le maître ou les camarades, mais aussi à travers les objets et les documents) vise la production d'un savoir. Cette démarche nécessite de recourir à des systèmes de signes, arbitraires ou analogiques, qui s'incarnent en différents genres discursifs. Les outils mis à disposition, ici les TIC, ailleurs des supports papier plus conventionnels, apportent contraintes et facilités. Le rôle de l'enseignant au moment de la préparation de ses interventions consiste à choisir en connaissance de cause l'environnement matériel (et logiciel) correspondant à ses intentions. Nous avons dans cet ordre d'idée vu tout d'abord les biais introduits par certains supports s'agissant de la construction implicite de la coutume scolaire. Nous avons ensuite marqué l'intérêt des TIC d'une part dans l'atteinte des hauts niveaux taxonomiques, d'autre part dans la construction par les élèves de la définition de concepts.

5.3. Comprendre l'écrit

Cette section s'attache à étendre la réflexion entamée précédemment concernant la construction du sens de l'écrit par l'élève. Pour L.S. Vygotski, la signification d'un mot n'est rien d'autre qu'une généralisation, un concept (1934 / 1985, p. 418). La maîtrise de ces généralisations est sans doute l'un des objectifs majeurs de toute action éducative. La situation est cependant loin d'être simple si l'on considère d'une part qu'à un même lexème correspondent souvent plusieurs sémèmes et d'autre part que les définitions des sémèmes diffèrent d'un locuteur à l'autre80. Ceci est plus vrai encore à l'école où se côtoient expert et novices, où le savoir se reconstruit en permanence. L.S. Vygotski oppose de ce point de vue signification et sens. Si la première relève du dictionnaire, le second témoigne de tous les faits psychologiques qu'éveille un mot donné dans notre esprit, se rapprochant par là de ce que U. Eco nomme encyclopédie (1988, pp. 63-137).

Cette approche génétique de la signification se situe aux antipodes d'une simple association Signifiant / Signifié que l'on pourrait lire dans le courant saussurien81. Elle envisage bien plutôt une réinterprétation ininterrompue, à mesure que la structure cognitive du sujet parlant

80 Je traiterai de la négociation du sens des propositions échangées dans un polylogue au chapitre 6.

81 Mais la notion de valeur défendue par le même Saussure (1915 / 1968, pp. 158-162) relativise ce propos quelque peu rapide.

évolue. Il me semble pour cette raison que la sémiotique de Ch. S. Peirce est particulièrement apte à fournir un outillage conceptuel propice à la description de ce qui se joue en classe. Pour lui, le signe est un véhicule qui communique quelque chose d'extérieur et l'idée à laquelle il donne naissance est son interprétant (1978, p. 222). Cet interprétant, à son tour considéré comme signe, peut donner lieu à une nouvelle interprétation, engendrant progressivement une chaîne sémiosique en droit infinie, par laquelle la signification est atteinte de façon asymptotique (Peirce 1978, p. 126 ; Eco 1972, p. 67). D'un point de vue pragmatique, c'est le sujet (l'élève, l'enseignant) qui choisit les interprétants, c'est-à-dire le point de vue selon lequel il considère l'objet, et qui interrompt la sémiosis à son gré, tout cela en fonction de ce qu'il pense de la situation d'interaction et de sa propre place dans l'échange (voir chapitre 6).

Je développerai successivement ma réflexion dans deux champs disciplinaires : dans celui du français langue maternelle, dans celui des sciences expérimentales.