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L'implicite en milieu scolaire

Dans la deuxième partie de ma thèse, je m'interroge sur l'éclairage que la prise en compte de l'implicite apporte à certains problèmes didactiques (Weisser 1995, pp. 117-294). J'y décline les catégories identifiées précédemment.

Les présupposés, de par leur affinité avec la définition d'un terme, interviennent dans la construction des concepts par les élèves. D'un point de vue didactique, le risque est le suivant : l'enseignant, en tant qu'expert, sait distinguer dans une situation donnée ce qui relève de l'accident de ce qui est essentiel. En particulier, un élément unique lui suffira pour repérer le concept évoqué. Il n'en est rien aux yeux du néophyte37. E. Goblot (1947) nous mettait déjà en garde : c'est là confondre exemple et illustration. Pour reconstruire la signification du concept visé, un grand nombre d'exemples est nécessaire. B.M. Barth met au point cette démarche dans un ouvrage intitulé L'apprentissage de l'abstraction (1987). A partir d'exemples et de contre-exemples judicieusement choisis et alternativement présentés (l'extension du concept), la classe est invitée à repérer les attributs constamment présents chez les uns et absents chez les autres (la compréhension du concept). Après débat et vérification sur de nouveaux cas, la définition est fixée et le concept baptisé (sa dénomination). Par ce dernier acte, l'enseignant reconnaît la légitimité sociale de ce que la classe a (re-) découvert. Mais la réflexion sur les présupposés porte à notre attention un certain nombre de problèmes potentiels. Nous avons vu plus haut que la définition d'une espèce ne correspondait pas à une simple addition des différences spécifiques qui déterminent les genres supérieurs : on est plus

36 Jean-Marie Klinkenberg est membre du Groupe µ.

37 Et ce d'autant plus, comme l'indique bien la didactique des sciences, qu'il possède souvent lui aussi une représentation de la situation à laquelle on le confronte (Astolfi, Peterfalvi 1997 ; Fabre, Orange 1997 ; Peterfalvi 1997a).

proche du rhizome que de l'arbre de Porphyre, plus proche de l'encyclopédie que du dictionnaire (Eco 1988, pp. 108-138). En situation scolaire, ce fonctionnement particulier de la langue se reconnaît dans la circularité de certaines définitions. Pour identifier en grammaire l'Attribut du sujet, j'ai besoin entre autres d'avoir mémorisé la liste des verbes d'état. Or cette liste est loin d'être close… et certains vont y être ajoutés justement pour leur faculté à relier Sujet et Attribut. "Picasso est un grand peintre" est un cas trivial ; mais que dire de "Picasso passe pour un grand peintre" ? Faut-il annexer ce nouveau verbe, "passer pour ? Quel est le genre, quelle est l'espèce ? Quel est le présupposé, quel est le posé ? En termes scolaires : quel est le prérequis, le verbe d'état ou l'attribut du sujet ?… Les relations fluctuantes d'hyponyme à hyperonyme ne facilitent pas la tâche de l'enseignant.

Un second problème est celui du renvoi à l'infini, lorsque l'on remonte la chaîne des différences spécifiques, des présupposés qui se présupposent. Aristote prévoyait l'existence de "notions impartageables et universelles" en nombre fini (Seconds analytiques). Greimas quant à lui (1966, 1979) mentionne des "sèmes nucléaires insécables". Mais on sait que plus l'extension d'un concept s'élargit, plus sa compréhension se vide de sens : l'une est en raison inverse de l'autre. Si l'opposition "Animal / Végétal" peut être placée sous un unique genre supérieur "Vivant", comment à l'échelon suivant faire la synthèse des espèces "Vivant / Non vivant" (Eco 1988, p. 96) ? A l'école : pour définir l'Attribut du sujet, on a besoin aussi de savoir identifier les Adjectifs qualificatifs. Mais comment construire cette dernière catégorie ? Quel genre supérieur invoquer ?38 Jusqu'où remonter, dans des catégories toujours plus abstraites ?

Un certain nombre de principes pédagogiques émergent finalement de cette analyse. Du fait de la structure en rhizome, il apparaît que plusieurs définitions d'un même concept sont valables : à l'enseignant d'opérer un choix. La première définition retenue ne sera donc pas logiquement première, mais simplement adéquate d'un point de vue didactique (l'enseignement des mathématiques ne débute pas sur une base axiomatique ; la commutativité de l'addition, pour prendre un cas élémentaire, ne fait jamais l'objet d'une démonstration). Certains sèmes seront aimantés, d'autres narcotisés (Eco 1979), comme gardés en réserve. Ce qui permet de plus de considérer le choix d'une définition plutôt que d'une autre comme un acte d'argumentation (Perelman et Olbrechts-Tyteca 1958), dans un débat heuristique par exemple39. Le savoir scolaire se construit donc de façon spiralaire, par paliers successifs. Par ailleurs et comme B.M. Barth (1987) le signale déjà, la rhétorique scolaire se doit d'être une rhétorique de l'exemple et non de l'illustration. Si dans une perspective constructiviste, on veut faire redécouvrir le savoir par les élèves, les situations didactiques aménagées par l'enseignant doivent fournir un matériau nombreux et diversifié qui permet une activité exploratoire réelle, qui est source d'interrogations, qui autorise des procédures de vérification et d'évaluation par les apprenants eux-mêmes.

Enfin, est-il nécessaire de le préciser, les présupposés de chacun gagneront à être systématiquement explicités : que ce soit pour atténuer les effets de la différence du niveau d'expertise (l'enseignant risque de travailler avec une acception plus abstraite d'un terme que celle mobilisée par sa classe), ou pour éviter les malentendus qui surgissent quand un même signifiant correspond à des signifiés différents dans l'esprit des interlocuteurs.

Les connotations relèvent d'une autre approche. Etant transmises sans indication notificative (Prieto 1966), le récepteur a du mal à les reprendre de façon critique et subit sans s'en rendre compte ces axiologisations abusives que signale N. Charbonnel (1991b) : l'erreur de l'élève se transforme alors en faute, l'ethos de l'orateur (enseignant ou apprenant) prend le pas sur le

38 On se reportera aux travaux de Chervel (1977) pour avoir une idée de la construction des concepts qui relèvent de la grammaire scolaire, processus qui relève plus de l'opportunisme que de la cohérence scientifique.

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logos du discours rationnel (Reboul 1991). Un travail sur la gestion de la communication entre les individus est nécessaire pour éviter que la construction en commun d'un savoir ne se transforme en lutte d'influence (agir communicationnel vs agir stratégique, Habermas 1987 ; Weisser 2004d, 2005e).

On gagnera à remplacer les phonostylèmes (Kerbrat-Orecchioni 1977) par des expressions explicites : plutôt que d'élever la voix, dire "Tu m'énerves"… On gagnera à instituer des rituels qui organisent les rapports au sein de la communauté scolaire (Imbert 1994). Une initiation aux registres de langue40 aura un double but. D'une part, étudier la connotation dans les textes littéraire : les expressions qui font désormais figure d'archaïsmes dans le Roman de Renart (Weisser 1995, p. 273 et ss.), la symbolique des couleurs dans Pierrot ou les Secrets de la Nuit de M. Tournier (Weisser 2000b). D'autre part, et en relation avec les acquis précédents, apprendre aux élèves qu'il est possible de modifier sa façon de s'exprimer en l'adaptant à ses différents interlocuteurs : on ne parle pas en classe comme dans la cour de récréation, même si les thèmes évoqués (posés et présupposés) sont parfois les mêmes. Ce qui a pour corollaire qu'en retour, l'enseignant fera l'effort d'accueillir avec empathie plutôt le dénoté (contenu énoncé) que le connoté (façon dont cela a été dit), au moins momentanément. Les sous-entendus enfin s'incarnent pour moi dans ce qu'il est convenu d'appeler les compétences pragmatiques de l'élève. Ph. Perrenoud (1984) parle du "métier d'écolier", J. Rousvoal (1998 ; avec M. Kempf 1995) du processus d'affiliation de l'étudiant, N. Balacheff (1988) oppose coutume et contrat didactique, R. Sirota (1988) distingue réseau principal de communication et réseau parallèle, le premier seul regroupant les locuteurs ratifiés. Toutes ces recherches traitent de ces compétences jamais enseignées et qui sont pourtant indispensables à la survie de l'individu en tant qu'apprenant.

J'avance l'idée qu'elles sont construites en référence à des sous-entendus tellement fréquents qu'ils finissent par se fixer en un certain nombre de lois tacitement admises et observées par les membres de l'institution scolaire. J'en donne quelques exemples (Weisser 1995, pp. 117-145 ; Weisser 1999a). Tous les énoncés de problèmes d'arithmétiques de nos manuels scolaires contiennent exactement les données numériques nécessaires à leur résolution : c'est la maxime de quantité qui est implicitement respectée ; qui plus est, ces données sont présentées dans l'ordre de leur utilisation dans les calculs futurs : la maxime de pertinence est à l'œuvre ; etc. Et quand les élèves ont l'impression que l'une ou l'autre de ces maximes est enfreinte, ils essaient de les rétablir en inférant des contenus additionnels, conformément au principe de coopération conversationnelle (Grice 1979). Ce qui aboutit au jeu habituel de la classe, où les apprenants procèdent plus par devinette (qu'est-ce que l'enseignant attend de nous ?) que par construction de savoir (qu'est-ce qui est requis par la situation didactique ?). Que dire par ailleurs de ces enseignants qui ne reprennent les discours de leurs élèves qu'en cas d'erreur ("Tu es sûr de ce que tu dis ?"), qui ne notent au tableau que les réponses exactes, pratiquant ainsi une évaluation sauvage et de tous les instants, qui coupe court à toute velléité de débat de preuve ?

Au final , la prise en compte des sous-entendus et de leurs effets sur les contenus inférés par les élèves débouche sur une mise en retrait de l'enseignant : il veillera à observer une stricte neutralité cognitive, s'interdisant en particulier de porter des jugements implicites dépréciatifs sur les énoncés des élèves ; il construira des situations problèmes plus ouvertes, moins didactisées serait-on tenté de dire de façon un peu rapide, en ce sens que le travail d'administration de la preuve est laissé à la classe autant que faire se peut.

40 La connotation étant ici conçue comme possibilité de sélection de l'expression adéquate au sein d'un paradigme de synonymes (Prieto 1975 ; Jakobson 1963 ; Groupe µ 1970)

Dans la dernière partie de ma thèse (Weisser 1995, pp. 295-404), je propose quelques considérations de portée plus générale. Je reviens tout d'abord à l'hypothèse initiale. L'identification des différents types d'implicite permet effectivement de mieux comprendre les errements des élèves, leurs stratégies de contournement de l'apprentissage, et d'imaginer des amorces de solution (cf. ci-dessus). Mais il nous est loisible d'aller plus loin. Au fil de l'étude, l'implicite a acquis une connotation positive. Il est source d'erreur, mais en même temps possibilité de tâtonnement, source de confrontation. Il est inévitable et on a alors à l'expliciter, mais il est aussi souhaitable, et on a alors à l'interpréter. De façon plus concrète, décider de lui prêter attention entraîne que l'on accorde à l'élève le droit de se tromper, avec pour corollaire le devoir d'oser l'hypothèse. Cette position implique aussi que l'on favorise les lectures multiples d'une situation41, le jeu des connotations.

Force est désormais de reconnaître à l'apprenant une aptitude à l'activité sémiosique, qui procède par chaînes d'interprétants en droit infinies (Peirce 1978 ; Eco 1992). C'est ce travail invisible d'attribution de sens aux énoncés perçus, auxquels s'adjoignent les contenus inférés, qui explique l'apparition d'attitudes différentes au sein d'un groupe d'élèves, attitudes qui reflètent la variété des systèmes d'intercompréhension (Prieto 1975). L'hypothèse béhavioriste doit pour cette raison être rejetée42 : quelle que soit la qualité, la précision du stimulus d'entrée, la réaction de l'apprenant restera en partie imprévisible. Et quand le comportement observé semble fautif, c'est à partir de lui que le processus d'apprentissage se poursuit, plutôt que par une remise en cause de la qualité de la préparation pédagogique (Astolfi 1997). Désormais, il devient concevable de se placer avec n'importe quel élève même aux plus hauts niveaux taxinomiques (synthèse, évaluation : Bloom 1969, Tochon 1990 par exemple) : le postulat de l'éducabilité du sujet (Meirieu 1992) se trouve renforcé par la reconnaissance de cette capacité primordiale d'inférence.

Les séquences didactiques se doivent alors de favoriser les comportements exploratoires des élèves. Plutôt que de viser à l'univocité grâce à une mise en forme préalable de la situation par l'enseignant, elles présentent un caractère d'ouverture qui requiert l'investissement de l'apprenant dans la tâche ; de la sorte, apprentissages disciplinaires et conquête de l'autonomie vont de paire. L'appel à la métacognition se systématise (Noël 1991 ; Lerbet 1992), dans le but d'amener l'élève à identifier, à maîtriser et à évaluer ses propres démarches d'apprentissage. D'où l'intérêt méthodologique de tout ce qui relève du "brouillon" : les écrits privés des apprenants, mais aussi les échanges oraux initiaux des phases de discussion heuristique.

Le savoir va se construire en relation avec le monde physique, mais aussi et surtout par le biais d'échanges discursifs. La médiation par le code permet la mise à distance : "Qu'est-ce qui te fait dire que …?" ; la confrontation des systèmes d'intercompréhension évite au sujet de se complaire dans des autoévaluations optimistes (Noël 1991). Une meilleurs maîtrise du langage s'accompagne d'une diversification des concepts disponibles, d'un approfondissement de leurs définitions respectives, d'une multiplication de leurs interconnections. L'apprentissage de ce point de vue passe autant par une évolution du dire que par un recours massif au faire : la parole précède la manipulation dans l'émission d'hypothèse, la suit dans le débat de preuve ; la verbalisation autorise la reprise collective des opérations réalisées par chacun, mais également de leurs présupposés.

Le rapport à l'école et à soi-même en tant qu'écolier s'en trouve pour finir profondément modifié : le métier d'élève faisant l'objet d'une explicitation systématique à travers des

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A l'évidence, la lecture de textes littéraires relève de cette recherche de la polyphonie des interprétations ; mais les activités scientifiques que l'on peut mener en classe s'y inscrivent également, pour d'autres phases des séquences d'apprentissage (voir Weisser 2004e, 2004i, 2005d, 2005e pour une approche comparatiste ; voir chapitre 6 ici même).

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contrats didactiques locaux et temporaires (Brousseau 1981), on tend à éliminer autant que faire se peut les attitudes et habitudes qui bloquent la réflexion, qui détournent l'apprenant des caractéristiques propres de la situation problème, qui font qu'il se donne lui-même des contraintes l'empêchant de réussir.