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Conclusion : retour sur les méthodes de recherche

Dans le document La construction du sens par le sujet apprenant (Page 175-179)

Le rôle de l’enseignant par rapport au savoir

7. Conclusion : retour sur les méthodes de recherche

7.1. Le générique et le spécifique : quelques résultats

Le chapitre précédent nous a présenté la synthèse de recherches concernant les moments de discussion heuristique. Les séquences étudiées relevaient principalement de deux disciplines scolaires : du français à travers l'interprétation de textes de fiction (Weisser 2000b, 2002, 2003c, 2003d, 2004a, 2004e, 2004g, 2004i, 2004j, 2004k, 2005d, 2006a), des sciences (Weisser 1999c, 2003a, 2003c, 2003d, 2004e, 2004j, 2004k, 2005d), et dans une moindre mesure de la technologie (Weisser 2005b, 2005e), l'un des buts de l'équipe que j'ai animée étant d'analyser les variations des débats en fonction du domaine de savoir concerné.

Cette préoccupation nous renvoie à la thématique du générique et du spécifique que la didactique comparée tente de travailler. Pour cette discipline naissante, il y a lieu de distinguer ce qui relève de tout processus d'enseignement-apprentissage, de ce qui est propre à un savoir donné (Mercier, Schubauer-Leoni, Sensevy 2002, p. 9). Cette opération nécessite de confronter les systèmes théoriques élaborés par les différentes didactiques disciplinaires. La discussion heuristique me semble une pierre de touche possible pour une telle entreprise. Son institution dans la classe, par le biais d'une construction minutieuse et progressive (Sensevy 1998, pp. 103 et ss.) déborde en effet le cadre strictement disciplinaire. La variable Maître en particulier sera neutralisée si un même enseignant travaille les interactions langagières dans plusieurs disciplines182. Son action vise dans ce cas à construire avec les élèves cet "espace socio-discursif de partage des significations" que J.P. Bernié appelle de ses vœux (2002, p. 77). Mais la conception du langage et de son rôle dans les apprentissages n'est pas la même en français, en sciences, ou en technologie, les pratiques sociales de référence différant sensiblement.

D'où la nécessité évoquée plus haut de marquer la frontière entre ce qui relève d'une part du didactique, compris comme l'expression de la volonté d'une personne de transformer le système de connaissance d'une autre personne (Mercier, Schubauer-Leoni, Sensevy 2002, p. 7), et d'autre part de la didactique, dans ce qu'elle a à chaque fois de singulier.

Un certain nombre de traits génériques ont pu être distingués :

- les discussions heuristiques trouvent leur place avec pertinence dans toutes les disciplines scolaires, que ce soit au cours du processus de construction du savoir lui-même, ou pour en valider les méthodes (voir pour cela la variété des champs mis à contribution in Douaire 2005). "Aboutir à une solution commune, collaborer, discuter pour se mettre d'accord, présenter et défendre cette solution face au groupe classe" relève pour J.P. Roux des aspects génériques du contrat didactique (2003, p. 541). Je souscris tout à fait à cette proposition. J'aimerais tout au plus la préciser au vu des résultats de mes recherches. "Discuter pour se mettre d'accord" se subdivise de mon point de vue en "Discuter pour repérer des désaccords qui méritent d'être approfondis" et en "Discuter pour identifier les arguments et garanties valides". En effet, l'accord sur une solution s'imposant à tous n'est pas forcément visé, ni l'unicité ni l'universalité n'étant requises par les épistémologies disciplinaires ;

182

- ces mêmes discours contribuent à conforter l'image que l'apprenant a de lui-même183. Institutionnaliser son rôle de (co-) producteur du savoir, lui attribuer une place par laquelle il est reconnu comme interlocuteur légitime d'une interaction qui pose la connaissance comme objet de débat, a des conséquences indéniables qui ressortissent aux finalités éducatives plus encore qu'aux savoir-faire disciplinaires. Sensevy (1998, p. 234) relève quelques-uns de ces profits symboliques : "Aider au travail des autres, participer à l'avancée du savoir dans la classe, atteindre au comportement de chercheur184." En accord avec ces propositions, mes analyses comparant les capacités argumentatives des élèves selon l'âge (Weisser 2004k) mettent en évidence une progression de l'écoute et de la prise en compte d'autrui. Celles qui traitent de la littérature de jeunesse montrent une attention accrue à la modélisation des comportements humains et aux systèmes axiologiques qui les sous-tendent (Weisser 2000b, 2004a, 2006a) ;

- tous les scénarios conversationnels recensés présentent une succession de moments d'ouverture et de fermeture du champ des possibles (voir à ce propos le "double entonnoir" de M. Toullec-Thery 2005). L'ordre de ces alternances dépend autant de la place du débat au sein de la séquence d'apprentissage que de la discipline concernée (Weisser 2003a, 2004i). Il est là question de gestion des durées : laisser aux élèves le temps d'argumenter, le temps d'étayer leurs positions, le temps d'examiner les propositions de thématisations soumises par leurs interlocuteurs ;

- la confrontation avec autrui favorise les dénivellations. L'élève est poussé à "descendre" de ses arguments à leurs garanties (voir p. 102 ci-dessus), à quitter le registre empirique pour celui des modèles (Orange 2002, Weisser 2003a). Le conflit externe fait alors parfois percevoir (et dépasser) des contradictions internes.

A l'inverse, d'autres traits sont apparus comme spécifiques à certaines seulement des situations étudiées. Les recherches constituant mon corpus n'ont cependant pas été conçues systématiquement dans cet objectif comparatiste. Je me garderai bien par conséquent de conclure de façon définitive. V. Chiesa Millar (2004) souligne cette difficulté : des différences de déroulement entre séquences d'apprentissage peuvent trouver leur origine dans une autre définition de l'objet d'étude retenue par les programmes officiels des différents niveaux, ou dans un autre rapport de l'enseignant à cet objet, ou encore dans des choix pédagogiques divergents. La variable Didactique Disciplinaire partage ainsi avec d'autres la faculté de déterminer le spécifique. Je me limiterai à deux remarques qui me semblent devoir s'imposer malgré ces réserves :

- l'ordre de succession des phases d'ouverture et de fermeture du scénario conversationnel, y compris et en particulier au moment de la clôture du débat en fin de séquence, varie en fonction de la discipline. En lecture, on aboutit généralement à un accord sur la légitimité des désaccords, à un foisonnement interprétatif (Weisser 2000b, 2002, 2003d, 2004a, 2004e, 2004i, 2005d). En sciences et en technologie, on assiste à l'inverse à une réduction

183 J.P. Roux définit le statut de l'élève à partir d'une psychologie socio-constructiviste alliant les thèses de Vygotski et la sémiotique de Peirce (2003, p. 541). J'ai ajouté à ces mêmes références la théorie de l'agir communicationnel de J. Habermas (ci-dessus p. 96 ; Weisser 2004d, Weisser 2005d).

184 Comment d'ailleurs qualifier cet ouvrage de G. Sensevy (1998) ? A strictement parler, puisque l'auteur s'appuie sur une expérience qu'il a conduite dans une classe dont il était l'instituteur (p. 9), il s'agit là d'une œuvre pédagogique plus que didactique. Et le rôle de "chercheur-praticien" auquel il consacre son chapitre VII (pp. 74 et ss.) ressemble par bien des côtés au "maître-docteur", cette chimère que j'évoque in Weisser 1997b. De fait, le cheminement professionnel qu'il décrit sur ces deux années de Cours Moyen illustre parfaitement un passage du processus Enseigner au processus Apprendre, étayé par la didactique des mathématiques. Mais les didactiques ne relèvent-elles pas toutes du processus Apprendre ? et plus encore par leurs moments a-didactiques ?

du nombre des possibles finalement retenus par le groupe (Weisser 1999c, 2003a, 2003d, 2004e, 2004i, 2005d, 2005e)185 ;

- les catégories d'arguments valides dans le processus d'administration de la preuve dépendant de la discipline étudiée, tous les types de garanties ne sont pas également recevables (Weisser 2003c, 2003d, 2004e, 2004j, 2005d). Ce trait spécifique ne doit pas nous surprendre. Les séquences d'apprentissage visent en effet à faire entrer l'élève dans une communauté discursive particulière, à travers "l'appropriation de manières de penser – agir – parler propres à la communauté scientifique", à travers "la construction de nouveaux rôles sociaux (…), informés par une référence en actes aux pratiques sociales et langagières des communautés de référence" (Bernié 2002, pp. 81 et 82). Or ces pratiques diffèrent pour des raisons épistémologiques. La classe se définit finalement comme l'intersection de toutes les "communautés discursives scientifiques scolaires" portées par les disciplines au programme. Il s'agit alors pour les didacticiens de recenser les genres, objets et usages propres à chaque groupe disciplinaire, et à concevoir leur transposition, leur "reconstruction en contexte scolaire" (Rebière 2000, pp. 59 et 60)186.

Par le biais des recherches citées, il a donc été possible de montrer l'existence de traits génériques ou spécifiques, à travers leurs manifestations langagières dans les énoncés des partenaires de la relation didactique. Je voudrais pour approfondir cette réflexion sur le plan méthodologique faire appel maintenant à d'autres concepts fondateurs de la didactique comparée. On conviendra sans mal que les remarques faites à l'instant, à propos des scénarios conversationnels, participent de l'étude de la chronogenèse, que l'idée d'instituer l'élève comme locuteur ratifié relève de la topogenèse (de même que l'effacement de l'enseignant au plan du savoir : Weisser 2003c), et qu'enfin la mésogenèse se construit, s'ancre dans la réflexion sur la validité des arguments, garanties et fondements.

Après avoir précisé ci-dessous la définition des trois genèses et leurs relations mutuelles, j'essaierai de rapprocher chacune d'entre elles des outils d'analyse que j'ai mis en œuvre dans mes travaux. Une clarification de leurs liens privilégiés faciliterait au chercheur le choix des méthodes les plus appropriées au but qu'il se sera fixé. Les points qui suivent ne prétendent pas, bien entendu, à une quelconque exhaustivité. D'autres approches auraient pu être exploitées 187.

7.2. Quels outils pour quelles analyses ?

Problématique

Si on admet que les "progrès cognitifs des élèves sont largement dépendants des conditions sociales de mise en œuvre des dispositifs d'apprentissage" (Roux 1999, p. 260), les rapports

185 Je rappelle cependant qu'en sciences et en technologie également, certains moments de débat visent à favoriser l'apparition de propositions divergentes, controversées. Mais dans une phase plus précoce de la séquence, au moment de la problématisation et de la construction des hypothèses à tester systématiquement (voir par exemple Weisser 2005e).

186 On se rend compte là de toute la difficulté qu'il y a d'être enseignant… et élève.

187 G. Sensevy et S. Quilio (2002) par exemple font appel à la théorie de la pertinence (Sperber, Wilson 1989), que je n'évoque pas.

entre le Parler et l'Apprendre188 s'imposent comme objet d'étude. Le langage, par ses fonctions à la fois de représentation et de communication (Roux 2003, p. 531), constitue le facteur primordial de l'imbrication du social et du cognitif. La cognition est de ce point de vue à considérer comme une activité distribuée, se traduisant en une "construction conjointe, originale, et émergeant d'une dynamique interactive" (Trognon, Saint-Dizier de Almeida, Grossen 1999, p. 121) (Weisser 2005c).

C'est donc toute la communication didactique, en tant que recherche d'une compatibilité, voire d'une conformité "entre le nouveau rapport de connaissance [établi par l'apprenant] et le rapport de savoir visé par l'institution" (Schubauer-Leoni 2003), qui doit faire l'objet de l'attention du chercheur. Les théories convoquées pour cet exercice, qu'elles relèvent de la linguistique, de la pragmatique, de la logique ou d'autres champs proches (voir Vion 1999, pp. 43 à 47), s'appliquent toutes à mettre en évidence les mécanismes de médiation entre pairs, entre néophyte et expert, entre apprenant et savoir. Il est de surcroît significatif de relever leur convergence épistémologique avec les travaux des didacticiens, et avec ceux du champ de la psychologie s'intéressant aux processus interprétatifs, menés dans une perspective néo-piagétienne (Schubauer-Leoni 2003). Tous en effet mettent l'accent sur la négociation progressive du sens de ce qui s'échange, sur l'influence du discours d'autrui, sur les ressorts de l'argumentation. G. Sensevy et S. Quilio (2002, p. 47) vont jusqu'à jeter les bases d'une "pragmatique didactique", fondée sur les effets contextuels et les calculs d'inférences auxquels se livrent les protagonistes d'une séquence d'apprentissage.

C'est dans le droit fil de ces réflexions que je désire me situer dans ce qui suit, mais en diversifiant les approches. Cette pluralité des méthodes d'investigation me semble requise par la complexité des phénomènes étudiés. G. Sensevy décrit le contrat didactique comme "la spécification didactique d'un processus anthropologique inhérent à la communication sociale", qui consiste alors en un "système d'attentes, à propos du savoir, entre le professeur et les élèves" (2001, p. 208). Ces règles d'interaction évoluent sans cesse, cristallisent l'histoire des relations entre partenaires, l'histoire aussi de leur position par rapport au savoir, l'histoire enfin des évolutions de ce savoir. La perception du contrat qu'ont les élèves à un instant donné répond du sens qu'ils donnent à leurs actes. Les outils conceptuels convoqués par le chercheur ont pour tâche de démêler l'écheveau de ces connexions entre topogenèse, chronogenèse et mésogenèse.

Au cours d'une séquence d'apprentissage, l'enseignant et les élèves accomplissent un ensemble de tâches qu'ils se répartissent en fonction de leurs places respectives. C'est le processus de topogenèse qui enregistre ce partage des responsabilités et ses variations. La chronogenèse quant à elle s'inscrit dans le temps didactique. Enseigner, c'est parcourir avec les élèves une suite orientée d'objets de savoir, d'états de ces objets (Sensevy 2001, p. 209). Il s'agit donc, à chaque phase d'une leçon, de savoir qui dit le nouveau, et de se demander ce qui pose problème189. Mais l'évolution des places respectives au fil du temps est provoquée par des modifications du milieu didactique, "générateur de nécessités (de ressources et de contraintes)" (Sensevy 2001, p. 210). La mésogenèse rend compte de ces successions, coexistences, substitutions d'objets au fil de la séquence (Schubauer-Leoni 2003), qu'il s'agisse d'objets physiques ou symboliques (voir Weisser 2005e pour un exemple

188 Thème du colloque organisé à Arras en 2004 par l'IUFM Nord-Pas de Calais et l'Université de Lille III : "Faut-il parler pour apprendre ?" (voir Weisser 2004f).

189

C'est là le premier niveau d'analyse. A un second niveau, on sélectionnera certains épisodes, décisifs, qui matérialisent la progression du travail d'apprentissage en train de se faire (Schubauer-Leoni 2001, p. 210 ; Schubauer-Leoni, Munch 2003). Voir par exemple les trois extraits du corpus "Oregon" analysés in Weisser 2006a.

d'interactions entre ces deux catégories). Le phénomène inverse est lui aussi attesté. L'élève chronogène produit du temps didactique si les éléments qu'il réalise (informations, artefacts, instruments : mésogenèse) sont susceptibles d'être repris par d'autres pour faire avancer la séquence. Par la dévolution, il accepte la responsabilité de ce travail, il renonce à n'être qu'en attente des actions mésogénétiques de l'enseignant (Sensevy 1998, p. 64).

Comme on vient de le voir, les différentes genèses sont intimement liées, et de manière souvent dialectique. Articulées entre elles, elles permettent de mettre en lumière la dynamique d'étude (Mercier, Schubauer-Leoni, Sensevy 2002, p. 10). Dans ce qui suit, elles ne seront distinguées que pour les besoins de l'analyse.

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