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Chapitre 4- Mythes et rites de beauté féminine

1) Mythes ou petits récits de beauté

« Et si Sherbrooke devenait la Mecque du rajeunissement au Québec ? » (Centre Dermapure)

L’immortalité est un fantasme humain bien légitime. Devant l’évidence de notre fragilité et du caractère éphémère de la vie, il n’est pas étonnant que nous cherchions à tenir à distance la mort et tout ce qui la symbolise. Les experts qui prétendent ainsi nous « redonner dix ans » ont donc la faveur sociale. Les femmes entretiennent parfois une relation symbolique très forte avec ces personnes qui rappellent le magicien, le sorcier ou l’alchimiste. Manipulant avec soin les éléments chimiques, voire l’intérieur du corps lui-même, ils sont investis d’un pouvoir immense. Le chirurgien plastique, plus particulièrement, joue parfois le rôle traditionnel du chaman, car souvent, pour la patiente, le corps est un objet transitionnel qui absorbe une crise ou une émotion

(Lollini, 1991 : 46). Si le travail du chaman est de prélever symboliquement une maladie ou un malaise intérieur et de transformer la vision que la personne a d’elle-même, on peut penser que le chirurgien joue souvent, sans le savoir, le même rôle. Malheureusement, peu de chirurgiens ont la sensibilité de poser assez de questions pour éviter un recours au bistouri qui risque de devenir chronique, sans pour autant que la personne y trouve son compte. Il y a autant de charlatans chez les chamans que chez les chirurgiens me direz-vous ! Certes, mais avec l’aura de la science qui lui donne son prestige, la chirurgie plastique a la cote, alors qu’en plus des risques psychologiques d’inciser le corps lorsque c’est l’âme qui se fissure, il y a des risques physiologiques (voire mortels) assez élevés, surtout dans une pratique qui n’est pas encore régulée comme d’autres spécialités médicales1.

On peut compléter le mythe de l’éternelle jeunesse avec quelques mots sur les forfaits « destination beauté » maintenant offerts via des agences touristiques. On parle aussi de « tourisme esthétique », où une femme se rend dans un centre de santé, mais peut maintenant y subir une chirurgie esthétique sur place. La convalescence se fait à même le lieu (parfois on offre aussi une croisière), et la femme peut ainsi, ni vu ni connu, partir « en vacances » et revenir transformée et rajeunie ! Certains pays, comme le Liban, se sont ainsi spécialisés dans ce type de tourisme. Dans ce pays, certaines banques offrent aussi un tout nouveau « prêt bistouri » (jusqu’à 5000$) à celles qui ont peu de moyens financiers (Arriagada, 2013).

1.2 Mythe de la découverte

En somme, c’est un peu le récit de Cendrillon. L’histoire d’un couturier ou d’un photographe qui tombe, idéalement dans un quartier défavorisé, sur une perle rare qui devient par la suite célèbre, est reliée au mythe du self-made man. Partie de rien, la jeune femme qui se métamorphose, grimpe les échelons sociaux et se hisse au sommet fait par la suite figure de modèle : « si elle a pu le faire, moi aussi ». Une candidate au concours Miss Venezuela raconte ainsi son parcours « initiatique » : elle était dans l’autobus, on l’aborde en lui disant que si elle perdait 10 livres, elle pourrait être une miss. Ensuite, on lui demande de perdre encore plus de poids, puis, un jour, elle est invitée au ranch d’Osmel Sousa, le directeur du concours, célèbre entraîneur de candidates, et qui, apparemment, et je cite la demoiselle « décide s’il te voit comme

un produit d’exportation ou pas ». Dans ce ranch mythique, les gens du concours concluent de lui payer une chirurgie mammaire (elle avoue que, parce qu’elle a trop maigri, on doit maintenant « corriger » sa silhouette). Elle devient finalement candidate (Arriagada, 2013).

Ce qu’on « découvre », dans ce mythe, ce n’est pourtant pas une personne, mais une image qui inspire un créateur, qui colle à un créneau ou qui moussera des ventes. La personnalité y joue un rôle, c’est certain, mais dans tous les contes, les films et les livres à l’eau de rose, la jeune fille dont la beauté est cachée sous des broches ou des lunettes affreuses devient soudainement intéressante le jour où elle défait ses cheveux, perd quelques kilos et se met une jupe ! Encore une fois, dans Miss Inc., on voit combien les jeunes vénézuéliennes ont intériorisé un discours sur « la perfection qui vient de l’intérieur », « l’authenticité et l’unicité de chaque fille », alors qu’on soumet de jeunes adolescentes déjà très jolies à un ascétisme esthétique extrême et coûteux.

Si ce mythe fonctionne, c’est peut-être parce qu’une majorité de femmes a appris, depuis la tendre enfance, à vivre dans ce que Nancy Huston nomme le « dédoublement » (Huston, 2012 : 39). En quoi cela consiste ? Une conscience de son corps et de son image que la plupart des petites filles acquièrent, selon elle, vers six ou sept ans (souvent il faut le mentionner via le regard des femmes de leur entourage) et qui reste de l’ordre du jeu jusqu’à la puberté : « Excitation de la transformation. À participer à ces gestes magiques, ces rituels ancestraux de la féminité, vous avez le cœur qui bat fort » (Huston, 2012 : 46). La particularité de ce dédoublement, c’est que la « petite princesse » se regarde désormais à travers les yeux d’un autre (imaginé). Huston cite l’auteur anglais John Berger qui décrit bien ce phénomène : « L’observateur à l’intérieur de la femme est masculin, l’observée, féminine. Ainsi la femme se transforme-t-elle en objet- et plus particulièrement en objet visuel, c’est-à-dire en image » (dans Huston, 2012 : 43).

1.3 Mythe minceur

La minceur est probablement le critère numéro un de beauté, celui qui motive tant de privations et d’interventions esthétiques. Pour Mona Chollet, on vend à la fois le mythe de la minceur facile et le scandale de l’anorexie. « Éthérées » ou « bonnes vivantes », on présente soit des femmes minces qui raffolent de l’eau citronnée et de salades légères, ou soit des femmes qui affirment manger à leur faim, de tout et quand elles le veulent sans que cela affecte leur poids (Chollet, 2012 :123). La minceur, dans tous les cas, est presque toujours commentée,

complimentée, qu’elle soit naturelle ou travaillée : « ma perte de poids m’a valu de la part des femmes de mon entourage autant de chaleureux compliments que si je venais de décrocher un Nobel de physique » (Chollet, 2012 : 131). Une attitude semblable peut s’observer quant aux chirurgies esthétiques : personne ne s’en vante, mais on continue d’aduler les corps modifiés, tout en condamnant parfois les interventions qui « paraissent ». Le corps de l’anorexique choque et fait scandale, mais celui qui se trouve au seuil de la maigreur fait figure de modèle. La privation, le calcul, la retenue sont des vertus que l’on accorde aux femmes qui les possèdent, comme autant de marques de reconnaissance de leur « travail », alors que dans la maladie de l’anorexie, ces vertus sont vues comme la cause d’un désordre profond (du moins dans leur aspect obsessionnel). De la perfection à la disgrâce, quelques grammes entre santé et névrose ?

Pour David Le Breton, l’anorexie est « une forme d’ordalie2 inscrite dans la durée » (Le Breton, 2007 : 126) dont le corps est l’objet transitionnel destiné à absorber les difficultés d’adaptation de la personne. Aussi, elle peut être interprétée comme une forme de résistance inconsciente face aux modèles féminins intimidants qui peuplent l’univers médiatique. Face à ces corps dans lesquels les adolescentes ne se reconnaissent pas, face à une mère ou une famille étouffante ou envahissante, le goût de vivre (et de se nourrir) est altéré et la sexuation est refusée (Le Breton, 2008 : 125). S’il est vrai donc que la quête de minceur n’est pas à la source de l’anorexie, les normes culturelles de beauté accentuent cette pathologie chez une population déjà vulnérable. S’inspirant des travaux de Susan Bordo, Chollet montre aussi que la société de consommation transmet une séparation tant des personnes que des objets en termes de producteur-consommateur. L’anorexie est du côté de l’éthique du travailleur-producteur : mortification, effort, sacrifice, tandis que la boulimie est du côté du consommateur : indulgence, gratification, réconfort et satisfaction des désirs (Chollet, 2012 : 113).

Le mythe de la minceur de notre époque dit à peu près ceci : La minceur c’est la santé. Obsédée par « l’obésité morbide », la société se bat contre la malbouffe et les mauvaises habitudes de vie, érigeant la gourmandise en péché. Les femmes seraient minces de nature, et les femmes rondes par excès, par paresse et par manque de volonté. Si certains sociologues ont parlé

2Épreuve judiciaire dont l’issue, réputée dépendre de Dieu ou d’une puissance surnaturelle, établit la culpabilité ou l’innocence d’un accusé (les

ordalies étaient d’usage au Moyen-Âge sous le nom de jugement de Dieu). En psychologie, l’ordalique est une conduite comportant une prise de risque mortelle, par laquelle le sujet, généralement un adolescent, tente de se poser en maître de son destin (Petit Larousse illustré, 1998).

de la société postmoderne comme marquée par la fin des grands récits (Lyotard, 1979), il y a paradoxalement une explosion et une pluralité de petits récits ou de success stories qui circulent via les réseaux sociaux et les organisations comme Weight Watcher : « A programm built for human nature so you can expect amazing3». Souvent imprégnée d’une dimension religieuse (Dieu me donne la volonté de maigrir), ces petits récits nous rappellent les sacrifices et les bonnes actions qui ont mené telle personne au succès. Le récit de la journée idéale en est un autre : yoga, magasinage, esthéticienne, plage, voyage, on relate ainsi les péripéties des mannequins ou des stars, qui semblent promises à un bonheur éternel.

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