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Chapitre 3 Figures culturelles de beauté féminine

1) La mère

Analogue aux symboles de la mer et de la terre, la mère évoque la corrélation vie et mort : « C’est parce que nous sommes nés que nous allons mourir » (Huston, 2012 : 240).

Naître, c’est sortir du ventre de la mère; mourir, c’est retourner à la terre. La mère, c’est la sécurité de l’abri, de la chaleur, de la tendresse, et de la nourriture; c’est aussi, en revanche, le risque d’oppression par l’étroitesse du milieu et d’étouffement par une prolongation excessive de la fonction de nourrice et de guide : la génitrix dévorant le futur génitor (Chevalier et Gheerbrant, 1982 : 625).

Dans la chrétienté, la mère devient l’Église elle-même, sinon le symbole de l’enracinement du Christ dans la nature humaine de sa mère, tandis que son esprit réside dans la nature divine de son père (Chevalier et Gheerbrant, 1982 : 625). On semble aussi avoir éliminé de Marie la partie sombre des déesses-mères antiques (Ishtar, Astarté, Kali, etc.), soit la sexualité et la cruauté, pour mieux exalter son énergie « lumineuse et chaste, porteuse de courage, d’idéal, de bonté » (1982 : 625). Si cette vision romantique de la maternité peut nous sembler d’une autre époque, elle fait néanmoins partie de notre bagage culturel. C’est une figure de beauté où la sensualité est sublimée et où la maternité/féminité n’a rien de menaçant.

Au niveau des critères de beauté modernes, on exhibe parfois les bedaines des stars enceintes dans les médias de masse, mais on honnit les kilos en plus, le ventre et les seins flasques qui accompagnent parfois la post-maternité. L’expression « mommy makeover » est éloquente à ce propos : elle désigne une intervention chirurgicale combinée afin de redonner à la femme son corps d’antan. Ce sont donc les signes de la maternité qui sont visés par certains critères de beauté, car une femme jeune peut perdre en beauté si elle garde des traces disgracieuses de ce passage. La maman vouée à son bébé, qui a généralement peu de temps à mettre sur l’esthétisation de son corps, est d’ailleurs souvent représentée de façon caricaturale en jogging, cernée et négligée. La figure de la matrone ou de la mégère achèvent de compléter le tableau d’une maternité qui n’est pas très associée à une esthétique du corps réussie. Pour Nancy Huston, séduction et beauté ne sont plus associées à la fécondité ou à la maternité, mais à des figures féminines stériles : le mannequin et la putain (Huston, 2012 : 158).

Pour compléter ce thème, nous allons maintenant présenter les figures littéraires de la « femme dangereuse », analysées par le sociologue Eugène Enriquez. Ce sont des figures qui incarnent à la fois la mort et l’amour, symptômes selon lui d’une image de la femme « simultanément persécutrice et symbole du paradis perdu » (Enriquez, 1983 : 282), à cause de son rôle de mère.

1.1 Visages de la passion (Phèdre, Jocaste)

Phèdre, ici l’amoureuse totale, expédie son amant à la mort, car c’est un amour dévorant, sans réciprocité. Jocaste, quant à elle, n’a pas peur de l’inceste et condamne son fils Œdipe à lui rester attaché. Pour elles, l’amour triomphe de l’ordre social et de la vérité (1983 : 286).

1.2 Maîtresses de l’énigme (La Sphinge, Turandot)

La Sphinge est la femme qui pose des questions pièges qui destinent Œdipe à l’inceste avec sa mère. Turandot, c’est la virginale princesse chinoise, froide et cruelle, qui impose trois énigmes à tous ses prétendants. En les tuant, elle met la monarchie en péril (elle est une adversaire de l’exogamie), prenant même un certain plaisir à enflammer le cœur des hommes pour les faire mourir par la suite : « Que celui-ci périsse plutôt qu’un étranger possède le corps de Turandot ! » (1983 : 288).

1.3 Les amoureuses cannibales

Vagins dentés ou mantes religieuses décapitant les mâles durant le coït, les images d’un « absorbant universel » rattaché au féminin sont nombreuses : « En les codifiant dans des mythes, les êtres humains parviennent à mettre à distance ce qu’ils craignent et ce dont ils rêvent à la fois : le retour à l’état heureux d’avant la naissance » (1983 : 292).

1.4 L’héroïne immortelle

Ayesha, personnage imaginé par H. Ridder Haggard, a aimé et assassiné son amant par jalousie. Pour expier son crime et attendre sa réincarnation, elle s’est retirée, vierge, dans un lieu où seul l’élu de son cœur pourra pénétrer. Sa virginité est ici une arme d’immortalité (1983 : 297).

1.5 La passion mortifère (Salomé d’Oscar Wilde)

Si elles sont obligées d’entrer dans les liens du mariage […], elles ne peuvent qu’être parfaitement aliénées si elles ne subvertissent pas la situation : transformer l’union en inceste, l’amour en orgie, la tendresse en volonté de meurtre, l’autre en objet partiel, la sainteté en excès érotique, le mari en pantin, un royaume solide en un royaume miné (1983 : 301).

En somme, ce que ces récits révèlent, c’est qu’ « une femme sexuée normalement ne peut avoir le pouvoir, car elle le souillerait et lui ôterait son caractère sacré » (Enriquez, 1983 : 315). Apportant le désordre au social, elle doit demeurer soumise à celui-ci, elle qui est nature. Les personnages de la femme fatale ou de la vamp peuvent s’ajouter à cette liste, de même que la sorcière ou la sirène (très populaire actuellement comme figure féminine). Selon Enriquez, cette peur de la féminité explique en bonne partie leur soumission économique et politique :

En refusant de se confronter véritablement à la différence des sexes, à la femme en tant qu’incarnation typique de l’autre, à celle qui peut faire vaciller ses certitudes, et qui lui rappelle que son désir peut être interrogé, à celle dont l’aveu de reconnaissance est nécessaire pour qu’il puisse se reconnaître en tant qu’homme, l’homme instaure le social sur une violence dont il ne pourra jamais se dépendre et qui l’atteindra lui-même au plus vif de sa chair (Enriquez, 1983 : 317)

Nancy Huston va dans le même sens dans son dernier essai, où elle pourfend la tendance à éliminer toutes différences innées entre les hommes et les femmes, « tant est enracinée notre habitude de percevoir toute différence comme une hiérarchie » (Huston, 2012 : 78). Les hommes, dit-elle, ont toujours eu un regard ambivalent sur la féminité: « oui, la vie humaine commence auprès du corps nu d’une femme : d’abord donné à voir, puis soustrait à sa vue » (Huston, 2012 : 38). Ensuite, toutes les cultures humaines ont aussi toujours donné un sens à la différence des sexes, établissant des limites et des interdits quand à l’expression du désir et de la sexualité. Si Huston tombe peut-être dans un certain essentialisme quant au rôle de l’inné dans le jeu de la beauté féminine, elle a le mérite de ramener dans le débat la donnée biologique, écorchant au passage un certain féminisme qui n’a jamais vraiment su, selon elle, quoi faire de la coquetterie (Huston, 2012 : 11). Effectivement, les femmes jeunes et bien portantes (donc fécondes) éveillent certains désirs chez les hommes, et dans le jeu de la séduction, elles se font belles, sans pour autant que cela soit superficiel ou aliénant (Huston, 2012 : 11). Le combat pour l’égalité des femmes a eu pour conséquence paradoxale une dévaluation du corps et une survalorisation de l’esprit. Pour elle, cette façon de raisonner reconduit un certain dualisme corps-âme et prétend

que l’esprit n’est aucunement présent dans la façon de s’habiller, de se coiffer ou de bouger : « aucune société humaine, sans doute, ne s’est trouvée empêtrée dans une contradiction aussi inextricable que la nôtre qui nie tranquillement la différence des sexes tout en l’exacerbant follement à travers l’industrie de la beauté et de la pornographie (Huston, 2012 : 13).

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