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Jouer et chanter pour l’existant : à propos de nature-musique dans les Andes

Rosalía Martínez

Rosalía Martínez est ethnomusicologue andiniste. Maître de Conférences à l’Université Paris 8, elle est responsable de la spécialisation en Master d’ethnomusicologie. Elle est également membre du Centre de Recherche en Ethnomusicologie (CREM) du CNRS (UMR 7186) qu’elle a dirigé pendant quelques années. Ses recherches concernent les pratiques musicales des groupes indigènes quechua de la Bolivie envisagées dans leurs dimensions sociologique, esthétique et cognitive. Rosalía Martínez a participé à divers colloques et séminaires internationaux, elle a publié de nombreux articles dans des revues spéciali-sées et trois CD en Bolivie et France (collection CNRS/Musée de l’Homme). Elle a conçu et réalisé les salles de musique du Musée d’Art Indigène à Sucre et réalisé diverses publications multimédias.

Abstract. Dans l’espace culturel andin, les pratiques musicales peuvent impliquer autant des humains que des non-humains. Chants et musiques instrumentales construisent des circuits d’échange donnant lieu à une sociabilité partagée avec des animaux, des plantes, des pierres ou des montagnes dotés d'une intériori-té comparable – au moins en partie à celle des hommes. Les conceptions indigènes n’établissent pas de rupture ontologique entre un monde « naturel » et un monde « humain » et c’est en grande partie par les sons que les diverses entités de l’existant sont invitées à participer à un équilibre de l’univers considéré comme fragile. Cet exemple nous mène à reconsidérer les rapports de domination, d’exploitation et de productivisme à outrance que nous, Occidentaux, imposons au « monde naturel ».

1. Introduction

C’est à partir de mon expérience d’ethnomusicologue que j’interviendrai dans ce colloque sur les rapports entre la musique et l’oikos, la « demeure commu-ne ». Demeure commucommu-ne devenue aujourd’hui un monde globalisé dans lequel les destins des différentes sociétés humaines se voient de plus en plus enchevêtrés et interdépendants. À lui tout seul, ce constat suffirait à expliquer pourquoi il est im-portant que les questionnements nous occupant ici puissent intégrer d’autres points de vue que celui de la société occidentale. Toutefois, au-delà de ce raisonnement politique, je suis persuadée que les savoir-faire d’autres peuples, tout comme cer-tains aspects de leurs expériences musicales, entrent en résonance directe avec les préoccupations et les valeurs qui nous animent dans cette rencontre et qui se réfèrent à une manière sonore d’habiter le monde.

Pour illustrer ce propos, je traiterai des relations entre musique et nature dans les Andes, et particulièrement chez différents groupes indigènes du centre sud de la Bolivie. En mettant en avant quelques aspects significatifs de leurs pratiques musi-cales, je souhaiterais montrer comment ces sociétés font de la musique un outil fon-damental de la relation sensible avec l’existant. Si dans la lignée du travail fondateur de Feld chez les Kaluli de Papouasie (1982), d’autres ethnomusicologues, notam-ment amazonistes, ont abordé les rapports entre musique et nature59, pour les Andes,

59Voir par exemple Seeger (1987), Beaudet (1998) ou Bastos (1978).

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les recherches qui traitent de cette question commencent à émerger60. Par ailleurs, à l’heure de faire ce bilan, se pose en amont le problème de définir ce que l’on consi-dère comme « naturel ». Ainsi, les animaux domestiques ou la pomme de terre ‒ produits d’une longue chaîne de manipulations génétiques depuis les temps préco-lombiens ‒ auxquels nombre de sociétés andines dédient des chants et des pièces musicales doivent-ils être considérés comme « naturels » ou « culturels » ?

En effet, la compréhension de ces pratiques musicales, de leurs dimensions esthétique, cognitive ou intellectuelle, nécessite l’abandon des catégories ethnocen-trées avec lesquelles l’anthropologie classique a traité jusqu’à ces derniers temps les rapports entre nature et société. Il convient donc de situer l’ethnographie dans le cadre de la déconstruction du concept de nature entreprise par l’anthropologie contemporaine, notamment par des auteurs tels que Descola (2002, 2005), Latour (1997) ou Ingold (2013) dont je citerai ici brièvement quelques propositions de base devenues aujourd'hui consensuelles. Ce processus de déconstruction a pris comme point de départ le questionnement de la pensée dualiste occidentale héritée de la modernité postulant l’existence d’une dichotomie, d’un hiatus ontologique, entre nature et culture, entre les non-humains et les humains. Paradigme anthropocentré dans lequel « la nature se caractérise par l’absence de l’homme et l’homme par ce qu’il a su surmonter de naturel en lui » (Descola 2002 : 14).

La critique postmoderne du dualisme a mis en avant son incapacité à saisir une réalité infiniment plus complexe où s’entrecroisent les principes régissant le vivant et les techniques et représentations culturelles. Où classer les êtres ontologi-quement hybrides, à la fois culturels et naturels, qui peuplent le monde ? Les travaux anthropologiques montrent que le partage absolu entre la nature et l’univers humain et social n’est qu’un modèle cognitif de notre propre culture (Descola 2005). Pour nombre d’autres peuples, des caractéristiques telles que l’intentionnalité ou la sub-jectivité ne sont pas uniquement circonscrites aux humains, il n’y a pas de sépara-tion entre environnement physique et environnement social, mais au contraire « un continuum d’interactions entre humains et non-humains » (Descola 2005 : 41).

La critique s'est étendue au relativisme culturel qui, paradoxalement, en met-tant en avant la diversité humaine61, a perpétué l’idée qu’il existerait une nature universelle régie par des phénomènes d’ordre différent de ceux de l’univers social, et face à laquelle se trouveraient une multitude de cultures ayant développé différen-tes stratégies d’adaptation à elle (Ingold 2013 [1998] : 15-39, Descola 2002 : 15, statut ontologique des êtres qui les composent, tout comme de mettre en lumière les multiples interactions dont ils sont les acteurs.

Qu’en est-il de cette « nature-musique » dans l’aire culturelle andine ? Pour répondre à cette question, je rappellerai brièvement quelques aspects de la cosmolo-gie et des conceptualisations musicales dans cette région du monde, pour ensuite aborder deux situations ethnographiques pouvant nous ouvrir l’accès, de manière

60 Notamment à travers les travaux d’Arnold et Yapita (1988), Arnold, Jiménez et Yapita (1992) ou Stobart (2006).

61 Pour un commentaire et une révision approfondie sur les différentes formes qu’a pris le relativisme culturel, voir Latour (1997 : 96-135).

Jouer et chanter pour l’existant : à propos de nature-musique dans les Andes 89 plus précise, à quelques aspects qualitatifs des rapports musicaux entre les humains et l’existant. Ainsi, je me pencherai sur la manière dont la musique participe à l’appréhension de l’espace sauvage lors des situations de pèlerinage pour ensuite traiter des musiques destinées à des entités non-humaines comme les plantes et les animaux domestiques.

2. Sur nature-musique

Les univers indigènes qui composent l’espace culturel andin sont multiples et divers. Toutefois, ils partagent une vision du monde qui, héritant de certains élé-ments d'un passé commun, s’est construite au feu des mêmes grands processus histo-riques comme la conquête et la colonisation. Signalons que, suite au choc de la conquête et au traumatisme postérieur, les groupes indiens n’ont eu de cesse de se transformer en cherchant des stratégies leur permettant d’exister avec des identités propres. Parmi elles, notons une réélaboration fort imaginative des matériaux cultu-rels imposés. Dans le prolongement de l’héritage colonial, au sein des républiques latino-américaines, les populations indigènes, pauvres et stigmatisées, ont vécu et vivent souvent dans des environnements sociopolitiques répressifs où une éventuelle intégration aux sociétés nationales ne peut se faire qu’au prix de l’abandon de leurs cultures, condition qui, suite à l'essor des luttes indigènes et sociales des années 1980, commence à se transformer, notamment dans des pays à forte composante indigène comme la Bolivie62. Cette esquisse de la situation sociale des populations indigènes permet de rappeler que les relations singulières qu’elles tissent aujourd'hui avec l’existant ne peuvent être comprises ni comme des survivances du passé préco-lombien, ni comme la résultante d’un isolement quelconque. Forgées de manière obstinée et souvent silencieuse dans une rencontre culturelle asymétrique, elles pro-viennent d'attitudes vitales créatives avec lesquelles les groupes indiens ont répondu aux multiples défis de leur existence.

Quoiqu’aujourd’hui il existe une forte émigration vers les grandes villes, l’habitat traditionnel est celui des communautés, unités sociales composées par des regroupements des familles vivant de l’agriculture et de l’élevage. L’économie, le cycle productif, occupe une place centrale dans une écologie de la vie basée sur l’échange d’énergie entre les êtres faisant partie de l’univers. Dans cette conception de l’existant, des plantes, des animaux, des rochers ayant des formes particulières, des montagnes ou des vents sont dotés d'une intériorité, d'une humanité comparable – au moins en partie ‒ à celle des hommes. Ils sont animés par une énergie vitale qui se manifeste sous des modalités et degrés différents (Allen 1982). Par ailleurs, considéré comme fragile, l’équilibre de l’univers nécessite un soutien et une inter-vention constante des hommes. Ils sont responsables – au même titre que certains non-humains – de la stabilité d’un système écologique organisé selon les principes d’échange et de réciprocité, système dans lequel l’effort et la dépense d’énergie constituent le fondement de toute action constructive et sont à la base de la sociabili-té (Cavalcanti 2007 : 6).

Dans les conceptions indigènes, donc, il n’y a pas de rupture ontologique en-tre un monde « naturel » et un monde « humain ». De cette perception de l’univers découle le fait que nombre de pratiques musicales impliquent autant des humains que des non-humains. Signalons à titre d'exemple quelques-unes des situations les

62 Sur les récentes luttes indigènes en Amérique latine et les transformations sociales qui en découlent voir Le Bot (2009).

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plus récurrentes : « baptiser », avant de les utiliser pour la première fois, les instru-ments de musique dans certaines lagunes ou à des endroits où l'eau jaillit des pro-fondeurs de la terre (juturi), endroits conçus comme génésiques et inspirateurs, sus-ceptibles de « donner de la voix aux instruments » ; jouer pour un volcan ou une montagne une pièce musicale qui lui est destinée ; ou encore chanter pour les ani-maux dans les enclos ou pour les graines lors des semailles. Ainsi, à partir de l’expérience musicale, sont construits des circuits d’échange parfois très complexes donnant lieu à une sociabilité partagée entre êtres humains et non-humains.

Figure 1. Pierre-Vierge.

L’exemple des musiciens et acteurs rituels appelés monos, « singes » appar-tenant au groupe ethnique Jalq’a de la région de Sucre, permet de mieux comprendre cette question. Lors des rituels destinés à différents saints catholiques, les monos jouent des flûtes kena. C’est une musique instrumentale dont les mélodies « vien-nent à la tête », « envoyées par les saints » pour qui, à leur tour, les musiciens jouent afin de les « rendre heureux » (Martínez 2002). Si les saints inspirent les musiciens monos, ceux-ci adressent leurs musiques – outre aux saints eux-mêmes ‒ à trois catégories d’acteurs avec lesquels ils « parlent » à travers des pièces déterminées de leur répertoire (ibid.). Ainsi, certaines mélodies sont destinées au Pasante, la per-sonne qui assume l’organisation et les frais de la fiesta cette année, d’autres au mo-soj, celui qui, au nom de la communauté, prendra en charge la fiesta l’année pro-chaine et, enfin, une grande partie des pièces est jouée pour l’ensemble de l’assistance.

Précisons par ailleurs que nombre des saints, ou des vierges, que l’on fête dans la région, sont en relation avec un lieu précis de l’espace sauvage63 où ils se sont manifestés – selon une ancienne tradition précolombienne – sous la forme de pierre ou de rocher. Ainsi, les statues existant dans les églises rurales ou les images

63 Pour les raisons exposées ici, en ce qui concerne les Andes, l’opposition entre espace sauvage/espace socialisé est plus pertinente que celle entre espace naturel/espace culturel.

Jouer et chanter pour l’existant : à propos de nature-musique dans les Andes 91 que les gens peuvent posséder individuellement chez eux, sont pensées comme des figurations du lieu de l’apparition et se trouvent dans un rapport métonymique avec lui.

La musique instaure des réseaux relationnels précis que j’ai présentés ici de manière très simplifiée. Cet exemple renvoie à une conception centrale de la musi-que : les sons en tant musi-que mouvement circulant et, de ce fait, établissant des liens entre diverses entités de l’existant. La figure n°2 permet de mieux visualiser les réseaux d’échange construits par la musique des musiciens monos.

= Musique

Figure 2. Circulation de la musique dans la fiesta jalq’a.

L’idée de la musique comme mouvement ou circulation est en relation avec une autre notion également importante dans la conceptualisation musicale : celle d’énergie. Celle-ci apparaît avant tout liée à la conception du son lui-même.

S’exprimant couramment par le terme espagnol fuerza (force), l’énergie est une valeur esthétique qui est à la base du jugement sur la qualité d’une performance.

Dans une fête, il est courant d’entendre les danseurs ou les assistants crier « force, force ! » pour encourager les musiciens (Martínez 2002). Nombre d’exemples eth-nographiques montrent que la « force » se réfère à l’énergie transmise par la musi-que, force qui se traduit dans la capacité que l’on accorde aux sons d’agir sur autrui, humains et non-humains.

Sous une autre modalité, la notion d’énergie transparaît dans l’importance que l’on attribue à l’effort (énergie dépensée) lors de l’interprétation musicale. La performance musicale andine implique fortement le corps et demande un grand investissement physique qui se manifeste par le recours à l’endurance : les musi-ciens qui, parfois, portent de lourds ou encombrants costumes, jouent pendant de

Saint

Pasante. Celui

qui prend en charge la fête cette année

Mosoj. Celui qui assumera la fête l’année prochaine

Assistants A la fête

Musiciens