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Objet sonore ? Événement sonore ! Idéologies du son et biopolitique de la musique 23

4. Le son comme événement

Cependant, le son n’est jamais vraiment objet. Nous pouvons toujours le re-cevoir comme la trace auditive de certaines relations et interactions dans l’unité spatio-temporelle de l’expérience, l’ici-et-maintenant. Cela nécessite une attitude non objectivante et sensible à l’écologie des processus incarnés dont la perception est constituée. Il s’agit de quelque chose que le corps connaît bien, mais que nous avons désappris : le son est difficile à objectiver (le son synthétisé par voie électro-nique ne fait pas exception). Jamais vraiment objet, le son est donc toujours

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ment26. Dans son déroulement temporel, dans sa propagation tridimensionnelle, le son se propage autour et à l’intérieur du corps à l’écoute, tandis qu’il s’étend égale-ment à travers le corps de la source. Quand il a lieu (et cela prend du temps), il prend aussi des connotations sémantiques de l’endroit : il s’agit d’un événement dans l’environnement et de l’environnement.

Tout se passe avant que des habitudes mentales bien implantées puissent l’encadrer dans une logique de séparation et d’objectivation (Di Scipio, 2011). Tous les événements sonores ont à la fois un statut énergétique, vibratoire – transfert d’énergie à travers les corps, les supports, les milieux (un milieu est un corps entre les autres) – et un statut informationnel, qui consiste dans les traces audibles des interactions (matérielles et culturelles) qui produisent le son – tout son nous informe sur les médiations qu’il traverse avant d’atteindre l’oreille27. Dans et à travers le son, tout est lié à tout, « tout interagit avec tout » (Truax 1984 : p. xii, je traduis). Chaque surface et chaque obstacle dans l’espace laissent des traces plus ou moins importan-tes dans le son qui arrive au tympan. L’organisme auquel appartient l’oreille ainsi que l’oreille elle-même déposent leurs propres traces dans le son. De même, toute médiation technique et toute canalisation du son, présumé transparent, laissent des traces audibles : l’oreille peut les détecter, elle peut entendre l’opacité des média-tions – on pourrait dire que l’oreille peut déconstruire les médias audio. Comme toutes les composantes de l’environnement, les médiations technologiques ont leur voix : elles ne représentent ni ne reproduisent aucun son « comme tel », mais uni-quement comme ce qui sort d’une rencontre, d’une relation ou d’un choc28. Nous devons le répéter, il n’y a pas de son en tant que tel (Di Scipio, 2011 : p. 105).

Prenons un paradoxe simple mais peut-être significatif. La musique acousma-tique, faite d’objets sonores et présentant parfois une poétique illusionniste du vir-tuel, est souvent jouée dans des salles de concert avec des systèmes multicanaux hautement professionnels et de grande puissance sonore, afin de susciter des réac-tions corporelles qui seraient impossibles à générer avec des outils de diffusion sonore plus habituels (présence de fréquences très basses, haut-parleurs placés tout autour et à des distances différentes, sources sonores qui semblent traverser la salle

26 Le mot « événement » peut ne pas être le meilleur terme, compte tenu de son utilisation usuelle, et compte tenu de certaines résonances philosophiques et également mystiques. Cependant, je ne suis pas le seul à l’utiliser en parlant du son – cf. Mersch (2002), où le contexte est l’esthétique des arts performatifs, et O’Callaghan (2009), où le contexte est l’histoire des idées philosophiques – mais cela ne veut dire pas que le signifié d’« événement sonore » est partagé.

27 Il convient de noter qu’« information » ne doit pas être entendue comme quelque chose qui est dans (ou appartient à) l’environnement, à savoir comme quelque chose que nous pouvons trouver et récolter dans l’ambiance environnante. Je ne peux pas m’attarder sur ce point, je vais simplement citer Heinz von Foerster, qui décrivit l’information selon une veine constructiviste comme inférence construite à partir des données sensorielles. En effet, « l’environnement ne contient aucune information. L’environnement est tel qu’il est » (von Foerster, 1972 ; je prends la traduction française d’E. Morin et M. Piattelli-Palmarini, dans L’unité de l’homme 2. Le cerveau humain, Paris, Seuil, 1974 : p. 154). Cette perspective constructiviste a été développée dans des recherches récentes en biologie de la cognition, en phénoméno-logie des systèmes vivants, etc.

28 Dans son épistémologie acoustique (ou « acoustémologie »), l’ethnologue Steven Feld étudie « le lieu du son, et le son du lieu » chez certaines populations pour lesquelles une relation forte existe entre les sonorités de l’environnement habité et la structure de la société (Feld, 2010). Les difficultés d’enregistrer et de documenter les activités sonores dans des contextes culturels de ce type ne sont pas marginales et posent des problèmes plus profonds qu’on ne croit. Pour Tomas (1996), dans les prises sonores de Feld, l’appareil lui-même tend à « faire disparaître ce qu’il souhaite préserver » et ainsi ressuscite involontai-rement « une histoire des relations coloniales » (Tomas, 1996 : p. 121, je traduis). Cette observation intéressante ne porte pas sur des questions purement techniques (limitation des outils d’enregistrement), mais sur des questions interculturelles matérialisées sous forme de technologies spécifiques.

Objet sonore ? Événement sonore ! Idéologies du son et biopolitique de la musique 41 suivant divers itinéraires, etc.). Nous touchons ici à une question souvent reléguée aujourd’hui au discours sur la réalité virtuelle, à savoir : l’expérience de l’immersion (cf. Solomos, 2013) – un concept qui mériterait, par ailleurs, un réexamen attentif en termes écologiquement plus adéquats. La politique de l’objet sonore devient éviden-te lors d’une diffusion sonore immersive : la sensation d’être noyé dans le champ sonore est dite être obtenue de façon technologique (grâce à une « technologie de puissance » : grand volume, espaces apparemment plus grands et plus articulés, etc.) – comme si, dans des circonstances plus habituelles, le son ne serait pas un milieu dans lequel nous sommes toujours plongés avec tout notre corps, comme si le plus faible souffle n’était pas quelque chose qui vient d’être perçu avec le corps complet et pouvant remplir (ou percer) l’oreille (exemple lorsqu’une amante murmure à l’oreille de son aimé).

Tout son d’origine humaine se présente comme un ensemble de traces audi-bles de certaines interactions souhaitées ou nécessaires, alors que celles-ci se pro-duisent dans l’espace et le temps. Écouter l’événement sonore plutôt que l’objet sonore signifie entendre la dimension relationnelle qui est inhérente au milieu dans lequel nous vivons : « nous n’entendons pas le son – nous entendons dans le son » (Ingold 2011 : p. 138, je traduis). Cela signifie écouter des interactions et des rela-tions révélées par la cognition humaine comme un ensemble de nuances de timbre et de nuances spatiales29. L’événement sonore exprime les forces physiques et sociales desquelles il émerge. Il nous parle de notre propre relation à ce que nous entendons dans le son, et de notre propre relation à l’espace environnant. Ce qui se passe, au cours de son déroulement et de sa durée, c’est une micropolitique de présence, de proximité et de relations. C’est là que la musique peut faire son travail : « activer un espace » (Joy, 2015 : 53) et ainsi transformer un endroit ou un site (connotation neutre) dans un lieu ou une maison (connotation chargée de valeur), au moins tem-porairement.

5. Détour (sur la soundscape composition)

En tant que pratique culturelle enracinée dans l’écologie acoustique (Schafer, 1977), la soundscape composition traite le son comme non séparé de l’environnement ou, plus généralement, comme non séparé du contexte. Cependant, elle semble se prêter à une stratégie de séparation et d’objectivation quand elle im-plique le playback, dans la salle de concert, des enregistrements sonores pris dans d’autres endroits – c’est la critique simple mais piquante de Dunn (1999). Lors-qu’aucune attention particulière n’est accordée à l’opération même de décontextuali-sation, ou lorsque les technologies de spatialisation (diffusion multicanale) sont exploitées pour offrir une image virtuelle de l’ambiance sonore enregistrée, la pro-position peut être prise au mieux comme une documentation et comme un commen-taire sur des expériences paysagistes personnelles, tout en restant dans une logique de séparation et de représentation. Tous les arts acousmatiques impliquent fonda-mentalement une confrontation avec une telle logique, à l’ombre de la trajectoire de Schaeffer vers l’objet sonore et de sa phénoménologie problématique (Solomos,

29 Une compréhension systémique de la notion de timbre est nécessaire aujourd’hui. La recherche dans une telle direction pourrait bénéficier des résultats en psychoacoustique écologique, où la perception de l’espace environnant est souvent un sujet central (Neuhoff, 2004). Elle pourrait également bénéficier de certains développements qui fusionnent la modélisation physique (modèles audionumériques de méca-nismes de génération du son, basés sur le traitement audionumérique) et l’analyse de la scène auditive (Rocchesso-Fontana, 2003).

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1999 ; Kane, 2007). Le risque supplémentaire pour la soundscape composition, c’est de tomber dans une sorte de tourisme sonore, en raison de l’accessibilité croissante des outils portables de field recording.

Une jeune génération d’artistes sonores ne peut pas accepter la nostalgie d’un monde plus silencieux, moins bruyant, qu’elle retrouve implicitement dans l’approche de Murray Schafer (cf. par exemple López, 1997). Probablement, après tant d’années, cette inclinaison nostalgique et, au fond, romantique apparaît comme problématique. Je pense cependant que la question du bruit – entendu à la fois com-me le sujet d’une vaste question culturelle et comcom-me un phénomène de l’expérience vécue – ne peut être réduite uniquement à une question d’écologie acoustique (de nuisance, de pollution) et doit être effectivement reformulée à la lumière de plu-sieurs approches artistiques et scientifiques apparues entre temps. « Bruit » et

« silence » constituent des questions de pertinence biopolitique, c’est-à-dire qu’elles peuvent être pertinentes dans le discours relatif aux conditions d’existence de la musique30. Il est également intéressant de s’interroger sur les différentes critiques soulevées récemment concernant la notion même de soundscape (en français

« paysage sonore », mais je préfère garder l’anglais dans ce contexte). Divers obser-vateurs (Ingold, 2007 ; Kelman, 2010 ; Montgomery, 2009 ; Helmreich, 2010) re-connaissent la plus haute importance à cette notion, mais ils ont des opinions criti-ques qui peuvent contribuer à approfondir l’enquête sur les relations humaines au son et à l’environnement31. Plus généralement, comme Roberto Barbanti (2012) l’a suggéré de façon très pertinente, nous devrions nous détourner de l’approche d’une écologie acoustique au profit d’une écologie sonore, en passant ainsi d’une para-digme rationaliste et réductionniste, basé sur la séparation sujet/objet à un paradig-me justeparadig-ment écologique ou « écosophique » (pour le dire avec Félix Guattari), centré sur la relation et sur l’écoute comme question des liens entre le son et le monde (sur la distinction entre « écologie acoustique » et « écologie sonore » voir également Mayr, 2012).