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Carmen Pardo Salgado

Carmen Pardo Salgado est Docteur en Philosophie et Professeur titulaire d’histoire de la musique et d’esthétique de la musique contemporaine à l’Université de Girona (Espagne), ainsi que professeur dans le Master d’Art Sonore de l’Université de Barcelone. Elle a publié en français plusieurs articles sur la musique et l’art contemporain et traduit les livres L’Art des sons fixés ou la musique concrètement (Mi-chel Chion), Tubes. La philosophie dans le juke-box (Peter Szendy) et Boutès (Pascal Quignard) (les deux en collaboration avec Miguel Morey). Elle a traduit en espagnol et édité les écrits de John Cage (1999).

Elle est l’auteur des livres : Approche de John Cage. L’écoute oblique (Coup de Cœur de l’Académie Charles Cross, 2008) ; Robert Wilson (éd. anglais/espagnole en col. avec Miguel Morey, 2003) ; Las TIC:

una reflexión filosófica (2009) ; En el mar de John Cage (2009).

Abstract. Une musique pour habiter le monde repart des questionnements : “qu'est-ce qu'habiter le monde ? Qu'est-ce que cela implique ?”, et s'interroge sur la manière dont l'artiste s'empare de ceux-ci.

Plus particulièrementi, ce sont la pensée de Félix Guattari et la pratique artistique de John Cage qui constitueront le centre d’une réflexion, laquelle montrera des outils possibles pour penser la musique permettant d’habiter humainement le monde. De la sorte, l’option éthico-politique de l’écosophie de Guattari, qui souligne l’importance du paradigme esthétique, entrera en dialogue avec l’ouverture esthéti-que de Cage et sa proposition de substituer le désir de domination par celui de l’écoute du monde. Dès l’écoute, l’artiste peut se défaire des formes de langage instituées par ce que Guattari appelle le capitalis-me mondial intégré et composer une musique écologique percapitalis-mettant d’habiter le monde dans sa totalité.

1. De la musique et du monde

De l’harmonie des sphères à celle de l’âme humaine, les liens entre éthique, organisation sociale et musique ont suscité un grand intérêt depuis les pythagori-ciens. Le mot harmonie, ainsi que ceux de musique ou de rythme, toujours en rap-port avec les questions éthiques et sociales, apparaissent comme un faisceau de significations multiples et changeantes. La polysémie de ces mots nous renvoie à un débordement de la catégorie artistique et montre la perméabilité avec d’autres mi-lieux. Le croisement des contextes artistique, politique ou éthique témoigne bien de cette polysémie. Cependant, signaler des liens n’implique pas croire à une identité entre musique et société mais, tout simplement, admettre quelques dispositions qui peuvent être partagées par ce qu’on appelle la tournure d’une époque. Ainsi, penser à une musique pour habiter le monde ne constitue pas tout à fait une nouveauté, car la démarche qu’on propose s’insère dans une longue histoire des rapports établis entre la musique et le monde118.

Si l’on songe à cette polysémie, la musique désigne tant une organisation des sons, des silences, du temps et de l’espace déterminé, que ce qui sonne à nos oreilles ou, encore, ce qui peut constituer l’âme, l’esprit, la pensée ou la tonalité d’une vie.

De même, si le monde peut être conçu comme l’ensemble de tout ce qui existe, il peut aussi être considéré en tant que résultat d’une perception toujours encadrée des

118 On peut rappeler à ce propos le rapport entre la musique française et la politique établi par Jean-Jacques Rousseau ou, à l’autre extrémité, la condamnation par d’Alembert de l’idée commune aux Lu-mières que « la liberté de sentir entraîne celle de penser, la liberté de penser celle d’agir, et la liberté d’agir est la ruine des États ». (D’Alembert, 1821 : p. 520).

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faits. Puisque les notions de “musique” et de “monde” ont largement changé au cours de ces siècles, se questionner à propos d’une musique pour habiter le monde suppose de se placer dans ces changements.

Mais que signifie habiter le monde ? Comment habite-t-on le monde ? Ces questions évoquent les mots du poète Friedrich Hölderlin dans son poème En bleu adorable de 1823, où il propose d’habiter poétiquement le monde, d’être sur terre de façon poétique. En continuant la réflexion de ces vers, en 1936, Martin Heidegger prononce le discours Hölderlin et l’essence de la poésie, où il expose qu’habiter poétiquement signifie « se tenir en présence des dieux et être atteint par la proximité essentielle des choses » (M. Heidegger, 1962a : p. 54). Heidegger fait de l’habiter une dimension existentielle, qu’il est important de garder, même si nous ne ressen-tons plus la présence des dieux ni l’essence des choses.

Entre temps, nous avons bien appris à habiter le monde en banquiers, soldats, politiques, maîtres, élèves ou artistes. Et l’on pourrait affirmer que si chacune de ces figures composait une musique pour elle-même, ce ne serait pas la même. Mais pourquoi un banquier devrait-il composer de la musique ? Serait-ce une musique des finances, à l’exemple du Socrate du Phedon (60d-61b), qui permettait à Platon de conclure que la meilleure musique était la philosophie ?

Depuis Hölderlin, il y a eu un certain consensus – parmi ceux qui sont en dé-saccord avec un système qui réduit tout à une quantification et à des statistiques – à propos de la nécessité d’habiter le monde en tant qu’artistes, tout en considérant la figure de l’artiste comme l’idéal d’une disposition indispensable face à des attitudes qui vont contre la façon d’habiter humainement la terre.

Dès cette disposition il faut demander : de quelle façon la musique peut aider ou empêcher d’habiter la terre en tant qu’homme ?

En se remémorant les propos de Josef Göbbels à la radio à propos des soldats morts à la bataille de Stalingrad, Helmut Lachenmann raconte que, à la fin, sonnait la Cinquième symphonie de Beethoven. Pour lui, encore enfant, la diffusion de cette musique après ce type de message constituait une manière d’empêcher de penser.

Mais l’art – affirme Lachenmann – ne peut qu’inviter à penser de manière autonome et sensible. En raison de cela, pense le musicien, les états totalitaires interdisent toujours la musique qui donne à penser (H. Lachenmann, 2010 : p. 19).

Il y a, pour Lachenmann, une musique qui donne à penser et une autre, com-me celle de Wagner aimée par Hitler, qui est propice à l’enchantecom-ment. Il faudrait ajouter aussi que les moyens de diffusion et le type d’écoute qu’on veut induire ne sont pas extérieurs au fait qu’une musique donne à penser ou sert à enchanter et à soumettre.

Une musique qui donne à penser et une musique qui sert à enchanter ne font pas habiter de la même manière. Mais qu’est-ce qu’une musique qui permet d’habiter ? La musique même, la terre, nous-mêmes. Pour ce faire, il faut la ren-contre entre un type de musique et une compréhension déterminée de ce que signifie la terre et soi-même.

Il en résulte qu’il est bien difficile de se poser des questions telles que : comment habiter le monde en tant qu’artistes ? Comment l’habiter en musiciens aujourd’hui ? Comment l’habiter en tant qu’hommes ?

Afin de chercher des réponses à ces interrogations, nous proposons de prêter attention à la pensée de Félix Guattari et à la pratique artistique de John Cage. Dans leurs approches, nous pouvons trouver des exemples d’outils appropriés pour com-poser des musiques permettant d’habiter le monde comme musiciens et artistes ainsi que, tout simplement, en tant qu’hommes.

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2. À propos de Félix Guattari

Dans son article Pratiques écosophiques et restauration de la Cité subjective, Guattari rappelle le lien entre l’homme et son environnement :

« L’humanité et la biosphère ont partie liée, et l’avenir de l’une et l’autre est également tri-butaire de la mécanosphère qui les enveloppe. C’est dire qu’on ne peut espérer recomposer une terre humainement habitable sans la réinvention des finalités économiques et producti-ves, des agencements urbains, des pratiques sociales, culturelles, artistiques et mentales. La machine infernale d’une croissance économique aveuglément quantitative, sans souci de ses incidences humaines et écologiques, et placée sous l’égide exclusive de l’économie de profit et du néo-libéralisme, doit laisser place à un nouveau type de développement qualitatif, ré-habilitant la singularité et la complexité des objets du désir humain. Une telle concaténation de l’écologie environnementale, de l’écologie scientifique, de l’écologie économique, de l’écologie urbaine et des écologies sociales et mentales, je l’ai baptisée : écosophie. Non pour englober tous ces abords écologiques hétérogènes dans une même idéologie totalisante ou totalitaire, mais pour indiquer, au contraire, la perspective d’un choix éthico-politique de la diversité, du dissensus créateur, de la responsabilité à l’égard de la différence et de l’altérité (F. Guattari : 1992a) »119.

La mécanosphère – cette multiplicité machinique et de dispositifs techniques qui entoure l’homme et la biosphère comme une seconde atmosphère – doit être réinventée afin de recomposer une terre humainement habitable. Nos machines théo-riques, esthétiques, sociales ainsi que les processus et les flux technologiques contri-buent, comme le soutient Guattari, à une machine de croissance économique aveugle qui empêche un développement qualitatif. Le résultat est un monde et une image de l’homme fermés, sérialisés. Face à cette multiplicité de la mécanosphère agissant pour le contrôle et l’uniformisation, l’écosophie se présente, pour Guattari, comme une appréhension de la différence et de l’altérité : une option éthico-politique.

Quand on habite la terre dans la mécanosphère façonnée par ce que Guattari appelle le capitalisme mondial intégré, l’homme oublie souvent l’attitude de l’artiste120. Pour agir en tant qu’artiste, il est nécessaire d’intégrer les machines autrement, de les composer à nouveau en appelant à la création, à l’invention et à l’imagination. D’abord, il devient urgent de réviser les conditions physiques de vie dans l’habitat, dans l’espace des rapports sociaux et aussi de la production de sub-jectivité liée aux machines technologiques d’information et de communication. Par la suite, la création d’espaces d’économie individuelle ainsi que la réhabilitation de la singularité apparaissent, pour Guattari, comme des lignes d’action qui montrent une autre coordination des plans et qui s’opposent à la subjectivité et l’économie totalitaire imposées (F. Guattari, 1992b : p. 15).

Le sérialisme mass-médiatique qui résulte de la mécanosphère dominante se concrétise dans toutes les activités humaines, dont le rapport de l’homme avec la musique n’est qu’un exemple :

« Les jeunes qui se promènent dans les rue équipés d’un walkman établissent avec la musi-que une relation qui n’est pas “naturelle”. En produisant ce type d’instrument (en tant musi-que moyen et en tant que contenu de communication), l’industrie hautement sophistiquée qui le fabrique ne fait pas quelque chose qui transmet simplement “la” musique ou organise des sons naturels. Ce que l’industrie fait, c’est, littéralement, inventer un univers musical, une autre relation avec les objets musicaux : la musique qui vient de dedans et non d’un point

119 Dans une conférence donnée en 1967, Gregory Bateson signale « trois dispositifs de boucles de conservation » : l’individu humain, la société et l’écosystème. Cf. G. Bateson, 1980 : p. 186-187.

120 Le capitalisme mondial intégré peut se définir par le fait qu’il « tend à ce qu’aucune activité humaine ne lui échappe » (F. Guattari : http://www.revue-chimeres.fr/drupal_chimeres/files/cmi.pdf).

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extérieur. En d’autres termes, ce que fait cette industrie, c’est inventer une nouvelle percep-tion » (F. Guattari, 2007 : pp. 47-48).

Ces jeunes, comme l’explique Guattari à une autre occasion, « sont habités par des ritournelles produites loin, très loin de leurs terres natales » (F. Guattari : 1992a). Si le rapport avec la musique n’est pas « naturel », c’est parce qu’avec ce type d’instrument la musique est déterritorialisée, de même que celui qui l’écoute. Il se produit une perte de la terre car ce que signifie la terre natale est devenu vague121. La musique est consommée n’importe où, manifestant une ubiquité qui montre l’absence de la pertinence d’un lieu d’origine.

L’industrie fabrique un autre univers musical où les rapports avec les objets musicaux, les outils et la musique même sont altérés, de même que la perception de la musique. Cependant, il ne s’agit pas seulement des jeunes. Les oreilles de tout le monde sont habitées par cette nouvelle rengaine perceptive forgée par l’industrie.

C’est parce que nous écoutons la plupart des musiques avec des objets qui les déter-ritorialisent et tendent à les homogénéiser, que le transfert et le commerce qui peut aboutir à la globalisation devient possible.

Le capitalisme mondial intégré construit ainsi la maison du monde et les ha-bits sensibles et mentaux qui servent les hommes dans leur rapport avec le monde et avec eux-mêmes. Pour sortir de cette situation, Guattari propose d’adopter l’attitude de l’artiste, qui est le seul à pouvoir se défaire des formes de langage instituées par l’ordre capitaliste. L’art, en tant que « processus de sémiotisation non verbal » (F.

Guattari, 1992b : p. 27), a le pouvoir de se débarrasser des signes que le capitalisme mondial intégré inscrit dans le monde :

« Les artistes, surtout depuis les grandes ruptures conceptuelles introduites par Marcel Du-champ, par John Cage et un certain nombre d’autres, travaillent de plus en plus sans filet, sans base. Ils n’ont plus de normes transcendantes. Ils travaillent l’énonciation même du rapport esthétique. Et donc, comme ça, ce sont des gens qui d’une certain façon sont les noyaux les plus courageux dans ce rapport de créativité. » (F. Guattari 2012 : p. 15)

Dans cet entretien pour la télévision grecque réalisé en 1992, Guattari souli-gne le fait que le processus de création propre à l’artiste se caractérise par le fait qu’il est davantage sans base et sans recours à des normes transcendantes. La créati-vité se joue dans l’immanence qui, à son tour, modifie « l’énonciation même du rapport esthétique »122. Le rapport esthétique se fait avec la production d’œuvres artistiques, mais, comme Guattari le signale, après les ruptures conceptuelles produi-tes par les artisprodui-tes, ce rapport peut avoir lieu dans tous les domaines. Le rapport esthétique se relie à la notion de créativité et cesse d’être cantonné au milieu artisti-que. Changer l’énonciation du rapport esthétique signifie l’ouvrir à la vie pour es-sayer de recomposer une terre habitable. De la sorte, Guattari propose d’introduire de l’immatériel également dans les aspects matériels, du qualitatif et de la singulari-té, des intensités et des complexités face au territoire existentiel proposé par le capi-talisme mondial intégré.

Le choix éthico-politique de l’écosophie a besoin de cette transformation du paradigme esthétique pour introduire le possible dans le rapport à la terre, à la socié-té et à soi-même. Étendre le paradigme esthétique à tous les domaines s’avère une

121 Selon une autre perspective, il est très intéressant de noter comment, dès les années 1930, Martin Heidegger et María Zambrano, en analysant ce qu’ils nomment la perte du lieu de l’art, se réfèrent à la perte de la terre, à une déterritorialisation de l’art. Cf. M. Heidegger, 1962b et M. Zambrano, 1989.

122 Il est important de rappeler que, tant pour Deleuze que pour Guattari, l’art fournit un plan d’immanence. Cf. G. Deleuze, F. Guattari, 1991.