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3. Les visuels dans la communication technique

3.1. Multimodalité et texte technique

Dans nos cultures contemporaines, les documents multimodaux sont devenus la norme.

La multimodalité se rapporte à l’utilisation conjointe de différentes modes sémiotiques dans une même interface (support papier, écran etc.). Un mode sémiotique est un type de ressource, c’est un moyen d’expression et de représentation visant à produire du sens. Le langage oral, la gestuelle, le texte ou la musique sont autant de modes sémiotiques vecteurs de communication53. Ces modes ne sont ni imperméables les uns aux autres, ni figés dans le temps : ils fluctuent au gré des processus sociaux. De même, ils ne sont pas non plus universels : ils sont toujours propres à une communauté, dont les membres ont la même compréhension de leurs caractéristiques sémiotiques54.

Toutefois, cette notion de mode sémiotique est sujette à débat chez les linguistes. Certains linguistes, comme Theo van Leeuwen,55 considèrent en effet que la mise en page, la police du texte et l’utilisation des couleurs sont déjà une forme de multimodalité. Nous avons choisi de ne pas traiter ces aspects dans ce chapitre, car ils relèvent selon nous du design et de l’utilisabilité des textes, mais ne sont pas des vecteurs d’information au sens strict.

Dans ce chapitre, nous abordons la multimodalité dans les documents techniques en nous penchant sur deux modes sémiotiques et leurs relations : le texte et les visuels.

Si la multimodalité est omniprésente de nos jours, Kress et Van Leeuwen avancent qu’il y a longtemps eu en Occident une préférence marquée pour la monomodalité. Selon eux, les genres textuels les plus valorisés (œuvres littéraires, travaux académiques, documents officiels etc.) étaient, et sont toujours en partie, absolument dénués d’illustrations et composés de pages de texte dense et uniforme. Aujourd’hui, les journaux, les sites officiels des gouvernements ou les brochures des universités intègrent tous des visuels, en plus d’une mise en page élaborée et soignée56. Même les œuvres littéraires peuvent inclure des

53 ADAMI, ELISABETTA (2017). Multimodality. In : GARCIA, Ofelia et al. The Oxford Handbook of Language and Society. Oxford : Oxford University Press, p. 451.

54 MAVERS, DIANE (2012) pour THE NATIONAL CENTRE FOR RESEARCH METHOD (NCRM). Mode. In : Glossary of multimodal terms.

URL : https://multimodalityglossary.wordpress.com/mode-2/. Consulté le 15.06.2019.

55 VAN LEEUWEN, THEODOOR (2005). Typographic meaning. In : Visual Communication, n° 2, volume 4.

Londres : SAGE Publishing, p. 142.

56 KRESS, GUNTHER ET VAN LEEUWEN, THEODOOR (2001). Multimodal Discourse : The Modes and Media of Contemporary Communication. Londres : Arnold, p. 1.

24 illustrations, et d’autres types de visuels tels que des cartes géographiques, que l’on retrouve dans nombre d’ouvrages de fantasy.

Carol O’Sullivan nuance toutefois ce discours en rappelant que si les différents modes sémiotiques utilisés pour construire du sens autour du texte ont effectivement été longtemps ignorés, ça n’a pas empêché leur présence dans la majeure partie des contextes de communication. Elle illustre cette affirmation en avançant notamment l’exemple des manuscrits médiévaux, qui sont richement illustrés. Simplement, sans théorie ni vocabulaire spécifique permettant d’étudier la multimodalité, les chances que les chercheurs s’y intéressent étaient faibles57.

Dans le domaine de la documentation technique aussi, la multimodalité n’est pas une invention récente, comme en témoignent les innombrables esquisses et croquis présents dans les carnets de note de Léonard de Vinci, en pleine Renaissance.

Aujourd’hui, les textes techniques sont le plus souvent multimodaux, et ce à tous les niveaux de spécialisation58. On y trouve notamment des photographies, des schémas, des graphiques, des tableaux, des icônes, et de plus en plus souvent des vidéos ou des images GIF animées pour ce qui est de la documentation en ligne. Ces éléments – qui peuvent contenir du texte mais ne font pas partie du tissu de phrases cohésif et cohérent qui compose le texte principal – sont communément appelés visuels dans le domaine de la communication technique. Les éléments purement esthétiques liés à la typographie et à la mise en page n’ayant pas de portée informative selon nous, ils ne sont pas inclus dans cette définition.

Les visuels présentent bien entendu des avantages sur le plan de la forme et du design car ils permettent d’aérer le texte, de casser la monotonie de la mise en page et de rendre un document visuellement plus « attrayant ». Mais c’est surtout dans un but de facilitation de la compréhension qu’ils sont insérés dans les documents techniques. Dans les années 50 déjà, des études soulignaient le rôle favorable des images dans la compréhension de textes

57 O’SULLIVAN, CAROL (2013). Multimodality as challenge and resource for translation. In : The Journal of Specialised Translation, n° 20, juillet 2013. Londres : University of Roehampton, p. 3.

58 TERCEDOR, MARIBEL et al. (2009). Images as part of technical translation courses : implications and applications. In : The Journal of Specialised Translation, n° 11, janvier 2009. Londres : University of Roehampton, p. 143.

25 écrits59. Depuis lors, de nombreux chercheurs se sont penchés sur le rôle des visuels dans les textes techniques, et en particulier dans les textes procéduraux tels que les modes d’emploi. Leurs conclusions, sur lesquelles sont basées les assertions suivantes, convergent la majeure partie du temps :

- Les lecteurs veulent des visuels (Schriver, 1997)60

- Les lecteurs assimilent un plus grand nombre d’informations lorsque les documents contiennent des visuels (Levie & Lentz, 1982)61

- Les visuels transmettent certains types d’informations plus efficacement que le texte (Anderson, 2010)62

- Les lecteurs commettent moins d’erreurs de montage avec les visuels (Stone &

Glock, 1981)63

- Les lecteurs mémorisent mieux les informations lorsque les documents contiennent des visuels (Simonson et al., 2003)64

- Les lecteurs réalisent les tâches plus rapidement et avec plus d’exactitude grâce aux visuels (Booher, 1975)65

Il est toutefois nécessaire de garder à l’esprit que la très grande majorité de ces études a été réalisée par des chercheurs nord-américains travaillant avec un échantillon de population issue des Etats-Unis. Si les recherches similaires menées dans des cultures non-occidentales (notamment au Japon66) semblent corroborer au moins en partie les conclusions présentées ci-dessus, on ne saurait pour autant les appliquer avec certitude aux lecteurs de documents techniques dans le monde entier. Les chercheurs Waka

59 GOODMAN, S. L. (1953). How pictures and graphs aid learning from print. Alabama : Human Resources Research Institute.

60 SCHRIVER, KAREN (1997). Dynamics of document design : Creating text for readers. New York : Wiley.

61 LEVIE, Howard et LENTZ, Richard (1982). Effects of text illustrations : A review of reasearch. In : Educational Technology Research and Development, n° 4, volume 30. New York : Springer.

62 ANDERSON, PAUL V. (2010). Technical Communication : A Reader-Centered Approach. Boston : Wadsworth Cengage Learning.

63 STONE, DAVID et GLOCK, MARTIN (1981). How do young adults read directions with and without pictures ? In : Journal of Educational Psychology, n° 3, volume 73. Washington : American Psychological Association.

64 SIMONSON, MICHAEL et al. (2003). Teaching and learning at a distance : Foundations of distance education. New Jersey : Prentice Hall.

65 BOOHER, HAROLD (1975). Relative Comprehensibility of Pictorial Information and Printed Words in Proceduralized Instructions. In : Human Factors : The Journal of the Human Factors and Ergonomics Society, n° 3, volume 17. New York : Sage Publishing.

66 HIRUMA, FUTHOSHI ET KAIHO, HIROYUKI (1991). Optimal design for a presentation of action-sequences in a user's manual. In : Japanese Journal of Educational Psychology, n° 4, volume 39. Tokyo : The Japanese Association of Educational Psychology.

26 Fukuoka et al. attirent l’attention sur ce point dans l’article Illustrations in User Manuals : Preference and Effectiveness with Japanese and American Readers :

Although much has been written about how to design the “look” of illustrations for different cultures to ensure that the use of colors and symbols is appropriate […], we still do not know much about whether people from different cultures have similar attitudes about the use of illustrations in instruction manuals.

Les avantages de l’emploi des visuels dans la communication technique ne se résument cependant pas à favoriser la compréhension chez le lecteur ou à rendre les documents plus attrayants : ils peuvent aussi avoir un impact persuasif déterminant. C’est le cas des graphiques, bien sûr, qui permettent de renforcer l’argumentation du texte en présentant certaines données de façon spectaculaire67. C’est d’ailleurs une tactique fréquemment utilisée dans la communication politique : qui n’a jamais reçu dans sa boîte aux lettres un prospectus avec des diagrammes à barres annonçant des statistiques affolantes ?

Outre les graphiques, les illustrations et les photographies ont aussi un potentiel persuasif important. Les dessins peuvent notamment aider les lecteurs à visualiser le résultat final d’un projet, et les photographies sont un excellent moyen de montrer, par exemple, une réalité problématique à laquelle il faut remédier68.

La signification d’un visuel est étroitement liée au contexte de communication dans lequel il est utilisé. Par conséquent, une même image n’aura pas nécessairement la même signification ni la même fonction d’un contexte à l’autre. Prenons l’exemple du symbole

«

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» : on le trouve sur le drapeau suisse, sur les calculatrices, dans les commandes des logiciels ou sur les boîtes à pharmacie, pourtant sa signification n’est jamais la même.