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I – La destruction de la subculture homosexuelle

1. Le mouvement homosexuel allemand

L’Allemagne est le berceau du militantisme homosexuel. La première organisation représentative des intérêts des personnes homosexuelles du monde a été créée en 1897 à Berlin sous l’égide du docteur Magnus Hirschfeld et de l’éditeur Max Spohr. Il s’agit du

WhK : Wissenschaftliches humanitäres Komitee, le Comité scientifique humanitaire, fondé

le 15. Mai 1897250. Dirigé par des intellectuels éclairés, le WhK envoie diverses pétitions pour l’abrogation du §175 du Code pénal allemand qui condamne les relations homosexuelles « contre-nature » et voue les hommes qui en sont victimes à l’opprobre sociale. Le Whk édite aussi des brochures d’éducation populaire251 et se constitue comme

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Et cela malgré l’existence du §175 dont l’application se réduisait au cas de relations sexuelles contre-nature entre hommes, c’est-à-dire au cas de coït anal.

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Ils concrétisent ainsi le souhait d’Heinrich Hössli et de Karl-Heinrich Ulrichs, tous deux considérés comme les précurseurs du mouvement homosexuel. Le premier est en 1836 l’auteur d’un ouvrage qui s’inscrit comme le préambule du combat politique des homosexuels pour la reconnaissance et l’égalité des droits, Eros : les

amours masculines des Grecs. Leurs corrélations à l’histoire, l’éducation, la littérature et le droit à travers toutes les époques (Heinrich Hössli, Eros : Die Männerliebe der Griechen, ihre Beziehungen zur Geschichte, Erziehung, Literatur und Gesetzgebung aller Zeiten, Berlin, Rosa Winkel, 1996 [1836]). Le second, docteur

en droit, est l’auteur de plusieurs études sur les Mystères de l’amour entre hommes (Forschungen über das

Räthsel der mannmännlichen Liebe, 1864). Et surtout le premier homme à s’engager pour la dépénalisation

des relations homosexuelles lors du congrès des juristes allemands de 1867. Cf. Hubert Kennedy, Karl

Heinrich Ulrichs: Leben und Werk, Hambourg, Männerschwarm, 2001.

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Ce que le peuple doit savoir du troisième sexe ? Was soll das Volk vom dritten Geschlecht wissen? (Brochure éditée à 5 000 exemplaires.)

un réseau pourvu d’antennes en Allemagne et dans les pays voisins. Suite à la création du

WhK, des revues et des organisations homosexuelles éclosent à travers tout le pays.

En 1907, l’affaire Eulenburg, qui met en cause le conseiller de l’empereur Guillaume II dans un scandale homosexuel, est à l’origine d’une série de grands procès. À la veille de la Première Guerre mondiale, les médias allemands présentent les homosexuels comme une corporation, comme un état dans l’État252. Après la Première Guerre mondiale, les mouvements homosexuels continuent à s’organiser. En 1919, le premier film en faveur de la reconnaissance des homosexuels est diffusé au cinéma, il s’intitule Différent des autres.

Encadré 1 : Anders als die Anderen, Différent des autres

D’une durée de 50 minutes, le film Anders als die Anderen (Différent des autres) réalisé par Richard Oswald, met en scène l’histoire du virtuose violoniste Paul Körner. Le film s’ouvre sur Paul Körner (Conrad Veidt) lisant les journaux du matin. Ils relatent une série de suicides apparemment inexplicables. Körner sait que c’est le

§175 du Code pénal allemand qui lie tous ces suicides. « Cet article de loi qui

condamne les relations homosexuelles est comme une épée de Damoclès pour les hommes qui aiment les hommes. »

Dans la scène suivante, Körner donne un concert. Après la représentation, il se fait aborder par Kurt Sivers, un jeune homme qui espère pouvoir devenir son élève. Dès la première leçon de musique, ils s’éprennent l’un de l’autre. Les parents de Sivers ne voient pas cette histoire d’amour d’un bon œil. Körner leur conseille de consulter son « mentor », le Dr Hirschfeld. Ce dernier demande à la famille Sivers de ne pas condamner le jeune Kurt car il n’est pas responsable de son orientation sexuelle. Alors que Körner et Sivers se promènent dans un parc, un homme interpelle Körner. Il s’agit de Franz Bollek, un prostitué qu’il avait rencontré lors d’un bal pour hommes. Bollek menace Körner de le dénoncer pour homosexualité s’il ne lui donne pas une grosse somme d’argent. Körner s’exécute, mais Bollek continue son odieux chantage. Le jour où Körner refuse de le payer, Bollek rentre par effraction chez lui. Pris en flagrant délit, les deux hommes en viennent aux mains. Durant la bagarre, Bollek avoue à Körner l’avoir dénoncé auprès de la police. Sachant cela, Kurt Sivers fuit et tente de survivre seul.

Découragé, Körner repense à son passé. Le premier souvenir qui lui revient remonte à l’internat, lorsque lui et son ami de l’époque Max sont découverts alors qu’ils s’embrassaient. Puis il se souvient de l’université et de sa vie d’étudiant solitaire, de son impossibilité à s’amuser dans les confréries et à faire comme les autres. Il se souvient aussi avoir consulté un hypnothérapeute qui n’a jamais rien pu changer à son orientation. Enfin, il se souvient avoir fait la connaissance d’un médecin dont la réaction était différente. Selon ce médecin, « l’amour pour une personne de même sexe n’est pas moins pur ou noble que l’amour pour le sexe opposé ».

De retour dans le temps présent, Körner décide d’emmener Else Sivers, la sœur de Kurt, à une conférence sur les « sexualités intermédiaires » donnée par Magnus Hirschfeld. Après la conférence, Körner se rend au commissariat et dénonce Bollek

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Florence Tamagne, Histoire de l'homosexualité en Europe. Berlin, Londres, Paris, 1919-1939, Paris, Seuil, 2000.

pour chantage. Par représailles, Bollek dénonce Körner pour homosexualité. Lors du procès, tous deux sont reconnus coupables par la justice : Bollek est condamné à trois ans de prison pour extorsion tandis que Körner échoppe d’une semaine de prison pour violation du §175. Cette condamnation ternit à jamais la réputation de Körner. Rejeté de la société, il n’obtient plus aucun contrat. Sa famille lui fait savoir qu’il n’existe plus qu’une seule solution pour s’en sortir honorablement : le suicide. Körner s’y résout.

Lorsqu’il apprend le décès de Körner, le jeune Sivers tente, lui aussi, de mettre fin à ses jours. C’est à ce moment que le docteur Hirschfeld intervient. Il convaint Sivers qu’il est de son devoir de rester en vie afin de faire changer les choses. En restant en vie, il peut restaurer l’honneur de Körner et lui rendre justice. À lui comme à tous ceux qui l’ont précédé et le suivront. Scientam ad Justiciam : la justice grâce à la connaissance !

En 1919, la sortie en salle de Différent des autres est l’objet de virulentes disputes entre camps progressistes et conservateurs. Le 6 juillet de la même année, Magnus Hirschfeld inaugure à Berlin l’Institut für Sexualwissenschaften, tout premier institut de sexologie.

En 1920, le Deutsche Freundschafts-Verband (DFV) est créé. Ce collectif regroupe les différents Freundschaftsbünde, les « associations d’amitié », qui avaient éclos depuis 1918. À partir de 1923, le DFV est renommé Bund für Menschenrechte (BfM), Fédération pour les droits de l’Homme253. La fédération comporte dès lors aussi une section féminine qui marque l’acte de naissance du militantisme lesbien. En 1929, elle est constituée de 48 000 membres dont 1 500 femmes.

Durant les années vingt, Berlin apparaît comme le point de passage obligé des homosexuels européens254. La capitale allemande est dotée d’une communauté homosexuelle masculine et féminine. C’est là que se trouvent les sièges des trois grandes organisations homosexuelles : le WhK, la GdE et le BfM.

À un niveau politique, plusieurs discours sur les homosexuels coexistent. Certains partis comme le parti communiste (KPD) ou le parti socialiste (SPD) adoptent une politique à deux visages. Ils soutiennent le mouvement homosexuel et réclament l’abrogation du §175 tout en profitant des scandales homosexuels pour mettre en cause la bourgeoisie et leurs opposants politiques255. Le parti nazi, le NSDAP est quant à lui franchement hostile à l’homosexualité et aux homosexuels. Il le fait savoir dès 1927, lors d’une discussion au Bundestag sur l’abolition du §175. Un député du NSDAP rappelle que

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Le BfM devient rapidement l’organisation de référence en Europe et en Amérique du Nord.

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Florence Tamagne, Histoire de l'homosexualité en Europe, op. cit., p. 59.

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« [le parti est] au contraire d’avis, que ces gens du §175, c’est-à-dire les actes sexuels contre-nature entre hommes, doivent être combattus de toutes nos forces, parce qu’un tel vice va conduire le peuple allemand à la ruine. Naturellement ce sont les Juifs, Magnus Hirschfeld et ceux de sa race, qui ici encore agissent en tant que guides et tant qu’initiateurs, au moment où toute la morale juive ravage effectivement le peuple allemand256. »

Homosexualité et judéité sont liées pour le parti nazi. Deux homosexuels juifs sont dans ce cadre mis en avant. Jusqu à sa mort en 1935, il s’agit de Magnus Hirschfeld. À patrir de 1936, il s’agit de Leopold Obermayer, négociant en vin suisse dont le procès pour homosexualité sera instrumentalisé par les nazis afin d’illustrer la menace d’un complot judéo-homosexuel.