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Du camp au front… l’incorporation de force des homosexuels

II – Les homosexuels dans les camps de concentration

3. De quelques cas particuliers

3.3 Du camp au front… l’incorporation de force des homosexuels

Dans ses mémoires, l’Alsacien Pierre Seel raconte que, quelques mois après sa libération du SL de Schirmeck il est convoqué par l’armée d’occupation allemande dans le cadre du RAD (Reichsarbeitsdienst), le Service de travail du Reich. Après six mois de préparation militaire, il est incorporé dans la Wehrmacht et envoyé sur le Front de l’Est457. Pierre Seel n’est pas une exception. Les parcours de Harry P. et de Heinz F. illustrent certaines ambiguités de la politique nazie vis-à-vis des homosexuels.

Le comédien Harry P. fait partie de ces homosexuels qui ont été incorporés de force dans la Wehrmacht immédiatement après leur libération de camp. Arrêté à plusieurs reprises en vertu du §175, il est condamné en 1936 à une peine de quinze mois de maison de redressement. Il est envoyé dans un camp de l’Emsland, le Moorlager Neusustrum, où

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Egon Sander était à la fois enregistré en tant que BV : Befristete Vorbeugungshaft (criminel de droit commun), mais aussi en vertu du §175 et encore en tant que Juif, d’où la lettre J.

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Dossier judiciaire LAB A Rep. 358-02, n° 119 355.

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Jusqu’en 1920 il servit d’ailleurs dans la Schwarze Reichswehr. Il s’agit de formations paramilitaires illégales créées après la démilitarisation de l’Allemagne en vertu du traité de Versailles.

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Sur la liste du convoi suivant pour Sonnenstein (7 juin 1941), nous retrouvons quatre autres homosexuels, dont un « BV-J-175 ».

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Cf. le Chapitre intitulé « Direction Smolensk » dans Pierre Seel, Moi Pierre Seel déporté homosexuel, Paris, Calmann-Lévy, 1994, pp. 61-110.

il travaille douze heures par jours dans les marcécages de la Frise. En 1939, immédiatement après sa libération, il est incorporé dans la Wehrmacht.

« Très rapidement, tout le monde a su que j’étais un homosexuel, un chaud de la jaquette et que j’avais été condamné en vertu du §175. Il est facile d’imaginer l’effet que ça a eu dans la troupe. Ensuite j’ai été muté en France. Mais là bas, le même théâtre a recommencé : voilà cette cochonne de pédale, ce cochon d’inverti, l’étalon pédé, etc. C’était insupportable. Puis j’ai été à nouveau transféré en Allemagne, à Iserlohn. Là, j’ai été relâché. Mais ils m’ont à nouveau arrêté [en 1943, suite à une dénonciation] et j’ai été placé six semaines en détention. Ça n’a pas duré longtemps jusqu’à ce que je me sauve une deuxième fois. Je ne supportais plus ces éternelles injures : voilà le chaud de la jaquette qui passe, l’enculé (Hinterlader). Personne ne peut supporter ce traitement sur la durée. En plus, j’étais le seul au sujet duquel « ils savaient », et j’étais vraiment tout seul. Tout ça, moi ça me dégoutait458. »

Après sa troisième évasion, Harry P. est à nouveau appréhendé. Il est alors incorporé dans le bataillon disciplinaire de la SS Dirlewanger459. Harry P. survit à cette expérience. Après la guerre, il ouvre son propre théâtre.

Encadré 4 : Les homosexuels dans la formation spéciale Dirlewanger

Connue pour la cruauté de ses membres, la formation spéciale Dirlewanger tire son nom de son commandant en chef, Oskar Dirlewanger460. Cette formation est l’une des unités de la SS qui a commis les pires atrocités durant la Deuxième Guerre mondiale. En 1943, elle est composée de cinq compagnies, dont deux d’hommes recrutés en

KZ461. Le 2 juillet 1943, un convoi de 321 Häftlinge en provenance de Sachsenhausen est destiné à alimenter la formation Dirlewanger qui est en opération à Minsk462. Les

Häftlinge portent le triangle vert ou le triangle noir, quinze d’entre eux ont été

internés en KZ pour homosexualité. Suite à cet arrivage, Oskar Dirlewanger écrit le 21 août 1943 à l’administration de la SS qu’il a renvoyé 44 Häftlinge :

« Après avoir pris connaissance des listes, j’ai eu une douce frayeur. J’ai pris la

décision de renvoyer 44 Häftlinge en KZ. En premier lieu, les sang-mêlé tsiganes, puis les stérilisés ainsi que les récidivistes condamnés pour crime contre-nature et enfin quelques cas très graves. J’espère qu’il me sera possible d’éduquer militairement ceux qui restent463. »

En examinant la liste des 270 hommes qu’il a conservés, nous retrouvons plusieurs homosexuels464. Willy Z. fait partie de ces homosexuels incorporés à la formation

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Hans Georg Stümke, Rudi Finkler, Rosa Winkel, Rosa Listen. Homosexuelle und "Gesundes

Volksempfinden" von Auschwitz bis heute, Hambourg, Rohwolt, 1981, p. 314.

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Goodbye to Berlin?, op. cit., p. 185.

460

Cf. Christian Ingrao, Les chasseurs noirs. La brigade Dirlewanger, Paris, Perrin, 2006 ; Rolf Michaelis,

Die SS-Sturmbrigade „Dirlewanger“. Vom Warschauer Aufstand bis zum Kessel von Halbe, Dresde,

Winkelried, 2006.

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Une compagnie allemande, deux compagnies de recrues issues des KZ, deux compagnies russes.

462

Sur la provenance exacte des Häftlinge voir Hans-Peter Klausch, Antifaschisten in SS-Uniform : Schicksal

und Widerstand der deutschen politischen KZ-Häftlinge, Zuchthaus- und Wehrmachtstrafgefangenen in der SS-Sonderformation Dirlewanger, Brême, Temmen, 1993, pp. 75-76.

463

Lettre d’O. Dirlewanger, 21.8.1943. Ibid., p. 82.

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Dirlewanger en septembre 1944. Richard Plant a publié son témoignage. Voici un extrait :

« Au départ, Dirlewanger ne savait pas que j’avais porté le triangle rose. […] Une

nuit, moi et deux autres avons eu l’ordre de nous lever. Nous devions nouer au niveau des bras et sur le pantalon sur les uniformes d’été de grands triangles roses. Ensuite, nous avons marché jusque dans une clairière. Il faisait en dessous de zéro degrés ». Des soldats [nous] ont alors attaché à des troncs d’arbres et […] sont retournés au camp de base465. »

Le cas de Heinz F. se distingue de celui de Harry P. dans la mesure où ce n’est qu’après avoir fait l’expérience de plusieurs camps qu’il est incorporé dans la Wehrmacht. Sa biographie a été écrite par Rainer Hoffschildt dans un ouvrage sur les homosexuels de Hanovre466. Né en 1905, Heinz F. entame des études de droit après son baccalauréat. Il s’installe par la suite à Munich où il développe un cercle de sociabilité homosexuel. Le 17 décembre 1935, il est arrêté par la Gestapo. Son arrestation fait suite, comme celle d’une vingtaine d’autres homosexuels présumés, à l’arrestation d’une de ses connaissances. Il est d’abord interné à la prison de Bielefeld, ensuite il est transféré à la prison de Munich et enfin à Dachau. Placé en garde à vue durant deux ans et demi à Dachau, sa situation est relativement correcte jusqu’à ce qu’un nouveau commandant dirige le camp, Theodor Eicke. Ce dernier impose un régime de rigueur aux concentrationnaires et tout particulièrement aux homosexuels. Ils sont affectés au commando « rouleau compresseur » et doivent aplanir des terrains sur lesquels seront construites des routes.

En juillet 1937, il est libéré. Un an plus tard, il est à nouveau arrêté et incarcéré. La raison de sa seconde arrestation reste méconnue. Cette fois, il est interné à Buchenwald et y reste jusqu’en 1942. Affecté à la compagnie pénitentiaire, Heinz F. dit avoir de la chance, puisqu’il est au concassage. Avec un autre homosexuel de Berlin, ils remplissent des wagonnets de pierres issues de la carrière. Heinz F. rapporte avoir rencontré plusieurs homosexuels à Buchenwald, dont un juif qui porte le triangle rose et un jeune Tsigane homosexuel, qui se suicide à l’âge de 24 ans au camp. Il fait alors la connaissance de l’ancien cuisinier de Ernst Röhm.

En 1942, il est transféré à Natzweiler. Cette période est selon ses dires la pire de toutes. Dans ce camp, il fait la connaissance de deux homosexuels de Hanovre. Le premier est le propriétaire d’un kiosque à journaux, un « type macho de robuste stature » qui meurt

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Un médecin Soviétique sauva la vie de Willy Z. Cf. Richard Plant, Rosa Winkel. Der Krieg der Nazis

gegen die Homosexuellen, Francfort/M., 1991 [1986], pp. 173 sq.

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Ce parcours est reconstitué grâce aux travaux de Rainer Hoffschildt. « Wegen Homosexualität beinahe zehn Jahre in Konzentrationslagern – das Bericht eines Zeitzeugen », in Rainer Hoffschildt, Olivia. Die bisher

geheime Geschichte des Tabus Homosexualität und der Verfolgung der Homosexuellen in Hannover,

de « faiblesse généralisée ». Le second est un droguiste. Il le présente comme un homme efféminé qui n’a jamais fait mystère de son homosexualité. À la fin de l’année 1942, il est à nouveau transféré, à Sachsenhausen. À ce moment les industries qui exploitent les concentrationnaires ont besoin de main d’œuvre supplémentaire. Pour cette raison, le commando disciplinaire lui est épargné, il est affecté aux ateliers de la firme aéronautique Heinkel en tant que secrétaire d’atelier.

Depuis le début de son internement, le père de Heinz F. œuvre pour la libération de son fils. Il ne comprend pas comment il a pu être condamné sans faire l’objet d’un jugement. Dans le cadre de ces démarches, il se rend à de nombreuses reprises auprès de la Gestapo et plaide sa cause jusqu’à Berlin. En 1944, les démarches aboutissent enfin : la Gestapo ordonne la libération de Heinz F. et son transfert à la prison de Munich. Mais en raison des bombardements, le transport dans lequel il se trouve est obligé de rebrousser chemin. Heinz F. retourne à Sachsenhausen. En janvier 1945, la procédure de transfert aboutit, il est conduit dans une maison d’arrêt à Munich. Le 1er mai 1945, soit huit jours avant la capitulation de l’Allemagne nazie, Heinz F. est incorporé de force dans la

Wehrmacht. Le 9 mai son unité est dissoute. Après la guerre, il s’installe à Hanovre

jusqu’à sa mort en 2001.

Conclusion intermédiaire

Dans les camps, les homosexuels forment véritablement une minorité statistique (moins de 1% du total des internés)467. Isolés géographiquement et socialement des autres internés, ils sont à la fois victimes des SS et de leurs compagnons d’infortune. L’homophobie ambiante dans les camps semble être le reflet de celle existant dans la société. Effet du « pouvoir absolu », les homosexuels sont prioritairement désignés par leurs camarades « hétérosexuels » pour être transférés vers les camps aux conditions de vie les plus rudes. Cette logique explique pourquoi le taux d’homosexuels est élevé lors de l’établissement de nouveaux KZ. Leur étiquette d’homosexuel les prédestine aussi à servir de cobayes (émasculations à Sachsenhausen, « épreuves de normalisation » à Ravenbrück, « traitement hormonal » à Buchenwald). Comparé aux autres groupes de détenus allemands, l’espérance de vie des homosexuels est nettement inférieure (tout comme la probabilité d’être libéré). Qui plus est, parmi les homosexuels qui sont libérés, un nombre non négligeable d’entre eux sont incorporés de force dans la Wehrmacht ou dans des bataillons spéciaux de la SS. Quelques cas exceptionnels d’homosexuels ayant su s’élever dans la hiérarchie des camps nous sont parvenus. Ces derniers semblent se comporter à

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L’absence de statistiques comparables entre KZ rend impossible à l’heure actuelle l’établissement d’un tableau synthétique.

l’instar des autres déténus détenteurs de fonction et entretiennent des relations amicales, affectives voire sexuelles avec d’autres hommes. Ce point nous amène à nous interroger sur l’homosexualité dans les camps.