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II – Mémoire de papier et mémoire de pierre en Allemagne

Dans cette partie, nous allons tout d’abord nous intéresser à la construction d’une mémoire de papier. Témoignages et articles de journaux publiés dans la presse homosexuelle allemande en constituent les fondements. Ensuite, nous allons examiner les processus qui ont conduit à la réalisation d’un mémorial national en souvenir des homosexuels persécutés durant le nazisme. Nous pouvons considérer que le mémorial est

une modalité de la reconnaissance. Cette reconnaissance « dans la pierre » est la

conséquence d’une multitude de mobilisations sociales dont la mémoire est l’un des enjeux.

D’un point de vue sociologique, il s’agit de comprendre comment les militants de la mémoire ont construit une cause, comment ils l’ont rendue recevable auprès de l’opinion publique, comment ils ont transformé une question privée en un problème public. Transformer un fait privé et secret (être une personne homosexuelle persécutée par les nazis pour ce motif) en un problème public est le défi que les militants de la mémoire homosexuelle ont dû relever. Pour parvenir à rendre leur cause légitime, ils ont dû configurer des responsabilités, trouver des publics auxquels s’adresser, produire des statistiques et des rapports d’expertise, provoquer de l’indignation, révéler des mécanismes de stigmatisation, évaluer des dommages et demander des réparations. Selon la perspective proposée dans cette étude, je montre que le mémorial est considéré comme la solution proposée par les militants porteurs de la mémoire homosexuelle afin de résoudre le problème public, celui du déni. Comme dans le cas d’autres groupes de victimes du nazisme, les homosexuels ont d’abord dû relever des défis d’ordre juridique. L’homosexualité est restée pénalement condamnée en Allemagne jusqu’en 1969. Aussi banal que cela puisse paraître, une personne condamnée légalement, un criminel, ne pouvait pas être en même temps reconnu comme victime.

Dans la première partie de cette section, nous allons aborder la dimension juridique du problème de la reconnaissance. Ensuite, il s’agit d’examiner un processus qualifié de

translation mémorielle, c’est-à-dire examiner comment des lieux de mémoire

« authentiquement artificiels » sont venus concurrencer des lieux de mémoire « historiquement authentiques ». Dans la troisième partie de cette section, nous envisagerons plus précisément le processus d’esthétisation de la mémoire.

1. Dimension juridique du processus de reconnaissance

La réalisation d’un mémorial en Allemagne a exigé deux types de reconnaissances. Premièrement la reconnaissance individuelle des personnes homosexuelles en tant que victimes du nazisme ; deuxièmement la reconnaissance du groupe en tant que groupe de victimes du nazisme. Ce dernier point est conditionné par la création d’organisations fédèrant et représentant les membres du groupe dans la durée. Dans la section précédente, nous avons vu que l’organisation collective des personnes homosexuelles remonte en Allemagne à 1897. Nous avons aussi vu que le Bundesverfassungsgericht, le Tribunal constitutionnel fédéral avait confirmé dans un arrêt rendu en 1957 que la persécution des homosexuels sous le « IIIe Reich » ne faisait pas partie des atrocités commises par les nazis. D’ailleurs, la condamnation des relations homosexuelles a perduré jusqu’en 1969, date de l’abrogation du §175. Ce dernier élément explique en partie pourquoi, jusqu’en 1970, les personnes persécutées par les nazis pour homosexualité préféraient ne pas de se faire connaître comme telles.

1.1 Les homosexuels, des victimes « non reconnues »

1.1.1 Un impossible aveu

Dès 1945, la qualité de victime du nazisme est fixée selon des critères précis. Pour être reconnu en tant que victime, il faut « avoir été persécuté par le régime national-socialiste pour des raisons d’ordre raciste, religieux ou politique ». Les Sintis et les Roms (les Tsiganes) et les homosexuels sont exclus du processus de reconnaissance car ils sont associés à deux catégories non-reconnues : les « criminels » et les « asociaux ».

S’agissant de l’homosexualité, en plus d’être pénalement condamnée, elle l’est aussi socialement517. Au lendemain de la libération, faire aveu d’homosexualité, signifie se rendre suspect et se voir éventuellement à nouveau condamné par la justice. Hans-Joachim Schoeps, un des premiers à soulever publiquement ce problème, remarque qu’en tant que juif il est désormais protégé de toute condamnation légale, mais non en tant qu’homosexuel518. Aussi, s’agissant des victimes reconnues, celles qui n’étaient pas de « bonnes mœurs » étaient vouées à la « disqualification ».

Dans une étude sur la reconnaissance des victimes du nazisme entre 1945 et 1949, Susanne zur Nieden montre que le statut de victime du nazisme n’est en rien inaliénable.

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À ce niveau, rappelons que d’après les données disponibles, 16 % des hommes internés en camp pour « homosexualité » étaient mariés.

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Hans-Joachim Schoeps, « Überlegungen zum Problem der Homosexualität ». In Hermanus Bianchi, Der

Suite à une dénonciation, des personnes pouvaient se voir retirer leur qualité de victime du nazisme si jamais elles étaient reconnues comme indignes de porter ce titre519. Au sein des archives de l’organisation chargée d’attribuer le titre de victime du fascisme, un registre intitulé « Personnes disqualifiées » comprend les dossiers de ces personnes dégradées520. Prenons le cas de Richard Ewald. Sa qualité de victime du fascisme lui a été accordée en vertu de son engagement antifasciste et de son soutien à des personnes juives. Suite à une dénonciation anonyme l’accusant d’être homosexuel, une enquête est ouverte par l’OdF. Elle révèle que Richard Ewald avait été condamné à une peine de prison pour homosexualité avant son internement en camp de concentration. Après avoir purgé sa peine de prison, il a été transféré en camp de concentration521. Parce qu’homosexuel, le survivant des camps de Sachsenhausen et Theresienstadt s’est vu retirer sa carte de victime du nazisme. De plus, il a été nouvellement condamné par la justice en tant que criminel récidiviste.

Dans le cas de Hertha Stern, rescapée juive d’Auschwitz, la dénonciation a émané de la propriétaire du logement qu’elle occupait avec sa sœur. Accusée d’avoir séduit la fille de la propriétaire (âgée de 30 ans au moment des faits), cette dernière a demandé à l’OdF de vérifier si Hertha Stein était digne d’être considérée comme victime du nazisme au vu de ses mœurs. Ce cas diffère du précédent pour trois raisons :

1) car l’homosexualité féminine n’est pas condamnée en Allemagne pénalement ;

2) car Hertha Stein est juive, déportée à Auschwitz pour ce motif ;

3) car la dénonciation se rapporte à un événement postérieur à la guerre.

Pourtant, ce sont bel et bien ses mœurs qui ont conditionné sa disqualification. Selon l’OdF, le « comportement [de Hertha Stein] portait atteinte à la dignité des victimes du fascisme522 ». En fin de compte, l’étude de Susanne zur Nieden montre que, même dans des situations où l’homosexualité n’est pas légalement condamnée, elle le reste socialement. Elle montre aussi que la disqualification pour motif d’homosexualité peut aussi bien être justifiée en raison d’un événement antérieur qu’en raison d’un événement postérieur à l’internement en camp de concentration.

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Jusqu’en 1948, l’organisation OdF, Opfer des Faschismus (Victimes du fascisme) centralisait à Berlin les demandes de reconnaissance des victimes du nazisme et délivrait les cartes de « victime ».

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Terme employé par l’historienne Susanne zur Nieden. Entre 1945 et 1969, 43 homosexuels ont effectué des démarches de reconnaissance. La plupart des personnes disqualifiées l’ont été suite à une dénonciation.

Cf. Susanne zur Nieden, Unwürdige Opfer. Die Aberkennung von NS-Verfolgten in Berlin 1945 bis 1949,

Berlin, Metropol, 2003.

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Appliquée aux homosexuels, la « détention préventive en camp de concentration » devait leur éviter de récidiver et les redresser.

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1.1.2 Les premiers témoignages

Les premiers témoignages émanant de personnes homosexuelles apparaissent de manière parcellaire durant les années 1950 dans des revues homophiles. Classen von Neudegg, publie entre 1954 et 1955, dans six livraisons de la revue Humanitas, les souvenirs de son expérience concentrationnaire. Dans la série « Schicksale », (« Destins523 », il y traite du quotidien au camp de Neuengamme. En 1957, une nouvelle intitulée Ils ont été dénoncés. Une histoire vraie du temps de la guerre hitlérienne est publiée dans la revue homophile der Weg524. Elle met en scène une histoire d’amour et

d’amitié entre un officier issu de la noblesse allemande et un simple soldat. En 1958, c’est dans la revue homophile die Runde que les souvenirs d’un survivant homosexuel sont publiés525.

Il faut ensuite attendre dix ans pour que le sujet soit publiquement thématisé. En 1969, l’hebdomadaire der Spiegel consacre un dossier spécial à l’abrogation du §175. C’est à cette occasion que la persécution des homosexuels par les nazis est abordée526. Cependant, cet article ne laisse pas la place à la parole des survivants.

En 1972, l’éditeur hambourgeois Merlin accepte de publier le témoignage dit de Heinz Heger sous le titre, Die Männer mit dem Rosa Winkel (Les hommes au triangle rose527). Issu d’une famille de la bourgeoisie autrichienne, J. Kohouts (alias Heinz Heger) est arrêté à Vienne, à l’âge de 22 ans. Après six mois d’emprisonnement, il est interné « préventivement » à Sachsenhausen. À son arrivée au camp, il se retrouve d’abord dans le bloc réservé aux « 175 ». Quelques mois plus tard, il est transféré au camp de Flossenbürg. Là-bas, le doyen du Block, le Blockältester, lui fait des avances. Heinz Heger les accepte. Ce choix stratégique lui permet d’améliorer son quotidien de triangle rose. Le temps passant, il est un jour nommé Stubendienst, assistant de chambrée, et bénéficie du statut de protégé du Blockälteste. (Par la suite, son protecteur est nommé doyen du camp,

Lagerälteste.) Une fois « célibataire », Heinz Heger est « acheté » par un capo, Tsigane de

Hongrie. Grâce à ses relations, il devient lui-même capo en 1942. Cette nomination s’explique par la convergence de deux facteurs. D’une part car il est parvenu à développer

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Respectivement dans les numéros 2/1954, 3/1954, 5/1954, 7/1954, 12/1954, 2/1955 de la revue.

524

Walter Albrecht, « Sie wurden verraten. Wahre Begebenheit aus der Zeit des Hitler-Krieges », Der Weg, 1957/4, 1957, pp. 104-110.

525

Karl-Heinz Steinle, « Die Geschichte der Kameradschaft die Runde 1950 bis 1969 », Hefte des Schwulen

Museums, 1, 1998, pp. 12-13.

526

« Paragraph 175: Das Gesetz fällt. Bleibt die Ächtung? » (« Paragraphe 175, la loi tombe. Et la proscription ? »), Der Spiegel, 12.5.1969, pp. 55-76.

527

Heinz Heger, Die Männer mit dem rosa Winkel. Der Bericht eines homosexuellen über seine KZ-Haft von