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I - Éléments contextuels sur le mouvement homosexuel allemand

Entre 1945 à 1949, les territoires correspondant à ce qui est l’Allemagne actuelle sont placés sous le contrôle des forces alliées. Ce n’est qu’à partir du 23 mai 1949, date de la création de la République fédérale, que l’on peut à nouveau parler d’Allemagne499. La République démocratique d’Allemagne est quant à elle proclamée le 7 octobre 1949. Tandis que la RFA choisit de conserver le paragraphe 175 dans sa version (nazie) de 1935, la RDA opte pour la version dite de la République de Weimar. La même année, le WhK, le comité scientifique humanitaire, qui avait été dissout en 1933, renaît de ses cendres à Francfort.

Durant les années cinquante, les homosexuels ouest-allemands sont condamnés par les mêmes juges que ceux qui les avaient condamnés avant la chute d’Hitler. En 1950 à Francfort, l’arrestation par la police d’un jeune prostitué conduit à l’ouverture d’une enquête judiciaire auprès de 240 hommes. 100 sont arrêtés pour présomption de crime d’homosexualité, 75 sont condamnés et cinq se suicident500. À côté de la police qui veille, les églises catholique et luthérienne prêchent la condamnation des homosexuels. L’influent

Volkswartbund, ligue pour la vertu sous la tutelle de la conférence des évêques catholiques

d’Allemagne, n’y est d’ailleurs pas étranger501.

C’est dans ce contexte que le Bundesverfassungsgericht, le Tribunal constitutionnel fédéral, confirme dans un arrêt de 1957 la légalité de la persécution des homosexuels durant le « IIIe Reich »502. Selon la Haute cour, la persécution des homosexuels ne fait pas partie des atrocités commises par les nazis.

499

Nous traitons ici du second mouvement d’émancipation homosexuelle en Allemagne de l’Ouest. (Il émane du mouvement étudiant.) On qualifie de « Premier mouvement homosexuel », les organisations militantes des fondées à la fin du XIXe siècle. La création du WhK, le Comité scientifique humanitaire en 1896, à Berlin en serait l’événement fondateur. Le mouvement homosexuel qui se constitue à partir de 1969 en Allemagne de l’Ouest est appelé « Deuxième mouvement homosexuel ». Les critiques distinguent à ce propos l’Homosexuellenbewung (le mouvement homosexuel) de la Schwule Bewegung (le mouvement pédé). Ce mouvement ne se constitue qu’en République fédérale – et des étudiants en sont à l’origine.

500

Cf. Dieter Schiefelbein, « Wiederbeginn der juristischen Verfolgung homosexueller Männer in der Bundesrepublik Deutschland: Die Homosexuellen-Prozesse in Frankfurt am Main 1950/1 », Zeitschrift für

Sexualforschung, 5, 1992, p. 60 sq.; Andreas Pretzel, « From Persecution to Liberalisation: Politics and

Homosexuality in the Early Years of the Federal Republic of Germany », Postwar Homosexual Politics :

1945-1970, Instituut van sociologie, UvA, Amsterdam, 4/5.8.2007, p. 9.

501

Ibid., p 10.

502

Près de 45 000 condamnations pour homosexualité sont prononcées entre 1950 et 1966503. Les élections de 1966 signent l’émergence d’une grande coalition. La nomination du Chancelier Kurt Georg Kiesinger, qui succède à Konrad Adenauer, participe d’une libéralisation du climat politique. Une grande réforme du droit pénal est engagée : le 25 juin 1969, l’adultère et les relations homosexuelles entre hommes majeurs consentants sont dépénalisées504.

De l’autre côté de l’Atlantique, le Gay Liberation Front est fondé à New York (28/29 juin 1969). Suite à cela, des groupes de libération gay sont créés dans de nombreuses villes d’Amérique et quelques mois plus tard en Europe. À Berlin, c’est la diffusion du film Ce

n’est pas l’homosexuel qui est pervers mais la situation dans laquelle il vit qui marque la

naissance du mouvement d’émancipation homosexuel allemand. Le 4 juillet 1971, le film de Rosa von Praunheim Nicht der Homosexuelle ist pervers, sondern die Situation, in der

er lebt (Ce n’est pas l’homosexuel qui est pervers mais la situation dans laquelle il vit) est

présenté au festival du film de Berlin505. Il met en scène les péripéties d’un jeune provincial homosexuel qui arrive à Berlin et découvre la subculture homosexuelle. Quelques semaines après, l’Homosexuelle Aktion West-Berlin (HAW), l’Action homosexuelle de Berlin Ouest, est créée le 15 août 1971. Cette organisation, en lutte contre le capitalisme et le patriarcat joue deux ans durant le rôle de moteur du mouvement homosexuel berlinois. Dès cet instant, les militants réclament qu’on les appelle Schwul, pédé506. Ils cherchent aussi un symbole pour représenter le mouvement. Quelques membres du HAW, ceux qui ont lu le livre de Heinz Heger (Les hommes au triangle rose), suggèrent de faire du triangle rose le signe de ralliement du mouvement pédé.

En 1971 est aussi créée la Deutsche Homophile Organisation (DHO), l’Organisation homophile allemande. Son fondateur, Jürgen Neumann, a été exclu du NPD, le parti

503

Sur 100 000 cas, 45 000 condamnations ont été prononcées entre 1950 et 1965 (tandis qu’entre 1918 et 1933, durant la République de Weimar, seules 9 375 hommes avaient été condamnés). Cf. Goodbye to

Berlin?, op. cit., p. 196.

504

Les relations homosexuelles masculines ont été dépénalisées en 1968 par la Volkskammer de la RDA (soit un an avant la RFA).

505

Le premier film d’émancipation homosexuelle diffusé après-guerre est Anders als Du und Ich (Différent de

toi et de moi), réalisé par Veit Harlan en 1957. (Harlan est surtout connu pour avoir réalisé le film de

propagande nazi Jud Süss en 1940.) À propos du film Anders als Du und Ich, cf. Frank Ahland, « "Da wird geändert, und du weisst nicht wie". Der Skandal um den Film Anders als du und Ich von Veit Harlan aus dem Jahr 1957 », Invertito, 10, 2008, pp. 79-103.

506

Ce processus d’appropriation du stigmate est résumé par Andreas Salmen et Albert Eckert, auteurs d’une contribution sur le mouvement homosexuel, comme suit : « ce que l’on appelait déjà “homosexuel” dans les années vingt, s’appelait avec beaucoup de précaution “humanitaire”, ou de façon plus explicite “homoérotique” et presque de manière progressive “homophile » dans les années cinquante. Les organisations créées après la libéralisation s’appelaient organisations “homophiles” mais toujours pas “homosexuelles”. Le terme spécialisé issu de la médecine était explicite quant à sa signification : il en allait des relations sexuelles. […] Pédé, le mot qui faisait le plus mal est celui que le nouveau mouvement avait choisi pour se définir ». Andreas Salmen et Albert Eckert, 20 Jahre bundesdeutsche Schwulenbewegung 1969-1989, Cologne, BVH, 1989, p. 22.

politique d’extrême droite, en raison de son homosexualité. En mars 1972, il est le premier à déposer une gerbe de fleurs en souvenir des victimes homosexuelles du nazisme. Ce geste a lieu au mémorial de Berlin Plötzensee et a pour but de « dénoncer la non-reconnaissance des homosexuels en tant que victimes du nazisme507. » L’initiative n’a que très peu d’écho au sein des organisations homosexuelles de gauche, alors peu enclines à commémorer quoi que ce soit. À ce moment, les groupes homosexuels révolutionnaires sont préoccupés par l’avenir et non par le passé.

Le triangle rose, comme outil au service de l’action politique fait son apparition effective en 1975. Au mois de mars, HAW-Info, la revue de l’HAW, publie un article intitulé « Les hommes au triangle rose ». Les auteurs encouragent les homosexuels à se rendre visibles en portant publiquement le triangle rose sous forme de badge508. Par ce geste, « ils peuvent rappeler la persécution dont ils ont été l’objet sous le fascisme, parce qu’aujourd’hui encore la discrimination n’a pas cessé509. »

Quelques semaines plus tard, les militants homosexuels déposent à Dachau une gerbe en souvenir des hommes au triangle rose. Réalisé en un lieu « authentique » par une association militante homosexuelle510, cet acte marque la première tentative d’inclusion des homosexuels au sein du martyrologe ouest-allemand des victimes du nazisme. (Le premier dépôt de gerbe en souvenir des victimes homosexuelles du nazisme dans un mémorial d’un KZ est-allemand, a lieu à Buchenwald en 1983.)

Au mois de mai, l’HAW organise une manifestation d’homosexuels à Berlin511. Les militants arborent des triangles roses avec les lettres S, C, H, W, U et L (Schwul)512. Jusqu’à la fin des années 1970, le triangle rose s’impose en Allemagne comme symbole du deuxième mouvement d’émancipation homosexuelle.

En Allemagne, les années 1980 sont marquées par un phénomène de spécialisation et de création de groupes de travail homosexuels au sein de syndicats, partis politiques et de

507

Le dépôt de gerbe a eu lieu le 19 mars 1972. Une quinzaine de personnes y assistent. La couronne commémore les homosexuels morts en camps de concentration. Pikbube, 5, 1972, pp. 5,7.

508

Ina & Funny, « Die Männer mit dem Rosa Winkel », HAW-Info, 18, mars 1975, p. 8.

509

Ibid.

510

Cf. Erik N. Jensen, « The Pink Triangle and Political Consciousness: Gays, Lesbians, and the Memory of Nazi Persecution ». In Sexuality and German Fascism, Dagmar Herzog (dir.), New York/Oxford, Berghan, 2005 [2002], pp. 319-49, p. 336.

511

Le terme schwul signifie au départ pédé. Il est injurieux. Suite à l’adoption du terme par le mouvement homosexuel et à son institutionnalisation, il est aujourd’hui employé dans le langage courant de sorte que sa traduction française contemporaine la plus adéquate serait gay.

512

« Mai 1975 - Die HAW veranstaltet die erste Rosa-Winkel-Aktion in der Öffentlichkeit. Der Rosa-Winkel

soll zum allgemeinen Schwulenzeichen werden, um so eine historische Verbindung zur Verfolgung der Homosexuellen im Dritten Reich herzustellen ». Michael Holy, « Einige Daten zur zweiten deutschen

Homosexuellenbewegung (1969-1983) ». In Schwule Regungen - schwule Bewegungen, Willi Frieling (dir.), Berlin, Verlag rosa Winkel, 1985, pp. 183-200.

l’église luthérienne513. Le parti libéral, FDP, est le premier à intégrer les droits des homosexuels parmi ses revendications en 1981. En 1982 le Lesbenring est créé. Il se donne pour mission de représenter les lesbiennes et d’agir en tant que groupe de pression514. La création de cette association entame la division en Allemagne, entre des mouvements représentatifs des revendications des hommes gays et un mouvement représentatif des femmes lesbiennes. L’unité est cependant de courte durée. En 1985, un scandale pédophile éclate. Alice Schwarzer, rédactrice en chef de la revue féministe

Emma, met à jour la tentative effectuée par des hommes pédophiles, membres du parti

Vert, d’inscrire la dépénalisation de la pédophilie dans le programme du parti515. Suite à cela, les lesbiennes font front commun avec le mouvement féministe. Le scandale de 1985 et l’épidémie du sida minent le mouvement homosexuel allemand qui se retrouve isolé.

C’est dans ce contexte que la question de la reconnaissance des victimes homosexuelles du nazisme est formulée devant le Bundestag. Mme Schoppe, députée des Verts, demande au gouvernement fédéral qu’il reconnaisse la persécution des homosexuels durant le « IIIe Reich »516. Quelques jours plus tard, en écho à cette question, le Président de la République, Richard von Weizsäcker mentionne pour la première fois les homosexuels parmi les victimes du nazisme lors de son discours tenu devant le Bundestag à l’occasion du quarantième anniversaire de la Libération, le 8 mai 1985. Cet acte de reconnaissance dans le discours s’inscrit comme la référence de toutes les revendications mémorielles ultérieures formulées par le mouvement homosexuel allemand.

Les derniers jours de la RDA sont marqués par la création d’une organisation représentative des intérêts des hommes homosexuels. Le 19 février 1990, la SVD,

Schwulenverband in Deutschland, l’organisation des gays en Allemagne, est fondée à

Berlin. Résolu à se faire entendre, le SVD lance l’action mariage en 1992, qui demande l’égalité des couples homosexuels devant la loi. Des couples d’hommes et de femmes déposent des demandes de mariage dans plusieurs villes d’Allemagne. L’action connaît un grand écho médiatique. En 1999, cette association se renomme LSVD, Lesben und

Schwulen Verband Deutschland et se présente à partir de ce moment comme l’organisation

représentative des gays et des lesbiennes en Allemagne. Cette organisation s’est donnée pour mission de lutter pour l’émancipation des homosexuels, pour leur participation à la

513

L’organisation du festival Homolulu à Francfort en 1979, qualifié de « Woodstock des pédés » par Salmen et Eckert, marque l’apogée du mouvement homosexuel des années 1970.

514

Malgré la création d’un centre d’action lesbienne, LAZ : Lesbisches Aktion Zentrum, à Berlin en 1974, les formes d’organisation politique des lesbiennes sont restées précaires. Ina Kuckuc, Der Kampf gegen

Unterdrückung. Materialen aus der deutschen Lesbierinnenbewegung, Munich, 1975.

515

Cf. Lorenz Böllinger, « Sexualstrafrecht und Herrschaft. Überlegungen zum „Kindersex-Skandal“ der Grünen/Nordrhein-Westfalen », Kritische Justiz, 19 (1), 90-101.

516

Drucksache 10/3084 (10.4.1985) et Drucksache 10/3161 « Verfolgung der Homosexuellen während des NS-Regimes » (30.4.1985).

vie sociale et politique et pour leur intégration au sein de la société. Depuis 2000, la LSVD dispose d’un bureau fédéral à Cologne et d’antennes « régionales » dans chaque Land. À partir de 2001, la LSVD s’est engagée dans le processus de reconnaissance des homosexuels en tant que victimes du nazisme. Ce point va être plus longuement développé dans la section qui suit.