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CHAPITRE I : LES VISAGES DE LA RHÉTORIQUE

A. L’évolution de l’enjeu rhétorique dans le Gorgias

2. Le mouvement général du dialogue

a. Le prologue, anticipation des thèmes du dialogue

Une anecdote bien connue rapporte que Platon aurait longuement réfléchi à la première phrase de la République. Ce souci accordé à la composition du prologue est également manifeste dans le Gorgias. Le lecteur averti saura reconnaître l’annonce des enjeux majeurs de la discussion dans les vingt-six premières lignes du dialogue. Ainsi, les deux premiers mots du texte qui appartiennent à un proverbe prononcé par Calliclès ont été abondamment commentés79 : « Guerre et combat (πολέμου καὶ μάχης), c’est

comme tu fais, Socrate, qu’il en faut, dit-on, prendre sa part ! » (447a1). Pour quelles raisons ? Le Gorgias est d’abord le dialogue qui traite le plus explicitement et directement de la Guerre du Péloponnèse et de ses origines, en critiquant ouvertement les choix politiques des dirigeants d’Athènes. Ces deux mots témoignent aussi de la violence qu’atteindra l’échange entre Calliclès et Socrate. Mais le reste de la phrase sur lequel on insiste moins est tout aussi important. Calliclès émet un reproche symbolique au philosophe, ce dernier ne prend pas sa part au combat (μεταλαγχάνει, 447a2). Cette réprobation a plusieurs échos. D’une part, on a déjà ici la ligne de fracture entre le

polupragmôn, l’homme d’action impliqué dans la cité que représente Calliclès et le

philosophe apragmôn, vivant en retrait. Si Socrate arrive en retard à la guerre, cela laisse entendre qu’il ne participerait pas à la défense et à l’unité de sa cité80. Dans cette

perspective se dessine le fait que philosopher à un âge avancé est un motif de désapprobation sociale. D’autre part, le verbe « prendre sa part » anticipe le conflit sur la compréhension de la justice entre Calliclès et Socrate. En effet, pour le politicien ambitieux, celui qui est meilleur devra avoir une plus grande part que les autres, démesure que Socrate dénoncera, arguant que c’est le savoir qui permet de déterminer la part juste pour chacun (490a-e). À cette apostrophe, Socrate réplique en corrigeant le proverbe de

79 Pour ne citer qu’un seul exemple : Doyle, James, « On the First Eight Lines of Plato’s Gorgias », The

Classical Quarterly, vol. 56, no. 2, décembre 2006, pp. 599‑602.

80 Bien plus tard dans le dialogue,Calliclès rapprochera les propos de Socrate de ceux tenus par des partisans

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Calliclès, un geste significatif de leur futur rapport81. Ce n’est pas à une bataille, mais à

un festin que le philosophe est arrivé en retard, car la rhétorique gorgianique n’est en effet jamais très loin de la nourriture, de la cuisine et de la pâtisserie, anticipations de sa critique. L’hédoniste qu’est Calliclès se saisit de cette image et renchérit en soulignant qu’il ne s’agit pas de n’importe quelle fête que Socrate a manqué, celle-ci est supérieure aux autres, car plus raffinée (ἀστείας, 447a5). Par la beauté de son discours, Gorgias a donné à son public de « nombreuses et belles choses » lors de sa conférence. Or, si Socrate n’a pu profiter du plaisir que devait procurer ses belles paroles82, c’est parce qu’en

tant que philosophe (et véritable homme politique ?), il traînait sur l’agora en compagnie de Chéréphon, n’ayant pas de plus importante occupation que celle de dialoguer avec ses concitoyens. Une fois ces quelques répliques échangées, comment faire pour établir le dialogue entre Socrate et Gorgias ? Heureusement, Chéréphon se propose de remédier (ἰάσομαι, 447b1) à la situation, par son amitié avec Gorgias. En employant ce verbe, Platon introduit subrepticement une allusion à l’art médical qui s’opposera à l’empirie rhétorique. Calliclès révèle alors que Gorgias est hébergé chez lui (sa proximité avec la rhétorique est affirmée d’emblée) et invite les deux personnages à venir l’entendre dans sa maison privée. Mais, dernier élément symbolique du prologue, Calliclès interprète de travers la venue de Socrate, pensant que celui-ci voulait nécessairement entendre la conférence de Gorgias. Or, c’est le contraire, si le philosophe se présente en retard, c’est pour éviter la macrologie du rhéteur et pouvoir dialoguer (διαλεχθῆναι, 447c1). Socrate précise alors l’objet de sa venue : il désire savoir ce qu’est la puissance de l’art que possède et enseigne Gorgias (447c-2). Le prologue se termine par une réplique de Calliclès, qui rapporte la promesse de Gorgias de répondre à toute question, une prétention que le rhéteur décevra. Par cette brève analyse, on voit que le prologue anticipe à bien des égards les sujets principaux du dialogue et révèle déjà certains traits psychologiques des personnages.

b. La temporalité du dialogue : présent, passé, futur

Pour rechercher le mouvement général du dialogue, on peut commencer par observer un indicateur important, sa temporalité. Que nous apprennent les références

81 Socrate souhaite en effet corriger Calliclès, cette intention est clairement manifestée dans la

conversation : « Socrate : – Voilà un homme qui ne supporte pas qu’on lui soit utile et qu’il subisse cela même qui est l’objet de notre conversation, je veux dire d’être corrigé ! » (505c3–4).

82 Un peu plus bas, ce n’est pas non plus un hasard si Calliclès utilise le verbe ἐπιθυμέω (447b4) pour

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temporelles du dialogue ? La conférence de Gorgias se joue pendant la Guerre du Péloponnèse, sur la scène d’une Athènes affaiblie par le conflit avec les Lacédémoniens. À l’aube du désastre de l’expédition en Sicile, les protagonistes du dialogue font face à des choix qui détermineront leur futur de manière décisive. L’instabilité politique exacerbe les enjeux existentiels de chacun. Si la conversation avec Gorgias se rapporte au temps présent, très vite il est fait référence à la grandeur passée d’Athènes avec les figures de Thémistocle et de Périclès. C’est que, pour Platon, l’origine des problèmes présents et à venir s’enracine dans le passé, dès les guerres médiques83. De sorte que le

Gorgias fait référence à trois époques distinctes de la cité athénienne, trois générations

différentes liées entre elles par une interprétation historique à laquelle se livre Socrate. En effet, les protagonistes (Gorgias, Calliclès, Socrate) font référence à une époque qui les précède en mentionnant Périclès, Cimon, Thémistocle, Miltiade ainsi qu’Aristide84.

Une partie de cette période est d’ailleurs inconnue de Socrate ; il mentionne seulement à Gorgias qu’il a été témoin des avis que donnait Périclès lors de la construction des longs murs (dont la construction s’achève en 457). Alors qu’elle était moins présente dans la première moitié du dialogue, l’histoire d’Athènes sera un sujet majeur de la troisième conversation du dialogue, avec Calliclès. La réflexion sur la génération politique passée (Thémistocle, Miltiade, Cimon et Périclès) permet non seulement de considérer ces incidences sur la génération des hommes politiques lui succédant (Alcibiade), mais également d’anticiper l’avenir des protagonistes. Ainsi, le dialogue contient plusieurs allusions au futur procès de Socrate en 399, notamment dans les menaces de Calliclès à Socrate qui lui promet que s’il persévère dans sa voie philosophique à Athènes, il sera condamné à mort dans un procès (486b, 521c). À son tour, Socrate mettra en garde Calliclès : s’il poursuit sa vie licencieuse et ses ambitions politiques, il risquera non seulement de mettre en danger sa vie (comme Alcibiade, 519a-b), mais surtout de rendre son âme encore plus malsaine et malheureuse. De même, la cité d’Athènes rendue malade par son impérialisme s’en va inévitablement vers la catastrophe si elle ne revient pas à la raison. Platon enchaîne ainsi les raisons de l’impérialisme athénien à la chute de la cité dont l’achèvement est la mort de Socrate. Le champ historique auquel fait référence le dialogue est donc gigantesque, puisqu’il inclut textuellement presque un siècle d’histoire,

83 La section A du deuxième chapitre « Platon, interprète de l’histoire » se consacre à ce sujet.

84 Il s’agit de la période des guerres médiques avec Miltiade (qui meurt en 489) et Thémistocle (en 459),

puis du début du conflit entre Sparte et Athènes avec la ligue de Délos où Cimon (mort en 450) et Périclès (mort en 429) jouent un rôle très actif.

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du début du Vème siècle à sa fin, avec le procès de Socrate. Ce mouvement temporel est cohérent avec l’évolution du dialogue : en reliant le passé au présent et en laissant présager l’avenir, il s’agit de comprendre les racines du mal qui ont rendu la cité malade et de mesurer les conséquences néfastes de la rhétorique ; ce qui permet en même temps d’expliquer son succès à Athènes en remontant aux conditions qui ont favorisé son émergence. Le dialogue suit donc plusieurs générations de politiciens successifs jusqu’aux allusions prémonitoires de la mort de Socrate et du désastre sicilien, afin d’articuler une interprétation historique cohérente des causes de la dégénérescence d’Athènes85. En se plaçant au cœur du conflit entre Sparte et Athènes, la temporalité du

dialogue se présente donc sous la forme d’un Janus, regardant à la fois vers le passé et le futur. Enfin, si l’on tient compte du mythe raconté par Socrate, on peut clairement observer que le mouvement temporel du dialogue, au fur et à mesure que la discussion avance, remonte vers le passé d’Athènes pour mieux envisager non seulement les prémisses de son avenir collectif, mais aussi le sort futur des âmes individuelles, une fois leur corps mort, dans l’au-delà. Cette observation sur la temporalité faite, il s’agit maintenant de comprendre comment elle se traduit par rapport au mouvement fondamental du texte.

c. Le mouvement fondamental du dialogue

Quand on parle de l’objet du Gorgias, on souligne souvent que le dialogue semble s’orienter vers deux grandes questions. D’une part, Socrate arrive de l’agora avec l’intention d’apprendre ce qu’est la rhétorique. Une partie de la conversation se concentre alors sur la définition puis sur la critique épistémologique et morale de la rhétorique. D’autre part, le texte possède une dimension protreptique souvent soulignée86 parce que

la question de l’eudaimonia87 y est centrale. « Quel genre de vie il faut mener ? » est

l’interrogation la plus importante qui soit comme le rappelle souvent Socrate88 au cours

de la discussion avec Pôlos et Calliclès. Ce problème est lié à une autre question, celui de savoir « selon quelle sagesse vivre ? » Une fois posé le constat de ces deux sujets dans le

85 Le deuxième chapitre se concentrera sur l’émergence de la rhétorique comme puissance et l’histoire

politique d’Athènes.

86 Introduction de Monique Canto–Sperber dans Platon, Gorgias, p. 23.

87 Dans la construction même du dialogue, Dodds soulignait déjà l’entrelacement de ces deux thèmes, la

rhétorique et l’eudaimonia, voir son introduction dans Plato. Gorgias, p. 3.

88 « De fait, il se trouve que l’objet dont nous disputons n’est absolument pas de mince importance, mais,

peu s’en faut, celui à propos duquel il n’est rien de plus beau que de savoir, rien de plus laid que de ne pas savoir ; car ce qui est la substance de ces questions, c’est de connaître ou d’ignorer qui est heureux et qui ne l’est pas. » (471c7–d1).

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dialogue, il s’agit de comprendre comment ces thèmes que sont la rhétorique et la question du genre de vie s’articulent ensemble. Les commentateurs89 sont nombreux à

pointer une construction binaire du Gorgias, une alternance entre deux pôles, mais ce faisant ils nient l’organicité du dialogue. À l’inverse, pour Dodds, l’intrication des thèmes doit se comprendre à l’aide de l’image d’une spirale ascendante plutôt que celle d’un pendule90, car, selon lui, Platon n’a pas voulu superposer de manière abrupte les deux

thèmes en question, mais les lier de manière essentielle. En fait, du début jusqu’à sa fin, le dialogue expose de manière éclatante l’intrication entre un type de désir fondamental et la recherche d’un epitêdeuma91 qui lui correspond (462e). De sorte que le désir qui

mène à rechercher la philosophie ou la rhétorique conditionne le type d’homme que l’on est. Socrate illustre ainsi comment le désir de la vérité et du savoir mène à l’exercice de la philosophie, ce qui transforme l’âme, la tournant vers le Bien, tandis que le désir de puissance qui conduit à la rhétorique mène sur le chemin de la corruption (526c). C’est à partir de cette intrication que l’on peut comprendre l’articulation organique des deux questions du dialogue. Plutôt que deux thèmes qui structurent la discussion, l’observation de la progression du dialogue nous révèle en réalité une immersion qui s’effectue par l’enchaînement des trois figures successives (Gorgias, Pôlos et Calliclès) de plus en plus agressives. Ce mouvement vers le pire met au jour les implications du genre de vie attaché à la rhétorique. Il suppose un retour aux origines de la Guerre du Péloponnèse et à la politique athénienne, puisqu’il faut comprendre d’où émerge la nécessité de posséder cette arme qu’est la rhétorique en démocratie. Cette descente amène à un renversement par Socrate de la conception existentielle des personnages. Il consiste d’abord à exposer la logique interne des opinions auxquelles les protagonistes adhèrent. Ainsi, plus la finalité de l’âme attirée par la rhétorique se révèle au fur et à mesure que se succèdent les personnages, plus son ignorance qui la mène à une démesure et à des erreurs incurables

89 Plusieurs commentateurs jugent que le Gorgias manque d’unité : « Le plus difficile est de faire le lien

entre les composantes hétérogènes du texte et d’en saisir l’unité. » Platon, Gorgias. Suivi de Ménon. présentation d’Anissa Castel–Bouchouchi, p. XXI Pour un résumé des différentes positions sur le manque d’unité du dialogue, on consultera le début de l’article de Babut, « Οὐτοςι ἀνηρ ου παυσεται φλυαρῶν ». À cela s’ajoute le fait que le mythe de la fin du Gorgias est rarement lu en cohérence avec le reste du dialogue comme le souligne D. Sedley dans un article qui s’attache à faire le contraire. Cf Sedley, David N., « Myth, punishment and politics in the “Gorgias” », in Plato’s myths, Cambridge University Pr., 2009, pp. 51‑76.

90 « The movement is not that of a pendulum but that of an ascending spiral, where at each fresh turn of the

road we can see farther than before. » Introduction de Dodds dans Plato. Gorgias, p. 3.

91 « Epitêdeuma » renvoie à la recherche d’une certaine pratique, c’est un terme plus neutre que « savoir »,

car la rhétorique de Gorgias n’est évidemment pas considérée comme un véritable savoir pour Platon. On l’entend donc ici plutôt au sens d’une occupation, sachant que la rhétorique se comprend comme la recherche ou l’acquisition d’un certain type de compétences par l’expérience.

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est exposée au grand jour. Les personnages se leurrent et font un faux calcul que Socrate va leur révéler en réfutant leur position. En partant de la pointe émergée de l’iceberg, le fait de posséder la rhétorique, jusqu’au désir fondamental qui mène à la rechercher, le dialogue est finalement l’explicitation d’un processus psychologique poussé jusqu’à sa racine.

On peut alors comprendre le rôle essentiel joué par la rhétorique judiciaire92, qui

donne une cohésion fondamentale au dialogue. On peut en effet voir le Gorgias comme un gigantesque procès, non seulement de la rhétorique gorgianique, mais aussi des mœurs des concitoyens athéniens de Socrate. Le philosophe met au jugement des genres de vie, afin de déterminer quelle existence vaut la peine d’être vécue. Tel un rhéteur, il est ainsi amené à défendre le mode de vie philosophique et dénoncer l’injustice des protagonistes qui mériteraient un châtiment pour les corriger et à les rendre meilleurs. Cette correction a lieu à la fois par la réfutation dialectique, mais aussi par l’usage sur les personnages d’une nouvelle rhétorique philosophique93 aux mêmes saveurs que le remède amer

administré aux malades par le médecin. À travers l’examen des thèses qui sous-tendent la valorisation de la rhétorique tel que le fait qu’il vaut mieux subir l’injustice que de la commettre (et donc nuire à ses ennemis et se favoriser ainsi que ses amis), Socrate attaque également le système judiciaire athénien qui repose sur l’égalité démocratique94. Par ce

truchement, Platon met en scène son défunt maître réalisant rétrospectivement le procès de l’institution qui l’a précisément condamné à mort. Le mythe final est l’aboutissement métaphorique de ce procès fait par Socrate dans la discussion. Dans le mythe, le premier jugement des morts (symbole du système athénien) est renversé et remplacé par un nouveau tribunal reposant non pas sur l’apparaître, mais sur la possibilité de connaître la nature véritable de l’âme. Mais ce tribunal du philosophe n’est qu’une partie du dialogue, puisque Platon a aussi le génie de mettre dans la bouche du personnage de Calliclès un autre procès, celui du philosophe et de la philosophie (qui fait encore une fois écho au procès de Socrate), mais aussi une critique saisissante de la morale démocratique et des lois conventionnelles. Du début à la fin du texte s’affrontent ainsi deux rhétoriques

92 Ainsi, contrairement au Phèdre, le Gorgias donne une large place à la rhétorique judiciaire (les procès

avec l’enjeu des témoins dans la discussion avec Pôlos, l’exemple du tribunal des enfants où s’affrontent un médecin et un pâtissier, la procédure judiciaire réformée du mythe final, les allusions au procès de Socrate) même si elle n’est bien évidemment pas la seule traitée dans le dialogue.

93 Cette rhétorique sera l’objet de notre quatrième chapitre.

94 Il critiquera notamment l’usage de la réputation des témoins avec Pôlos, mais surtout il explicitera le vice

de fonctionnement inhérent au système délibératif, en s’appuyant sur des tribunaux constitués par une foule (plusieurs juges tirés au sort) décide l’exemple du tribunal des enfants jugeant un pâtissier et un médecin).

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opposées, celle, amère, dont le philosophe fait usage pour soigner ses contemporains et celle, plaisante, utilisée dans la politique de son temps.

En considérant l’enjeu de la rhétorique judiciaire, le Gorgias peut finalement se lire comme une défense politique de Socrate et de la logique qui a mené à son procès. On comprend alors l’importance de la thèse « qu’il vaut mieux subir l’injustice que de la commettre », puisqu’il s’agit par-là de défendre le genre de vie et les choix que Socrate a faits. Comment le genre de vie philosophique pourrait-il être le meilleur et le plus heureux si l’on finit pour autant condamné à mort ? La réponse à cette question permet de manière ultime de tracer la ligne entre Socrate, le philosophe, et son ombre, le sophiste. Platon met ainsi délibérément en scène la confusion faite par ses contemporains entre Socrate et les sophistes dont témoigne d’ailleurs Les Nuées d’Aristophane. La perception de certaines ressemblances avec le sophiste par ses interlocuteurs sont présentes dans le

Gorgias, ils jugent son discours déstabilisant (480e) et dissimulateur (reproche explicite

de Calliclès en 482c-e), Socrate apparaît comme un tendeur de pièges à l’attitude retorse (505d, 510a, 519d) dont il faut se méfier, et les protagonistes perçoivent son logos comme un renversement où il s’agit seulement pour le philosophe de l’emporter sur les autres (Calliclès accuse Socrate de vouloir avoir absolument raison (φιλόνικος, 515b5). Le

Gorgias est donc l’occasion d’exposer la profonde cohérence de l’existence

philosophique et de montrer que le renversement qu’il appelle n’a rien à voir avec celui du discours sophistique. La nature de cette inversion complète de la logique supposée par les autres personnages est explicitée clairement à la fin du dialogue, dans le mythe qui récapitule l’enchaînement des thèses socratiques :

Tout au contraire, après la réfutation, au cours de ce long débat, des autres thèses (λόγοις), seule celle-ci demeure en paix (ἠρεμεῖ), celle d’après laquelle on doit davantage prendre garde de commettre l’injustice que de subir l’injustice ; se soucier par-dessus tout, non point de passer (δοκεῖν εἶναι) pour un homme de bien, mais de l’être, dans la vie privée (ἰδίᾳ) comme dans la vie publique ; au cas, d’autre part, où, sous quelque rapport, on en sera venu à faire le mal, on doit être corrigé (κολαστέος) : ce qui est, après le bien qui consiste à être juste, un second bien, celui qui consiste à le devenir et, par la correction, à payer la peine de