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L’éclairage du Timée sur l’interprétation de l’histoire d’Athènes

CHAPITRE I : LES VISAGES DE LA RHÉTORIQUE

A. Platon, interprète de l’histoire

1. L’éclairage du Timée sur l’interprétation de l’histoire d’Athènes

Le Gorgias n’est évidemment pas le seul dialogue dans lequel Platon nous donne une interprétation historique de la politique athénienne dans une perspective plus vaste. Le Timée est à ce sujet particulièrement instructif. Pourquoi le parallèle est-il pertinent ? Dans ce dialogue, les réflexions historiques et politiques de Critias amorcent le discours cosmologique de Timée. Or, à travers le récit de l’affrontement passé entre Athènes et la cité de l’Atlantide, c’est aussi une réflexion sur le statut du récit historique lui-même et sur l’histoire réelle d’Athènes qui est entreprise. En ce sens, il est intéressant de comparer le

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Timée et le Gorgias pour comprendre la façon dont Platon conçoit l’histoire170.

Contrairement à d’autres types de discours comme la poésie ou la rhétorique, il ne définit jamais le genre « historique » tel que nous pouvons entendre le mot « histoire » aujourd’hui, il préfère parler de « récit d’antique renommée (ἐκ παλαιᾶς ἀκοῆς) » (Timée, 20d). Toutefois, il semble que, comme dans le cas de la poésie171 et de la rhétorique, Platon s’approprie une

tradition historique pour mieux la renverser et l’adapter à son propre cadre conceptuel. L’histoire d’Athènes est présentée de manière à diverger des conceptions communes dans les deux dialogues. Quand il s’agit des exploits du passé172, c’est aux illusions et aux prétentions

de ses concitoyens que Platon s’attaque. Dans le Gorgias, comme dans le Timée, c’est donc le renversement de l’interprétation traditionnelle de l’histoire d’Athènes qui nous est proposé. Ces dialogues proposent une explication singulière de l’origine de la guerre du Péloponnèse, de sorte que la mise en parallèle de ces deux textes nous permettra de faire ressortir certains traits caractéristiques de la réflexion historique de Platon.

a. Histoire réelle et mythique

Le Timée se veut la suite narrative de la République173. En ce sens, il symbolise le

passage d’une théorie politique à une théorie cosmologique, un enchaînement également souligné à l’intérieur même du dialogue : l’histoire de la guerre entre Athènes et l’ancienne cité de l’Atlantide est le prélude au discours de Timée sur le kosmos. Une telle transition se trouve également dans le Gorgias, en 508a1, où l’on passera de la cité réelle et critiquée à la communauté des Dieux et des hommes « faite d’amitié et de bon arrangement, de sagesse et d’esprit de justice » à laquelle on donne « le nom de kosmos » (508a3). Dans les deux dialogues, on observe un jeu entre réalité à idéalité, une superposition de l’image et de son modèle harmonieux.

170 « It is a difficult task to isolate a Platonic theory of history, and equally problematic to specify the function

he thought historical discourse should perform. » Morgan, Kathryn A., « Plato and the Stability of History », in Marincola, John, Llewellyn-Jones, Lloyd et Maciver, Calum, dir., Greek Notions of the Past in the Archaic and Classical Eras: History without Historians, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2012, p. 227.

171 Dans l’Ion, Socrate renverse la conception de la poésie en lui donnant le statut d’inspiration au détriment du

statut de technê (Ion, 534c).

172 On notera le ton ironique avec lequel Socrate s’adresse à Critias quand il l’enjoint à faire son récit : « …

Quel est donc cet exploit (ἔργον), non pas légendaire (οὐ λεγόμενον), mais accompli réellement par notre Cité, aux temps anciens (ἀρχαῖον)… » (Timée, 21a4-5).

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De manière générale, on peut considérer que le but du récit de Critias dans le Timée est de représenter le comportement idéal de citoyens lors de la guerre174. Le tableau brossé

par le personnage décrit les qualités d’une cité modèle résistant à la conquête agressive des Atlantes, peuple possédant une flotte maritime puissante. Sans entrer dans le débat interprétatif complexe du statut du mythe dans le Timée, il est toutefois intéressant de souligner la façon dont l’histoire politique d’Athènes y est représentée. On y voit traditionnellement une transposition des guerres médiques, une réécriture d’un des plus fameux épisodes de la résistance de l’Athènes des origines à l’Empire perse. Sarah Broadie considère ainsi le mythe comme un pastiche de la bataille de Marathon en 490 av. J.-C.175.

Cette façon de dépeindre une Athènes fantasmée établit un contraste également avec l’Athènes réelle, de sorte que l’impérialisme maritime attribué aux Atlantes correspond à l’Athènes impérialiste de la ligue de Délos176 et de la guerre du Péloponnèse autant qu’à

l’Empire perse177. Comme le Gorgias, le récit de Critias dans le Timée invite à superposer

les périodes historiques. L’image de l’Athènes victorieuse des guerres médiques renvoie à celle de l’Athènes expansionniste et dominante sur les mers de la guerre du Péloponnèse. Ce procédé de superposition permet de mettre en lien le présent et le passé, puisque le rappel de l’histoire passée d’Athènes (modifiée par la voix de Critias) interroge directement le présent178. Le Gorgias réalise la même ambition en superposant plusieurs périodes

historiques différentes par des figures du passé (Thémistocle, Aristide, Cimon, Miltiade, Périclès).

174 « Socrate : – J’aimerais qu’au cours d’un récit on me fît entendre, aux combats par les Cités combattus,

comment la nôtre rivalise avec les autres Cités : dignement elle s’en irait en guerre, et dans la guerre, elle ferait voir les effets de l’éducation (παιδείᾳ) et de la formation (τροφῇ) données aux citoyens… » Timée (19c2-6) Cette thèse est également défendue par Johansen dans son ouvrage : Johansen, Thomas K., Plato’s Natural Philosophy: A Study of the Timaeus-Critias, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, p. 24.

175 « The story is an obvious pastiche of the real historical record of 490 BCE when an army of Greek hoplites,

almost all from Athens, stood up to the Persian invaders and defeated them at Marathon. » Broadie, Sarah, Nature and Divinity in Plato’s Timaeus, Cambridge; New York, Cambridge University Press, 2012, p. 130.

176 Dans la guerre du Péloponnèse, Périclès compara d’ailleurs Athènes à une île et élaborera une stratégie

insulaire, ce qui explique la métaphore de l’Atlantide (Thucydide, I, 3, §143).

177 « According to an illuminating and influential interpretation, Atlantis has a double role: it signifies on the

one hand imperialist Persia of the first quarter of the fifth century and on the other hand imperialist Athens of the last quarter. » Broadie, Nature and Divinity in Plato’s Timaeus, p. 140.

178 Vidal-Naquet, Pierre, « Athènes et l’Atlantide. Structure et signification d’un mythe platonicien », Revue

des Études Grecques, vol. 77, juillet-décembre 1964, p. 429 ; Broadie, Nature and Divinity in Plato’s Timaeus, p. 129‑140.

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Toutefois, dans le cas du Timée, le récit a un statut d’emblée paradoxal, puisque Critias le présente comme « un récit fort étrange (ἀτόπου), et cependant absolument vrai (ἀληθοῦς) » (Timée, 20d8). Le lecteur est donc obligé d’interroger le rapport entre la fiction et le réel à travers le mythe179 présenté. Dans le Gorgias, ce n’est pas immédiatement le cas,

puisque l’histoire d’Athènes n’est pas présentée tout de suite à travers un filtre mythique, comme une période fantasmée, un âge d’or. Il y est d’abord fait référence de manière explicite à travers l’expérience des personnages, afin d’aborder la dégénérescence progressive de la cité pendant la guerre du Péloponnèse. C’est seulement dans le mythe eschatologique à la fin du dialogue que l’opposition entre l’Athènes réelle et l’Athènes modèle se fera. Cette dernière partie aura pour fonction de contraster métaphoriquement deux systèmes judiciaires180, l’un réel, l’autre idéalisé. C’est à ce stade-là que l’on trouvera la même mise

en garde que celle de Critias dans le Timée : Socrate introduit le mythe de manière ambivalente, à la fois comme une belle histoire (καλοῦ λόγου, 523a1) que Calliclès prendrait comme un conte de bonne femme, mais dans la pensée que ce sont des vérités qui sont prononcées181. Même si la nature de l’objet transposé dans le mythe du Gorgias diffère de

celui du Timée, on peut donc noter un procédé similaire dans les deux dialogues, celui de transposer une situation réelle, objet de critique, pour introduire ensuite un modèle. Dans le

Gorgias, il s’agit de la critique et de la transformation des actions des hommes politiques et

du système judiciaire réel, tandis que dans le Timée, il s’agit de transposer un événement réel182 (la bataille de Marathon) en un événement métaphorique pour décrire le comportement

d’une Athènes vertueuse.

179 La fonction et le statut du récit du conflit entre Athènes et l’Atlantide est d’ailleurs un sujet de polémique

très important dans la littérature secondaire sur le Timée. Voir à ce sujet Morgan, Kathryn A., « Designer History: Plato’s Atlantis Story and Fourth-Century Ideology », The Journal of Hellenic Studies, vol. 118, 1998, pp. 101‑118 ; Broadie, Nature and Divinity in Plato’s Timaeus ; Johansen, Plato’s Natural Philosophy ; Vidal- Naquet, « Athènes et l’Atlantide. Structure et signification d’un mythe platonicien » ; Gill, Christopher et Wiseman, Timothy P., « Plato on falsehood – not fiction », in Lies and fiction in the ancient world, Austin, University of Texas Press, 1993, pp. 38‑87.

180 Sedley, « Myth, Punishment and Politics in the “Gorgias” », p. 56.

181 « Socrate: –… car les choses que je vais te dire, je les tiens pour vrai (ὡς ἀληθῆ γὰρ

ὄντα σοι λέξω ἃ μέλλω λέγειν » (523a3).

182 Voir la section “5.3 Athenian history without Marathon” in Broadie, Nature and Divinity in Plato’s Timaeus,

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b. Des acteurs de la guerre du Péloponnèse

Si l’on met de côté les différences dans la façon dont les récits sont introduits, on peut faire ressortir une cohérence dans l’usage des références historiques du Timée et du Gorgias, notamment sur la guerre du Péloponnèse. Dans les deux cas, les personnages sont porteurs d’un arrière-plan qui introduit le conflit en jouant sur la connaissance du lecteur. Même si l’identité du personnage de Critias est sujette à controverse183, qu’il soit question de Critias,

fils de Leaïdes ou de Callaeschrus, il aurait joué un rôle soit comme opposant à Thémistocle184, soit comme participant au régime tyrannique éphémère des Trente qui s’est

installé grâce aux Lacédémoniens pendant la guerre du Péloponnèse185. Hermocrate, un autre

interlocuteur du Timée, était un général, principal artisan de la victoire syracusaine sur la flotte athénienne en 413 et conscient des dangers d’une Athènes expansionniste186. Ces deux

personnages sont rattachés directement à l’actualité évoquée par le mythe et aux dangers que ce dernier va pointer. De même, on sait que Calliclès, dans le Gorgias, est un ami d’Andron, un oligarque qui a participé à la révolution des Quatre-cents en 411. Quant à Gorgias, il ne faut pas oublier la première raison pour laquelle il est venu à Athènes187. Même si le dialogue

ne nous permet pas de savoir exactement à quelle visite du rhéteur il fait référence, Gorgias n’a pas été invité pour démontrer ses compétences oratoires, mais le motif premier de sa présence en 427 est une raison politique. C’est en effet pour demander de l’aide aux Athéniens que le rhéteur a fait le voyage depuis la Sicile. Il espérait ainsi les convaincre de prêter main-forte aux Léontiniens en guerre avec les Syracusains, alliés de Sparte. Enfin, la mention d’Archélaos par Pôlos n’est pas anodine. Le tyran de Macédoine qui a pris le pouvoir est l’allié des Athéniens dans la guerre du Péloponnèse, leur fournissant du bois pour construire leurs navires188. On voit donc que les personnages présentés dans ces deux

dialogues introduisent subtilement aux difficultés et aux instabilités propres au contexte de

183 Nails, The People of Plato, p. 106.

184 Ibid. Il fut également accusé de trahison pendant le revirement démocratique de Syracuse en 410.

185 Ibid., p. 110.

186 Ibid., p. 162.

187: « Les Léontiniens et leurs alliés avaient envoyé une ambassade à Athènes et, en invoquant leur ancienne

alliance, et leur qualité d’Ioniens, avaient réussi à obtenir l’envoi d’une flotte. […] Cette expédition athénienne avait officiellement pour but de venir en aide à un peuple ami, mais les Athéniens avaient en réalité l’intention d’empêcher du blé sicilien vers le Péloponnèse et de faire une première tentative pour mesurer les chances qu’ils pouvaient avoir de soumettre l’île. » Thucycide, III, chapitre II, 86-88. Une remarque également notée par Saxonhouse, « An Unspoken Theme in Plato’s Gorgias, War », p. 143.

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la Guerre du Péloponnèse (enjeu de la Sicile, des ressources, changements de régime politique, trahison, etc.) En ce sens, une lecture attentive de ces dialogues doit prêter attention aux biographies des personnages et à leurs propos pour comprendre les enjeux politiques mis en scène189.

c. L’origine de la guerre du Péloponnèse dans les guerres médiques

Rencontrant et vainquant l’Atlantide, qui donc vainc en réalité l’Athènes de Platon, sinon elle- même ?190

Dans les deux dialogues, Platon ne se livre pas simplement à une référence à la guerre entre Sparte et Athènes, pour ensuite exposer un modèle. Il cherche, tel un médecin, à déterminer les causes de cet événement en remontant dans le passé. La prémonition du désastre de la guerre du Péloponnèse à partir des guerres médiques semble présente dans les deux dialogues. Dans le Timée, le récit de Critias propose une relecture de la bataille de Marathon à contre-courant de celle de ses contemporains191. Le rejet de l’Athènes glorieuse

se perçoit de deux manières. D’abord, Platon semble se jouer de la traditionnelle idéalisation des exploits de l’Athènes pendant cette période en faisant de Marathon un pastiche192. Le

lecteur sait très bien que la peinture de l’ancienne Athènes vertueuse par Critias ne correspond pas à la véritable Athènes. Le récit joue même sur l’idée que personne n’aurait entendu parler de cet exploit puisque les deux camps disparaissent engloutis par les tremblements de terre et les cataclysmes (Timée, 25c-d). Or, comme le fait remarquer avec justesse Broadie, la fin du récit de Critias correspond métaphoriquement à la fin de la guerre du Péloponnèse, dans la mesure où un rideau symbolique tombe sur l’Athènes réelle après

189 Dans un même ordre d’idées, Saxonhouse souligne : « An understanding of the characters in the dialogue

and their arguments cannot be disassociated from the political circumstances surrounding the dialogue, especially considering the frequency with which references to precise political events are made throughout. » Ibid.

190 Vidal-Naquet, Pierre, Le chasseur noir : formes de pensée et formes de société dans le monde grec, Paris, F.

Maspero, 1981, p. 429.

191 Broadie insiste également sur ce point : « Plato may well have viewed Marathon not, as so many of his

countrymen had done, as a straightforwardly happy source of continuing Athenian self-congratulation, but as the prelude to the disastrous trajectory of his city’s rise to naval predominance and imperial power, its development as a full democracy, its embroilment in a thirty-year-war ending in its abject defeat. » Broadie, Nature and Divinity in Plato’s Timaeus, p. 135.

192 Marathon est également encensé dans la parodie de l’oraison funèbre du Ménexène par Aspasie : « C’est en

effet pour avoir porté leurs regards dans la direction de ce glorieux exploit, que, les batailles ultérieures, les Grecs ont eu l’audace, pour leur salut, d’en courir le risque, s’étant mis à l’école des héros de Marathon ! » (Ménexène, 240e).

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Marathon, au point d’effacer cet exploit des mémoires193. Même si les Athéniens idéalisés

du passé repoussent les Atlantes, les deux camps sont détruits simultanément par des phénomènes météorologiques hors du commun194, comme si la glorieuse victoire d’Athènes

sur les Atlantes était finalement effacée par les terribles dissensions qui la suivirent. Personne n’a jamais entendu parler des exploits de l’Athènes vertueuse, les individus du Timée vivent dans un monde sans Marathon. En revanche, on sait que tout le monde continue à encenser les exploits d’Athènes pendant les guerres médiques, le récit de Critias étant un pastiche de cette glorification. Cette dernière a lieu malgré les conséquences néfastes qui ont découlé de la victoire d’Athènes. Dans la réalité, Marathon marque le début de la recherche d’un pouvoir démesuré pour satisfaire l’orgueil de la cité. Ainsi, dans la bouche de Critias, les Atlantes, qui représentent à la fois l’invasion perse et l’expansionnisme athénien de la guerre du Péloponnèse, sont menés à leur perte par leur impérialisme. Platon se moque donc de l’idéalisation des faits du passé dans le Timée en superposant les Athènes de différentes époques. On trouve le même procédé à l’œuvre dans le Gorgias, les mentions des héros athéniens tels que Thémistocle (515-450), Miltiade (550-489), Cimon (510-449, et Périclès (490-429) par Gorgias et Calliclès introduisant plusieurs époques d’Athènes. À nouveau, Socrate se moquera de cette admiration et établira entre les guerres médiques et la guerre du Péloponnèse un lien similaire à celui du Timée. Le philosophe pose une filiation entre les grands hommes du passé que sont Thémistocle, Miltiade, Cimon et Périclès avec la situation dans laquelle est Athènes au moment du dialogue. Cette ligne de continuité repose sur un noyau commun : tous ont corrompu le peuple d’Athènes en encourageant ses désirs (519a). Il est d’ailleurs amusant de noter le parallèle entre les Atlantes dans le Timée-Critias qui se distinguent par leurs nombreuses constructions (arsenaux, ports, murailles et enceintes (Critias, 115c-116c)) et les édifices semblables offerts au peuple par les hommes politiques du Gorgias. Tous ces aménagements sont caractéristiques de la puissance maritime d’Athènes et sont rappelés à plusieurs reprises dans le dialogue. Gorgias les mentionne pour

193 Broadie, Nature and Divinity in Plato’s Timaeus, p. 135.

194 Il est d’ailleurs intéressant de noter que Thucydide mentionne également, après les guerres médiques,

pendant la guerre du Péloponnèse, que la Grèce connut de nombreuses épreuves et notamment des phénomènes météorologiques exceptionnels : « Des phénomènes, dont on parlait par ouï-dire, mais qu’on observait rarement dans la réalité, cessèrent d’être incroyables. Ce furent des tremblements de terre qui, par leur violence et par l’étendue des territoires qu’ils ébranlèrent, dépassèrent tout ce qu’on avait vu dans le passé… » Thucydide, I, 1, §23.

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la première fois lorsqu’il parle de figures historiques dans la discussion avec Socrate : « […] tu sais fort bien, sans nul doute, que ces arsenaux (νεώρια), les murs (τεἰχη), l’aménagement des ports (λιμένων), les Athéniens les doivent, partie aux avis de Thémistocle, partie à ceux de Périclès » (455d-e). Plus tard dans la discussion, Socrate revient sévèrement sur ces mesures politiques réalisées et renverse la perception glorieuse que les citoyens ont habituellement (tel que rappelé par Gorgias) : « de ports (λιμέμων), d’arsenaux (νεωρίων), de murs (τείχων), de tributs (φόρων) et d’autres pareilles balivernes, ils ont gorgé (ἐμπεπλήκασι) la Cité… » (519a2-4). On voit donc que le Gorgias comme le Timée caractérisent l’Athènes de la guerre du Péloponnèse par son hubris. Cette dernière est rendue manifeste par l’avidité d’obtenir des constructions, signe d’une puissance navale et d’une soif de conquête qui commence dès les guerres médiques. Ces dialogues identifient une même cause, un même diagnostic. Ce sont dans les exploits d’autrefois, habituellement encensés par les Athéniens, que l’on trouve la source de cette maladie si nocive qu’est l’impérialisme. Cette critique est toutefois plus explicite et détaillée dans le dialogue sur la rhétorique que dans le Timée, nous y reviendrons.

Pour conclure cette analyse, la comparaison entre les deux dialogues nous permet de faire ressortir un élément capital de la pensée sur l’histoire de Platon. Dans le Timée comme dans le Gorgias, Platon se moque des exactitudes historiques : il ne cherche pas à récapituler des événements, mais à inscrire l’histoire dans une conception humaine plus vaste. Autrement dit, Platon ne cherche pas à faire œuvre d’historien et ne s’inscrit pas dans une perspective d’exactitude des faits. Les deux dialogues jouent sur cette différence en faisant des allusions et des transpositions d’événements historiques. Le fait que le Gorgias ne soit pas situé à un moment précis, mais que Platon s’efforce de le placer dans l’ambiance de la guerre du Péloponnèse, en demeurant volontairement évasif, démontre bien cette idée. Cela a pour conséquence de renforcer la nature fictionnelle du dialogue 195 en l’opposant à une

œuvre historique comme celle de Thucydide. Alors que ce dernier cherche les raisons de