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La dégénérescence politique d’Athènes

CHAPITRE I : LES VISAGES DE LA RHÉTORIQUE

B. Les raisons politiques de l’émergence de la rhétorique comme puissance :

3. La dégénérescence politique d’Athènes

Dans notre comparaison du Timée et du Gorgias, nous avions déjà évoqué l’interprétation commune aux deux dialogues de l’origine de la guerre du Péloponnèse dans les guerres médiques. Nous allons maintenant essayer de comprendre plus en détail l’interprétation platonicienne des raisons de la dégénérescence politique d’Athènes et de l’émergence de la rhétorique. Au début de son livre sur la guerre du Péloponnèse, Thucydide affirme que « la cause la plus vraie, celle aussi qui fut la moins mise en avant, se trouve selon moi dans l’expansion athénienne, qui inspira des inquiétudes aux Lacédémoniens et ainsi les contraignit à se battre. »251 L’historien identifie l’impérialisme athénien comme la raison des

belligérances. Platon semble en accord avec cette interprétation, dont il connaissait d’ailleurs l’œuvre252. Dans le Gorgias, les propos sévères de Socrate sur l’impérialisme athénien

contrasteront fortement avec l’éloge de son hégémonie par les autres personnages. Toutefois, l’interprétation historique de la guerre du Péloponnèse que Platon propose diffère par sa méthode et par ses intentions de l’œuvre de l’historien. Comme nous l’avions déjà souligné dans la section sur le Timée, les visions de Platon et Thucydide sont différentes, l’un cherchant dans l’exposé minutieux et détaillé des discours et des événements l’origine de la guerre, tandis que l’autre articule les malheurs de la cité à une conception plus globale de la politique qui repose sur une analyse de la nature humaine. De plus, même si l’historien et le philosophe semblent s’entendre sur les responsabilités d’Athènes dans la guerre, leur interprétation va profondément diverger, sur la figure de Périclès notamment. Il sera d’ailleurs pertinent de montrer en quoi Périclès est une figure positive chez Thucydide et négative chez Platon. Mais revenons aux origines de la guerre.

a. Les origines de la corruption du peuple d’Athènes

L’événement le plus important de l’histoire antérieure fut la guerre contre le Mède. Il suffit pourtant de deux batailles sur mer et de deux batailles sur terre pour obtenir la décision. Cette

251 Thucydide, I, 1, §23.

252 « Plato surely knew the works of Herodotus and Thucydides, and also the more popular forms of historical

discourse, as his masterly pastiche of the funeral oration in the Menexenus shows. » Morgan, « Plato and the Stability of History », p. 227. On soulignera que son constat est également partagé par Isocrate : « l’hégémonie (ἀρχή), pour la cité, fut le début (ἀρχή) de ses malheurs. » Isocrate, Philippe, §61 ; Sur la paix, §101.

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guerre-ci, au contraire, a duré longtemps, et elle s’est accompagnée pour la Grèce d’une somme d’épreuves telle qu’on ne vit jamais autant en aucune période de durée égale.253

Pour expliquer la corruption du peuple athénien, Platon doit revenir sur la carrière des hommes d’État appartenant à l’histoire passée de la cité254. Ces derniers sont sujets

d’admiration pour les protagonistes du dialogue. D’abord, Gorgias introduit Thémistocle et Périclès comme des exemples d’orateurs ayant réussi à dominer la scène politique par leurs conseils sur des infrastructures de la cité (455e-456e). Ensuite, face à Pôlos qui invoque des figures célèbres pour prouver son point, Socrate récuse la valeur de ces témoins prestigieux (« ἡ Περικλέους ὅλη οἰκία », 472b2) au tribunal. Puis, Calliclès s’offusque des propos de Socrate qui ne reconnaît pas de politicien qui aurait rendu les Athéniens meilleurs. Il s’exclame : « Qu’est-ce à dire ? Du grand homme que fut Thémistocle, tu n’as jamais entendu parler ! ni de Cimon, ni de Miltiade ! ni de Périclès, mort depuis peu et que tu as toi-même écouté ! » (503c1-3). Ensuite, de 515c à 519b, Socrate reprend les noms donnés par Calliclès pour lui expliquer pourquoi ces grands hommes d’État n’ont pas rempli leur vraie mission. Pour bien comprendre le renversement que le Socrate de Platon fait subir à ces figures, il faut peut-être rappeler l’aura qu’elles possédaient sur leurs contemporains. Certes, la période historique des guerres médiques n’est pas connue d’une façon très précise, ce que Thucydide déplore lui-même255, mais les allusions aux grandes figures des guerres médiques étaient

omniprésentes. L’examen de l’ensemble des discours du IVe siècle mené par Nouhaud

montre qu’ils étaient souvent cités en groupe, et que Thémistocle, Miltiade et Aristide se suivaient. C’est avec la résistance à l’invasion perse de 490 que l’histoire commence à intéresser véritablement les orateurs et que les noms des hommes d’État apparaissent comme modèles dans les discours. Or, le recours à ces symboles était devenu pour le public l’équivalent d’une référence à Thésée ou Héraclès, « bienfaiteurs d’Athènes et de la Grèce, [qui] incarn[ai]ent les vertus des Athéniens d’autrefois, et comme tels, [étaient] les garants de cet esprit que les orateurs veulent maintenir vivant chez leurs contemporains quand ils s’attachent à leur éducation politique et morale »256. Cette aura se perçoit explicitement par

253 Thucydide, I, 1, §23.

254 Dans cette section, nous laissons de côté le nom d’Aristide dans le mythe final, car il représente une exception

dans les hommes d’État.

255 Thucydide, I, 3, §97.

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la façon dont Gorgias et Calliclès parlent de ces figures : elles sont l’objet « d’un culte et d’une sorte de vénération » pour reprendre les mots de Nouhaud257 chez les contemporains

de Socrate dont on trouve de nombreux échos dans les dialogues258. Or, cette admiration dont

ces figures font l’objet est injustifiée. Quand il est question des grands hommes politiques du passé, Platon n’a qu’un leitmotiv, démontrer leur ignorance d’un véritable savoir politique. Ainsi, dans le Ménon259, comme dans le Protagoras260 et dans le Gorgias, Socrate examine

la capacité de politiciens à transmettre leur vertu et leur savoir. Si, en effet, ils les possédaient réellement, ils seraient alors capables de les communiquer à autrui.

a.1 Thémistocle figure de transition entre les guerres médiques et la guerre du Péloponnèse

De tous les hommes d’État du passé, Thémistocle (515-450) est celui qui est le plus évoqué dans les discours des orateurs du IVe siècle, son nom réfère soit à des éloges, soit à

sa critique261. Chez Thucydide comme chez Platon, il n’est pas seulement un héros des

guerres médiques, mais il est surtout étroitement associé au début des ambitions expansionnistes d’Athènes qui causèrent la guerre du Péloponnèse. Dans le Gorgias, son nom est mentionné à plusieurs reprises et est associé aux grands travaux d’aménagements d’Athènes (517c, 519a), et en particulier à une réalisation majeure, celle d’avoir fait construire des fortifications autour d’Athènes et du Pirée (455e) entre 479-476. On va voir que cette association est déterminante dans l’esprit de Platon, elle permet de comprendre le rôle de Thémistocle262 dans les débuts de l’hégémonie athénienne et la critique qui est faite

à son égard. Faisons d’abord un détour chez Thucydide pour mieux saisir sa personne avant de revenir au dialogue. L’historien décrit sa personnalité et sa capacité à persuader plus en détail :

257 Ibid.

258 Anytos s’exclame que Thémistocle est un homme de valeur (Ménon, 93b-c).

259 « Socrate : – Est-ce que ces hommes de valeur, aussi bien parmi les contemporains que parmi ceux qui nous

ont précédés, est-ce que cette vertu qui faisait d’eux des hommes de valeur, ils ont su aussi la communiquer à autrui ? » (Ménon, 93b).

260 À propos des orateurs politiques et de Périclès, Socrate dit : « … si, dis-je, on pose à l’un d’eux quelque

question, alors, pareil à un livre, il n’est pas capable, ni de répondre, ni de questionner à son tour… » (Protagoras, 329a).

261 Nouhaud, L’utilisation de l’histoire par les orateurs attiques, p. 165.

262 Le dialogue est en revanche avare de détails sur sa personnalité, son rapport au peuple ou sa capacité à

persuader. Chez Lysias et Isocrate, en revanche, il est considéré comme un grand orateur, qualifié d’ἱκανώτατος εἰπεῖν pour avoir fait adopter son plan d’évacuation de la cité, voir Lysias, Oraison funèbre, §42, Isocrate, Sur l’échange, §233.

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Thémistocle avait en effet montré des dons naturels indiscutables. C’était, à cet égard, une personnalité exceptionnelle. Grâce à sa perspicacité (ξυνέσει), qu’il ne devait à aucune formation préalable et à laquelle l’étude ne put rien ajouter, il était capable, devant une question urgente, de discerner (βουλῆς) avec une promptitude extrême la meilleure solution, capable aussi de former les conjectures les plus clairvoyantes au sujet de l’avenir le plus lointain. […] Bref, par la rapidité

avec laquelle il se mettait au fait, il était sans égal pour improviser les mesures nécessaires.263

Thémistocle se distingue des autres, parce qu’il possède un excellent naturel et une capacité à s’adapter aux circonstances, à juger rapidement, qualités qu’il ne doit à aucun

savoir préalable. Chez Platon, cette capacité à la conjecture doit être distinguée du savoir264.

Ce passage rejoint sur certains points la description faite par Socrate dans le Gorgias de l’âme associée à la rhétorique flatteuse. Il s’agit d’une âme douée naturellement pour les relations avec les hommes, mais surtout perspicace (στοχαστικῆς, 463a7) et audacieuse, habile aux conjectures265 comme Thucydide le soulignait à propos de Thémistocle. Ce n’est pas

seulement pour vaincre les Perses que Thémistocle fut brillant. Il utilisa surtout sa persuasion pour construire des remparts. C’est ce dernier point qui nous intéresse pour comprendre sa critique dans le dialogue. Dès la fin de la guerre avec l’empire, le politicien amorça la transition vers une Athènes plus confiante et affirmée dans l’Attique. Thémistocle avait brillé par sa stratégie maritime pendant la guerre avec les Mèdes, il poursuivit sa vision, ce qui détermina pour Athènes le socle de son impérialisme, ce que souligne Thucydide :

Thémistocle décida aussi les Athéniens à achever les travaux de fortification du Pirée, qui avaient été entrepris au cours de l’année où il exerça sa magistrature à Athènes. Il trouvait que le site offrait bien des avantages avec ses trois ports naturels et pensait qu’à ses concitoyens, devenus désormais un peuple de marins, il rendrait les plus grands services pour l’accroissement de leur

puissance.266

C’est sans doute à cet épisode que fait référence Gorgias en 455e lorsqu’il mentionne que les citoyens écoutèrent les conseils de Thémistocle et non ceux des spécialistes en construction pour bâtir les fortifications. Or, cet événement a une importance capitale dans

263 Thucydide, I, 4, §138.

264 Dans le Ménon, Socrate examine pourquoi les grands hommes ne réussissent pas à transmettre leur mérite

et cite l’échec de Thémistocle sur son fils Cléophantos (93b-e), ainsi que les fils de Périclès (94a-b). Ces exemples servent encore une fois à montrer que ces figures ne possèdent pas un réel savoir politique, même s’ils sont pourtant adulés pour leurs contemporains pour leur « compétence. » Voir également le Protagoras (328a-b) sur l’incapacité de transmettre la vertu des hommes politiques (conjecture versus connaissance) et Gavray, Marc-Antoine, Platon : héritier de Protagoras : un dialogue sur les fondements de la démocratie, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 2016, p. 175.

265 La capacité à conjecturer est le propre de la flatterie : « la flatterie s’étant aperçue de leur existence, non en

vertu d’une connaissance effective, mais au hasard d’une conjecture… » (464c5-6).

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l’histoire d’Athènes. Thucydide explique que les Lacédémoniens réagirent immédiatement à l’entreprise de fortifications de Thémistocle en envoyant une ambassade à Athènes, car « eux-mêmes auraient préféré que ni en Attique ni ailleurs il n’y eût de place fortifiée ; mais ils cédèrent surtout aux instances de leurs alliés, auxquels Athènes inspirait des inquiétudes à cause de cette flotte considérable dont elle ne disposait pas auparavant et de cette audace dont elle avait fait preuve au cours de la guerre contre le Mède »267. On voit donc que

Thémistocle est le responsable d’une tension entre les deux cités dès la fin de la guerre perse268. La mention de cet épisode dans le dialogue est parlante, c’est en suivant les conseils

de Thémistocle, comme le soulignent Gorgias et Thucydide, que les Athéniens purent commencer leur politique de conquête. Thémistocle rusa auprès des Spartiates en abusant de leur confiance pour gagner du temps et achever les murailles269. Il leur tint un discours

exposant clairement l’indépendance de la cité en s’appuyant sur ses faits d’armes passés (dont il était l’instigateur) :

… les Athéniens avaient estimé préférable d’abandonner leur ville et de s’embarquer sur leurs vaisseaux, ils n’avaient pas eu besoin des Péloponnésiens pour prendre cette décision audacieuse. En outre, au cours des délibérations interalliées, personne ne s’était montré mieux avisé qu’eux.

Or, ils estimaient maintenant qu’il valait mieux fortifier leur ville.270

Thucydide montre que l’argumentaire des Athéniens s’appuie sur la confiance qu’ils ont gagnée lors de la guerre médique. Thémistocle va répéter l’idée originale qu’il avait eu d’abandonner Athènes pour vaincre les Perses sur la mer en faisant de la cité une île grâce à ses murailles. C’est cette même île que l’on retrouve dans le Timée et ces mêmes remparts auxquels fait allusion à plusieurs reprises le Gorgias (455e, 517c). Ils sont des symboles forts de l’indépendance d’Athènes qui par la construction de ses murailles271, affirme sa capacité

à se défendre seule272. Or, on sait, dans les Lois, l’hostilité de Platon pour les remparts,

267 Thucydide, I, 3, §90.

268 Les Lacédémoniens sont ainsi pris à partie par les Corynthiens et tenus pour responsables de n’avoir pas

tenu tête à Athènes : « De cette situation, c’est vous qui êtes responsables ; vous, qui, au lendemain des guerres médiques, avez laissé les Athéniens fortifier leur ville et, plus tard, leurs Longs Murs... » Thucydide, I, 2, §69, 1-3.

269 Thucydide, I, 3, §90-93.

270 Thucydide, I, 3, §91.

271 Yvon Garlan rappelle que pendant la guerre du Péloponnèse (431-404) l’assaut contre les remparts était

rarement tenté et encore moins victorieux. De manière générale, les murailles étaient réputées imperméables aux attaques, Garlan, Yvon, Guerre et économie en Grèce ancienne, Paris, Editions La Découverte, 1989, p. 123.

272 L’importance des murailles dans la conscience collective de la cité est ancienne, on peut déjà l’observer chez

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puisqu’il valorise la position spartiate sur cette question273. Il justifie cela en affirmant que

les remparts ont un impact négatif sur la santé de l’âme de la population, ils amollissent274

les citoyens, les rendent paresseux en leur faisant croire qu’ils sont à l’abri sans effort à l’intérieur des murs. C’est un même reproche que l’on trouve dans le Gorgias, où Thémistocle et Périclès ont conseillé la construction de murailles (455e). Les deux hommes sont liés, puisque Périclès sera le successeur spirituel de la stratégie insulaire développée originellement par Thémistocle. Car c’est la même argumentation que celle de Thémistocle que Périclès tiendra plus tard lorsqu’il conseillera à son tour d’entrer en guerre contre les Lacédémoniens. Il encouragera ses concitoyens à entrer en conflit en comparant Athènes à une île, possédant à la fois la maîtrise de la mer275 et des fortifications protectrices. En

dépeignant la ville comme « une cité absolument inexpugnable »276, il proposera de laisser

les Lacédémoniens guerroyer en prodiguant le conseil suivant : « Il nous faut, sans plus nous inquiéter de nos terres et de nos propriétés, veiller sur la mer et sur la ville »277. En exposant

la filiation politique entre Thémistocle et Périclès, on comprend mieux le parallèle fort tracé entre les deux figures dans le Gorgias. Socrate montre l’évolution et la dégradation d’une même attitude à la tête de l’État. Thémistocle et Périclès sont responsables de la politique qui a corrompu Athènes, faisant croire au peuple que leur cité était invincible sur les mers,

La muraille est considérée comme un fait de civilisation, voir Garlan, Guerre et économie en Grèce ancienne, p. 129.

273 « Concernant les remparts, Mégille, moi je me rangerais à la conception spartiate de les laisser dormir en

terre et ne pas les en faire lever ! » (Lois, VI, 778d3-6).

274 Comme le rappellent Brisson et Pradeau, la dénonciation des fortifications dans les dialogues est récurrente,

car ils encouragent la lâcheté, voir la note 164 dans et l’extrait suivant tiré des Lois : « D’abord, cela n’est nullement avantageux pour la santé des citadins ; en outre, cela amollit (μαλθακὴν) d’ordinaire l’âme de la population, et l’incite, plutôt que de repousser l’ennemi, à venir se réfugier à l’abri de cette muraille ; cela l’incite, plutôt que de monter dans le pays de nuit comme de jour, des gardes constantes et ainsi d’assurer sa sauvegarde, à s’imaginer qu’une fois barricadée derrière ses tours et ses murailles, et bien endormie, elle possédera de la sorte de vrais moyens de salut : comme si elle était née pour ne pas se donner de peine, dans la méconnaissance où elle est de cette vérité que c’est à prendre de la peine que l’on gagne la facilité de se reposer ! tandis que, j’imagine, la facilité d’une honteuse insouciance (τῆς αἰσχρᾶς ῥᾳθυμίας) est au rebours la source naturelle de peines à endurer ! (Lois, VI, 778e6-779a8).

275 Encore une fois dans les Lois, Platon pointe le danger pour une cité d’être trop proche de la mer : « En effet,

si [la cité] devait être au bord de la mer, avec de bons ports, si elle ne produisait pas tout ce qu’il lui faut et si elle devait manquer de beaucoup de choses, elle aurait besoin d’un grand sauveur et de législateurs divins pour éviter d’offrir une multitude de mœurs aussi bigarrées que perverses, conséquence naturelle d’une pareille situation. […] cette proximité fait que la cité manque de confiance et d’amitié à l’égard d’elle-même aussi bien qu’à l’égard des autres hommes. » (Livre IV, 704d-705a) Cf. Platon, Les Lois, Paris, Flammarion, 2006.

276 Thucydide, I, 3, §143.

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inatteignable par ses murailles, ses arsenaux278, et légitime dans son impérialisme. Nous

aurons l’occasion de revenir en détail sur les raisons de cette corruption en abordant la figure de Périclès. Soulignons toutefois déjà que c’est par leur ignorance que les politiciens ont corrompu leur cité. Ce n’est pas un hasard si, Socrate oppose aux contre-exemples de ces hommes politiques, le capitaine de navire (511d-512b), l’ingénieur de machines de guerre (512b-c) et le constructeur de murailles (514a-c). Ces spécialistes ou « professionnels » serviront de repoussoirs279 pour critiquer et démontrer ce qu’est un véritable savoir face aux

dirigeants adulés par Calliclès. Nous reviendrons plus loin sur cette valorisation des professionnels. Soulignons simplement ici que ni Thémistocle ni Périclès n’étaient des spécialistes de la construction de fortifications ou de navigation maritime, bien que le cœur de leur politique s’appuyât sur ces domaines.

a.2 Miltiade et Cimon, l’impérialisme d’Athènes

Vers la fin de sa discussion avec Calliclès, Socrate est en train de démontrer la nécessité de posséder un véritable savoir politique pour gouverner. C’est à ce moment qu’il se livre à une analyse des politiques de Thémistocle et de Périclès. À cet endroit, Socrate mentionne également Miltiade et Cimon. Même si ce sont des figures sur lesquelles le dialogue s’attarde moins en général, elles sont néanmoins des exemples de l’échec de la politique de toute cette génération de politiciens. Quand elles sont introduites dans le dialogue, l’accent est mis sur la maltraitance et l’inconstance avec lesquelles elles ont été traitées par le peuple. Socrate avait déjà mentionné qu’il en fut de peu pour que Périclès ne soit victime d’une condamnation pour détournement, voire même d’une condamnation à la peine de mort (516a1-3). Un peu plus loin, il énumère à la suite les unes des autres le sort réservé à ces élites si admirées par Calliclès. Socrate présente les condamnations prises par l’Ekklésia contre Cimon, Thémistocle, Miltiade dans un ordre volontairement non

278 Ce leitmotiv se retrouve également dans l’Alcibiade, dans un passage très semblable au Gorgias : « Donc ce

n’est pas de murs (τειχῶν), ce n’est pas non plus de trières, pas davantage d’arsenaux (νεωρίων), que les États ont besoin s’ils veulent être heureux, Alcibiade, ni non plus d’une nombreuse population et d’un vaste territoire, quand c’est la vertu (ἀρετῆς) qui leur fait défaut. » (Alcibiade, 134b7-9).

279 « Or, suppose, Calliclès, que nous nous invitions mutuellement à faire dans l’avenir, hommes publics, les