• Aucun résultat trouvé

Pourquoi avoir choisi Gorgias de Léontinoi comme représentant de la rhétorique ?

CHAPITRE I : LES VISAGES DE LA RHÉTORIQUE

B. La filiation intellectuelle des figures du Gorgias

2. Pourquoi avoir choisi Gorgias de Léontinoi comme représentant de la rhétorique ?

a-t-il choisi Gorgias comme personnage et représentant principal de la rhétorique ? Derrière cette question, il ne s’agit pas tant de savoir qui d’autre aurait pu se prêter à ce rôle, mais de comprendre ce que représente véritablement Gorgias dans cette œuvre. Avec Socrate, il est l’une des personnes les plus âgées et les plus respectées du dialogue. Or, clairement, Gorgias n’apparaît pas à titre de représentant d’une conception spécifique de la rhétorique. En d’autres mots, il n’est pas un rhéteur parmi d’autres, mais semble bien plutôt incarner la rhétorique elle-même117. Il suffit de penser à l’ouverture du dialogue.

Socrate affirme d’entrée de jeu qu’il veut apprendre de Gorgias « quelle est la puissance (δύναμις) de son art (τῆς τέχνης) et qu’est-ce (τί ἐστιν) qu’il promet et enseigne (διδάσκει) ? » (447c1-2). Ensuite, il guide la question de Chéréphon en l’invitant à demander « qui est Gorgias ? » (447d1). Cette manière de s’adresser à Gorgias choque Chéréphon, car tout le monde sait qui est Gorgias, puisqu’il est célèbre. Or, ce n’est pas Gorgias, la célébrité, qui intéresse Socrate, mais à travers lui, l’essence de ce qu’il est, de ce qu’il incarne, à savoir la rhétorique. Quelques lignes plus bas, lorsque Pôlos prendra la défense de Gorgias, il insistera pour en faire le représentant de l’art oratoire de sorte que son éloge de la rhétorique sera indissociable de celui du rhéteur, qui étant le « meilleur des hommes » participe nécessairement « aux meilleurs des arts » (448c8-9). Ainsi, d’emblée, Gorgias se présente comme la plus prestigieuse incarnation de la rhétorique, il parle en son nom118, prenant la responsabilité d’en faire l’éloge et la défense

devant Socrate. Il ne sera donc jamais question des spécificités de la pensée de Gorgias119.

Cela est essentiel pour ne pas perdre de vue que la discussion ne vise pas simplement à mettre au jour les propres incohérences ou limitations intellectuelles de la personne de

117 Rachel Barney affirme avec raison dans son article que Gorgias : « …serves in the Gorgias as the

personification of his craft and is speaking on its behalf. » Cf Barney, « Gorgias’ Defense: Plato and his Opponents on Rhetoric and the Good », p. 106.

118 Dans un même ordre d’idée, Rachel Barney insiste dans son article sur la présentation de la rhétorique

comme institution : « …we are watching the discipline attempting to make the best case for itself as a civic institution. » Ibid.

119 On peut ainsi comparer la mention de Gorgias dans le Ménon à son apparition dans le Gorgias (Ménon,

44

Gorgias. Autrement dit, la réfutation ne se veut pas ad hominem, même si elle pourrait sembler l’être120. Ici entre en jeu beaucoup plus que la simple volonté de libérer un

individu de sa propre ignorance. À travers Gorgias, c’est la rhétorique en tant qu’institution sociale et phénomène possédant des caractéristiques propres que Platon cherche à analyser121. Cet effort sera plus visible dans la deuxième partie du dialogue,

lorsque Socrate détachera la rhétorique de toute personnification, en l’étudiant pour elle- même (dans la section 463d-466a). C’est là que le philosophe montrera que la rhétorique, en tant que flatterie, n’est qu’une empirie, qui fonctionne par conjecture, cherchant la satisfaction du plaisir sans se soucier nullement du bien et de la vérité. Ainsi, même si Gorgias est l’objet d’une satire dans l’échange avec Socrate, ces propos témoignant d’une fatuité risible ; ce n’est pas simplement son attitude, sa personnalité ou sa pensée historique qui sont visées, mais bien une conception générale de la rhétorique que Pôlos et Calliclès semblent eux aussi reconnaître et accepter.

Il est important de préciser ici que les éléments apportés par le personnage de Gorgias dans le dialogue ne sont pas présentés dans une perspective de fidélité au personnage historique. On ne s’étonnera pas des libertés prises par Platon dans la mesure où l’on sait que les figures mythiques ou historiques célèbres de la tradition grecque avaient un ensemble de traits caractéristiques connus de tous122, mais qu’elles subissaient

des traitements très différents d’un auteur à un autre. Socrate n’échappe pas à la règle comme en témoignent les restes de textes littéraires appartenant au genre des sôkratikoi

logoi123. De la même manière, on ne doit pas s’attendre à ce que le personnage de Gorgias

corresponde exactement à son avatar historique (ce que rend bien l’anecdote imaginée par Athénée124), et ce pour la raison simple que lorsque Platon rédige, son but n’est donc

120 « His satire of Gorgias in the Defense and the refutation of him in the elenchus may be formally ad

hominem, but given Gorgias’ function in the Gorgias as the personification of his craft, their application is general. » Barney, « Gorgias’ defense: Plato and his opponents on rhetoric and the good », p. 118.

121 Rachel Barney affirme ainsi que Platon ne veut pas critiquer les rhéteurs en démontrant qu’ils sont de

mauvaises personnes avec de mauvaises intentions, mais bien plutôt attaquer la rhétorique en tant que telle, Ibid.

122 D’autant que certains des personnages dans les dialogues de Platon sont morts depuis un certain temps

et qu’il ne les a pas nécessairement connus.

123 Voir la section B.3 sur la polémique dans les dialogues platoniciens dans l’introduction.

124 Athénée rapporte la réaction de Gorgias à la lecture du dialogue portant son nom : « On dit que Gorgias,

également, ayant lu lui-même le dialogue qui porte son nom, déclara à ses familiers : “Comme Platon sait joliment manier l’iambe (ἰαμβίζειν)” […] D’autres affirment qu’après avoir lu le dialogue de Platon, Gorgias déclara à ceux qui se trouvaient à ses côtés que, de tout cela, il n’y avait rien qu’il eût dit lui-même ou entendu dire à Socrate. » Athénée, Deipnosophistes, XI, 505 d-e, traduction modifiée de Noël, « L’art de Gorgias dans le Gorgias », p. 131.

45

pas de rapporter des faits historiques125. Même s’il recherche, comme le souligne Charles

H. Kahn126, un certain réalisme historique, Platon joue sur les références communes, se

les approprie, mais s’affranchit librement des contraintes matérielles127. Sa transposition

lui permet de s’amuser avec le style (très clairement identifiable par ses allitérations et ses répétitions), la personnalité, les anecdotes biographiques que ses lecteurs devaient connaître. Si Platon s’amuse librement avec la réalité, il faut donc accepter les personnages tels qu’ils sont, sans s’attendre à ce que l’avatar fictif de Gorgias corresponde à sa personnalité réelle.

On peut toutefois souligner certains aspects du Gorgias historique qui font du rhéteur un interlocuteur de choix pour ce dialogue précis. D’abord, il ne se présente pas comme un sophiste (ces gens que Calliclès précisément méprise, 520a), mais comme un maître de rhétorique (ce que le titre de ses œuvres laisse bien supposer128.) En ce sens, il

ne dispense pas d’enseignement moral et ne s’intéresse pas à la vertu (519c), c’est du moins un leitmotiv que l’on retrouve aussi dans le Ménon (95c) et chez Isocrate, un de ses élèves129. Des témoignages130 que nous avons, il est avant tout un théoricien du style,

l’inventeur d’un style poétique en prose dont on peut voir la parodie comique131 dans le

dialogue. Dans l’entourage de Gorgias, on sait que son frère Hérodicos était médecin et disciple d’Empédocle d’Agrigente, lui aussi médecin et philosophe. Cet élément

125 Comme le rappelle Noël dans son article : Platon « … n’est pas et ne prétend pas être un historien de la

philosophie et le dialogue platonicien, loin de constituer la simple transcription d’un dialogue oral, en constitue la représentation, une fiction dramatique qui s’inspire à la fois de la comédie et de la tragédie. » Ibid. « Les prologues, dans les dialogues de Platon, consonent avec le but d’ensemble du dialogue […] ni ils ne visent la seule réalité historique, comme certains l’ont cru (car il n’est pas vraisemblable ni même seulement possible que tout ce qui assure l’unique achèvement des écrits de Platon ait été tiré d’événements ou de discours réels). » Proclus, Sur le premier Alcibiade de Platon, Paris, Belles Lettres, 1985, 15, 6-13 Segonds (18, 15-19, 1 Creuzer).

126 Platon est responsable de « …the creation of the realistic historical dialogue, a work a imagination

designed to give the impression of a record of actual events, like a good historical novel. » Kahn, Plato and the socratic dialogue, p. 35.

127 Dans le même esprit, citons la remarque d’A. Diès : « L’artiste en lui devait se plaire à ce jeu, de parler

en public la langue du public ou la langue de ses favoris, tout en donnant aux mots de cette langue une résonnance et une signification profonde. » Diès, Auteur de Platon, p. 401.

128 Romeyer-Dherbey, Gilbert, Les sophistes, écrits complets, Paris, Presses universitaires de France, 2012,

pp. 35‑37.

129 Dans Contre les Sophistes, Isocrate revendique également que la vertu ne peut pas s’enseigner et qu’il

ne peut transmettre un art de la justice : « Καὶ μηδεὶς οἰέσθω με λέγειν ὡς ἔστιν δικαιοσύνη διδακτόν· » (§21). Cf Isocrate, Cinq discours : éloge d’Hélène, Busiris, contre les sophistes, sur l’attelage, contre Callimachos, Paris, Presses universitaires de France, 1961.

130 Voir la section sur les témoignages anciens sur la vie et l’œuvre de Gorgias dans Les Sophistes :

fragments et témoignages, dirigé par Pradeau, Jean-François, vol.1, Paris, Flammarion, 2009, pp. 103‑120.

131 La parodie est une méthode récurrente à laquelle Platon a recours pour critiquer celui qui parle, on le

voit également à l’œuvre dans le Banquet où le discours d’Agathon est également une parodie du style de Gorgias. Cf Sheppard, Anne, « Rhetoric, Drama and Truth in Plato’s Symposium », The International Journal of the Platonic Tradition, vol. 2, no. 1, avril 2008, p. 33.

46

biographique aura une importance dans le dialogue sur le rapport hiérarchique entre les

technai (456b). Ensuite, politiquement, en 427, Gorgias a été ambassadeur pour sa cité à

Athènes. Il fit une grande impression par ses discours132 qui demandaient l’aide militaire

d’Athènes pour se défendre contre Syracuse. En ce sens, c’est un acteur majeur dans le déclenchement de la future expédition désastreuse en Sicile qui teinte l’ambiance du

Gorgias. Et puis, il a eu plusieurs élèves de renom, Critias, Alcibiade, Thucydide,

Isocrate, Ménon, Aristippe, Aspasie, la femme de Périclès. Il a donc eu une influence importante sur les intellectuels de son époque et a marqué les esprits. Sa façon de parler est immédiatement reconnaissable. Philostrate parle d’ailleurs de l’invention d’un verbe pour désigner une façon de parler comme Gorgias : « gorgianiser (γοργιάζω) »133. Cela

deviendra une mode, qui se répandra surtout en Thessalie, où Gorgias s’installera plus tard, sa manière de parler marquant tellement les esprits qu’on dit que tout thessalien parlait à la façon de Gorgias134. Enfin, du point de vue des idées, le rhéteur se veut un

défenseur de la puissance du logos en s’appuyant sur la notion de persuasion dans l’Éloge

d’Hélène. L’importance de cette notion se retrouve dans le dialogue. À ce titre, il est

intéressant de souligner les lignes de continuité et de fracture entre la pensée du Gorgias historique de celle du Gorgias fictionnel pour mesurer les influences et les choix de Platon. On voit par ces quelques caractéristiques pour quelles raisons la figure de Gorgias est pertinente pour faire de lui un représentant de la rhétorique dans le dialogue.

3. La rhétorique comme puissance (δύναμις)

Les quatre premières lignes du Gorgias superposent d’emblée deux images apparemment contradictoires, celle des plaisirs de la fête ou du festin, et celle de la violence et de l’agressivité de la guerre. Ces deux auspices sous lesquels se place le dialogue composent en réalité deux facettes indissociables de l’art oratoire. D’un côté, la production du plaisir est le procédé principal auquel a recours le discours rhétorique pour persuader. De l’autre, l’art oratoire repose sur la domination par la persuasion. Il suppose ainsi une inégalité fondamentale entre les hommes, les plus habiles à parler ayant les moyens de prendre le dessus sur les autres pour défendre leur intérêt personnel. Or, ces

132 De son vivant, il est clair que Gorgias était reconnu comme un grand orateur (célèbre pour son oraison

funèbre, ses discours aux Panathénées) et il fit visiblement fortune au vu des nombreuses anecdotes sur sa richesse.

133 Philostrate, Lettres 73, fragment traduit par M.-L., Desclos, dans Les sophistes, écrits complets, Paris,

Flammarion, 2009, p. 120.

134 Voir à ce sujet le Ménon en 70a–c et Canto–Sperber, Monique, « L’épidémie du rhéteur Gorgias en

47

deux facettes, plaisir et puissance, caractérisent la conférence de Gorgias. Par ses prouesses rhétoriques, le rhéteur séduit son auditoire en lui procurant du plaisir, mais la production de cet agrément repose sur le fait que Gorgias est meilleur que les autres. C’est parce qu’il est capable de n’être jamais pris au dépourvu et de répondre à n’importe quelle question que Gorgias est supérieur aux autres rhéteurs. Dans sa discussion avec Socrate, le Léontinien déploie les attraits de son art, ce qui permet de comprendre la nature de l’attirance qu’exerce sa rhétorique sur Pôlos et Calliclès et le rapport de filiation qu’ils entretiennent. Si les réponses de Gorgias échouent à démontrer que sa pratique relève d’un véritable savoir, c’est-à-dire d’une technê, elles permettent en revanche de comprendre le rôle que joue, selon lui, l’art oratoire pour un individu dans la cité.

Dans son éloge de la rhétorique en 455a-457c, Gorgias prétend rendre habile à parler sur n’importe quel sujet, de sorte que l’orateur soit plus persuasif que quiconque, donc paraisse plus savant que les autres face à une foule (455c). On s’aperçoit ici que, contrairement aux sophistes, l’enseignement de la rhétorique ne touche pas la vertu, il ne présuppose aucun savoir. En ce sens, Gorgias peut établir une analogie entre son « art » et les arts de combat que sont le pugilat, le pancrace et l’escrime, pour lesquels on peut séparer leur maîtrise intrinsèque et la connaissance de leur usage. Ce parallèle entre les arts « martiaux » est révélateur de la nature défensive et agressive de la rhétorique. Le but de tous ces sports est de devenir le plus fort afin de vaincre l’adversaire dans les compétitions. De même, la rhétorique se présente comme une arme indispensable en démocratie, qui présuppose une compétition entre les individus, et entre les rhéteurs eux- mêmes. En voulant se faire appeler « bon rhéteur », Gorgias révèle une conception concurrentielle du discours rhétorique, qui se conçoit comme une performance d’un individu qui se démarque des autres, qui fait la démonstration de sa puissance. Il présuppose donc une inégalité entre les hommes qui sera de plus en plus manifeste et assumée dans le dialogue. Un peu plus modérée chez Gorgias, bien qu’il insiste sur la supériorité des rhéteurs sur les autres spécialistes, elle devient explicite chez Pôlos, lorsqu’il compare la supériorité des orateurs dans la cité à celle du tyran sur ses sujets ; puis, elle est flagrante chez Calliclès, pour qui l’inégalité naturelle est le fondement de sa conception politique. Dans chacun de ces cas, la rhétorique est valorisée parce qu’elle est un art au service des ambitions de l’individu, ce qui suppose sa prééminence sur les autres. Au fur et à mesure du dialogue, son aspect offensif sera de plus en plus mis en avant par les personnages. Si, chez Gorgias, elle permet à l’individu de défendre sa liberté et de

48

commander aux autres, elle devient un instrument de domination clairement assumé chez Pôlos, puis une habileté incontournable de la suprématie de l’homme fort callicléen. Mais pourquoi la rhétorique a-t-elle un tel pouvoir ?

Il faut commencer par souligner l’affinité profonde qui soude la rhétorique et la démocratie135 et que le dialogue s’acharne à révéler en refaisant l’histoire politique

d’Athènes. La condition même d’existence de la pratique oratoire repose sur la possibilité de parler librement devant une foule136, garantie posée par le régime démocratique où la

prise de décisions repose sur la parole. Tout le Gorgias est en ce sens marqué par les lieux où se déroule la rhétorique, les allusions aux institutions athéniennes étant nombreuses, que ce soit les tribunaux, l’Assemblée ou encore le Conseil. Or, si Gorgias et son apprenti viennent à Athènes, c’est qu’elle est accueillante avec les étrangers et en particulier avec les intellectuels137. Athènes veut incarner un modèle démocratique comme le prétend

Nicias dans son discours138 en affirmant qu’elle est « la plus libre des cités (τῆς

ἐλευθερωτάτης) ». Les valeurs fondamentales139 de la démocratie athénienne sont

d’ailleurs omniprésentes dans la bouche des personnages. Pôlos revendique ainsi le droit de parler librement140 (ἐξουσία τοῦ λέγειν)parce qu’il est à Athènes, et cela même s’il

n’est pas citoyen, Calliclès est quant à lui associée à la παρρησία, Socrate invoque le droit de ne pas écouter141 et on trouve la notion du θόρυβος chez Chéréphon142. Enfin, de

manière plus globale, on trouve plus d’une quinzaine de fois dans le dialogue la formule « ἂν βούλωμαι ». Cette expression est notamment employée par Pôlos pour qualifier le

135 Si, historiquement parlant, la naissance de la rhétorique est associée à l’émergence de cités

démocratiques en Sicile, c’est précisément parce que le système démocratique réunit les conditions pour développer une telle pratique.

136 La rhétorique est l’art « de cette persuasion qui […] qui a sa place dans les tribunaux et dans les autres

endroits où les hommes s’assemblent en foule, et qu’il concerne les choses justes et injustes ». (454b5–7)

137 Périclès s’en vante d’ailleurs dans son oraison funèbre : « Notre cité est accueillante à tous et jamais

nous ne procédons à des expulsions d’étrangers pour éviter qu’on ne recueille certains renseignements… » Thucydide, II, 1, 39.

138 Thucydide, VII, 69.

139 Ces valeurs feront l’objet d’une analyse dans la section A, 2, b du chapitre II.

140 « Pôlos : – Qu’est-ce à dire ? Il ne me sera pas permis de parler autant que je voudrai ! (οὐκ ἐξέσται μοι

λέγειν ὁπόσα ἂν βούλωμαι;) – Socrate : Ce serait pour toi, mon brave Polos, un étrange accident, que, une fois arrivé à Athènes, l’endroit de la Grèce où l’on jouit de la plus large licence de parler (οὗ τῆς Ἑλλάδος πλείστη ἐστὶν ἐξουσία τοῦ λέγειν), tu dusses ensuite, dans notre réunion, toi seul, ne pas obtenir pareille licence ! » (461d8–e3).

141 « Socrate : – […] ne serait-ce pas pour moi, en revanche, un étrange accident qu’il ne me soit pas permis

de m’en aller et de ne pas t’écouter (εἰ μὴ ἐξέσται μοι ἀπιέναι καὶ μὴ ἀκούειν σου) ? » (461e5–462a1).

142 Le θόρυβος correspond au vacarme de désapprobation (ou d’approbation, voir 458c) que peut émettre

la foule lorsqu’elle refuse d’entendre l’orateur. Voir notamment à ce sujet Wallace, Robert W., « The Power to Speak – and not to Listen – in Ancient Athens », in Sluiter, Ineke et Rosen, Ralph Mark, dir., Free Speech in Classical Antiquity, Leiden, Brill, 2004, pp. 223-224.

49

pouvoir des orateurs dans la cité, qui peuvent faire ce qu’ils veulent (466c), pouvoir qui les rend semblable à des tyrans. Le fait de désirer une liberté comprise ici comme l’absence totale de contrainte est ce qui caractérise la vie du tyran, idéal auquel tous aspirent intimement. Cette prémisse posée comme une évidence par Pôlos (468e-469a) est déjà sous-entendue chez Gorgias et assumée chez Calliclès (492c). De sorte que les interlocuteurs sont séduits par la rhétorique parce qu’elle se présente comme le moyen de « faire ce que l’on veut ». C’est sous cet angle que Gorgias met en évidence son art143. La

rhétorique se met au service des intérêts personnels de l’individu en lui conférant une puissance (δύναμις) : « C’est en vérité, Socrate, le bien le plus grand, cause à la fois de liberté (ἐλευθερίας) pour les hommes et à la fois pour chacun de commandement (ἄρχειν) sur les autres dans la cité » (452d5-7). Le désir fondamental mis en avant dans cet extrait est bien celui de la liberté (ἐλευθερία), dont la condition est le fait de commander (ἄρχειν)