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Chapitre 3. Représentations de la mort et du mort dans les avis

3.2 Le mort (presque caché)

Si des informations sur la mort sont très présentes, peu d’éléments sur le défunt et sa vie transparaissent dans les avis. Malgré tout, à des emplacements variables se trouvent au sein de l’avis des renseignements sur lui, sur son existence, sur qui il ou elle a été. Ces inscriptions rappellent les épitaphes mortuaires gravées sur les tombes au XIXe siècle, même si (ou parce que) ces dernières sont devenues exceptionnelles aujourd’hui. La brièveté des textes, très courts, le message positif sur le disparu, en sont les points communs. Ces messages portent soit sur la réussite, professionnelle ou familiale, soit sur les traits de caractère du défunt (R.

Bertrand, 2005).

Figure 3.13 Épitaphe sur une pierre tombale, Cimetière de Montparnasse, Paris, fin XIXe siècle

Source: photo prise par l’auteure, novembre 2016

Ces éléments alimentent la personnalisation de l’avis à un niveau supérieur. Ils contribuent à une volonté des familles de distinguer leur défunt du commun des mortels. « Il est pour les vivants un être à part qui, par conséquent, mérite un souvenir particulier » (P. Legros, 2011, p. 147).

Ces textes n’ont pas le même effet que la lecture d’une nécrologie. Ces dernières, qui comme nous l’avons vu, sont écrites par des journalistes sur des personnalités (chapitre 2), offrent une connaissance plus importante au lecteur sur la vie du disparu, lui permettant d’identifier tant les faiblesses que les forces que les succès et les échecs de ce dernier (Bytheway & Johnson, 1996). Par contre, dans les avis, les familles se focalisent uniquement sur « des marqueurs de valorisation sociale » en mentionnant l’implication politique, sociétale ou encore maritale du défunt (P.

Legros, 2011, p. 150).

A priori disponibles pour tous, ces marqueurs sont pourtant peu présents dans les journaux. Le format très codifié de l’avis modère les envies d’originalité, ainsi qu’une méconnaissance de ce qu’il est possible de faire (P. Legros, 2011). Entre le Nouvelliste et la Tribune de Genève, 130 (4.1%) avis sont concernés. Nous détectons plus de ces informations dans le premier journal que dans le second et elles concernent un tout petit peu plus des hommes (53.3% contre 46.7% pour les femmes). Quoique l’écart ne soit pas énorme, nous retrouvons la tendance identifiée dans les études sur la nécrologie, qui démontrent la surreprésentation masculine (Halbur & Vandagriff, 1987; Kastenbaum et al., 1976; Marks & Piggee, 1998;

Moremen & Cradduck, 1998; Ogletree, Figueroa, & Pena, 2005). Mais si nous observons la situation canton par canton, il en résulte que la prédominance des

hommes est propre à Genève. La majorité des personnes concernées était mariée (38.3%) ou veuve (37%) et avait des enfants (74.1%). La famille parle d’autant plus facilement de la vie du défunt que ce dernier est mort âgé.

Tableau 3.2 Répartition des indications sur le mort, par âge et journal (en %) Journal

Nouvelliste Tribune de

Genève Total

65-69 1.2 8.9 4.4

70-74 3.7 7.1 5.1

75-79 12.3 14.3 13.1

80-84 27.2 17.9 23.4

85-89 24.7 14.3 20.4

90+ 30.9 37.5 33.6

Cette fracture entre les 3ème et 4ème âges est flagrante et est démontrée par la régression logistique (Annexe 6). Nous mentionnions auparavant la particularité des décès parmi le groupe le plus jeune. La famille justifie la mort (trop) précoce en parlant de la maladie ; dès lors, elle ne met pas en avant la vie du défunt. Mais un décès à un âge très avancé a un effet moins traumatique sur les proches, car attendu, ce qui encouragerait indirectement les familles à parler du défunt. Il ne faut pas mésestimer la portée d’un tel exercice: « La personnalisation du mort procure une identité censée être immortelle au défunt, une inscription sociale. Elle combat l’égalité de la finitude, donne un sens à l’existence close et participe à l’exercice du deuil. » (P. Legros, 2011, p. 147)

Célibataires et divorcés ont également une chance plus élevée de bénéficier, à titre posthume, de ce type de distinction. Le premier cas peut s’expliquer par la présence des religieux. Gabriel Ringlet (1992) mentionne déjà dans son ouvrage leurs avis comme composant une figure particulière. En effet, les communautés religieuses, principalement valaisannes, ont maintenu la tradition de poser par écrit la vie de leur consœur ou confrère décédé. Le cas des personnes divorcées est plus compliqué à interpréter ; il pourrait être éclairé par l’investissement des liens sociaux ou familiaux instauré par le défunt (Cornwell, 2011).

L’analyse du contenu textuel porte in-fine sur 126 textes. Les variables extraites du corpus et utilisées sont le journal, le sexe, l’âge, le statut matrimonial, la présence d’enfant, la religion et le lieu du décès. Les premières statistiques documentent l’importante diversité des formes avec un taux élevé d’hapax, suggérant une forte personnalisation des textes écrits par les familles. La classification hiérarchique descendante confirme cette impression. En effet, moins de 70% des textes sont classés dans 5 classes.

Tableau 3.3 Statistiques générales (corpus lemmatisé) Nombre de textes

Nombres d’occurrences Nombre de formes Nombre d’hapax

Moyenne d’occurrence par texte

126 3982 1133

727 (18.26% des occurrences–

64.13% des formes) 31.60

Figure 3.14 Dendrogramme à partir d’une classification hiérarchique descendante

Le groupe issu de la première subdivision contient des segments propres au Nouvelliste. La classe 2 fait référence à texte très cours (« une vie bien remplie »), alors que la 4, qui est propre aux femmes, mentionne des traits de personnalité teintés d’une perspective genrée évidente: tendresse, humour, générosité.

Au sein du deuxième ensemble, la classe 5 renvoie à une population masculine et genevoise dont le parcours de vie fut marqué par la guerre, mais aussi par un statut important : médaillé (de guerre ou autre), légion d’honneur, statut universitaire, président d’association ou de comité de direction.

Classe 5 Réponses spécifiques

« officier de la légion d’honneur - médaille de la résistance - officier du mérite combattant - officier du mérite sportif - médaille de la reconnaissance française - médaille fédérale du mérite prisonnier de guerre - ancien combattant de la guerre 1939-1945 - ancien du 1er bataillon des Glières - son président de 1962 à 1969 et président honoraire - ancien délégué au conseil supérieur des français de l’étranger - président honoraire du stade français de Genève - membre d’honneur de l’union des français de l’étranger - membre de l’association des anciens combattants français de Genève »

« ancien élève de l’école normale supérieure agrégé d’allemand ancien directeur de l’institut français d’Innsbruck et de la maison de France de Berlin ancien conservateur du musée national d’art moderne de Paris et du musée des beaux-arts de Grenoble ancien professeur d’histoire de l’art aux universités de Besançon Grenoble et Genève »

Le profil de la classe 3 correspond aux célibataires sans enfant. En fait, se retrouve ici le profil religieux dont nous mentionnions ci-dessus l’existence. Aucune distinction n’existe concernant les journaux et le sexe.

Classe 3 Réponses spécifiques

« dans la paix du seigneur et dans l’espérance de la foi après cinquante-quatre années d’engagement missionnaire le frère fidèle de la société des missionnaires d’Afrique est décédé au foyer saint-joseph à Sierre né à Gossau SG dans une famille paysanne de sept enfants le frère fidèle puisait dans ses racines terriennes le goût du travail la générosité et la bonté durant toutes ses années de vie religieuse en Suisse et au Burundi il sut gagner le cœur de ses proches par sa simplicité et sa serviabilité il vécut ses derniers jours dans la sérénité et l’abandon au seigneur »

« Âgée de 88 ans elle était dans sa soixante-cinquième année de vie religieuse Sœur Apollonia a passé la majeure partie de sa vie au service des malades elle a accompli son activité avec cœur et générosité en offrant ses services au centre valaisan de pneumologie à la clinique à Sierre au home Saint-Théodule à Fiesch et surtout à l’hôpital de Sion. Durant les dernières années vécues à la maison-mère éprouvée par l’âge et la maladie elle a trouvé dans sa foi profonde aide et sérénité aujourd’hui c’est dans ce cœur brûlant d’amour qu’elle repose »

Ces textes se construisent à travers trois grandes étapes, la première étant parfois absente: la naissance avec les jeunes années, la consécration et l’engagement dans la voie religieuse, et enfin la fin de vie accompagnée du décès.

Dans une vision plus globale, la subdivision entre les classes 2 et 4 et les classes 1, 3 et 5 marque une distinction entre d’une part l’appréciation, d’autre part les faits.

Dans le premier cas, la famille évalue la qualité de la vie et le caractère de la

personne, dans le second, nous lisons ce que le défunt a réalisé dans le cours de son existence, en rapport à sa profession.