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Chapitre 3. Représentations de la mort et du mort dans les avis

3.4 Appréhension de la mort et distinction sociale

La personnalisation de l’avis permet aujourd’hui aux chercheurs de capter l’appréhension de la mort et la distinction sociale (P. Legros, 2011). La première passe à travers la construction d’un discours multiple, intégrant des pratiques culturelles, un rapport à la finitude et à la vieillesse, ainsi que l’évolution de nos définitions de la mauvaise et de la bonne mort. Cette dernière a impliqué, des siècles durant, le rite religieux, qui n’est plus aujourd’hui présent que pour conjurer la mauvaise mort due à la maladie.

Tout comme le parcours de vie (Kohli, 2007), la mort, dernière étape de la trajectoire, s’est elle aussi institutionnalisée à travers le discours des soins palliatifs.

Quoique son émergence soit contemporaine de la montée de la mort vieillesse, il est assez largement en distorsion avec les réalités de (fin de) vie des personnes âgées qui représentent la majorité des décès. Comme le souligne Annick Anchisi: « Les soins palliatifs ont contribué à forger l’image d’une ‘bonne mort’ que le mourant réalise en franchissant des étapes codifiées. Or les pathologies liées à l’âge (comme la démence) ne permettent pas aux personnes concernées de remplir les critères du ‘candidat idéal’ au bien mourir, tel qu’il est revendiqué par le mouvement des soins palliatifs » (Anchisi et al., 2014, p. 68). Selon les travaux de Victor Marshall (1980) à la fin des années 1970, la prise de la conscience de la finitude chez la personne âgée l’entraîne premièrement dans un phase d’introspection où il s’agit surtout de reconstruire son passé en le racontant à ses proches, puis vient

une volonté de donner un sens à sa mort (ne plus être utile à la société, ne pas vouloir vivre une déchéance physique) et finalement avoir la maîtrise de sa propre mort. Les pathologies entraînant la démence ou d’autres maladies neurodégénératives ôtent aux personnes cet état de conscience de leur finitude.

Un mot revient souvent dans les discours des avis paisible, ou paisiblement. Pour les médecins, la bonne mort est paisible (car prévue) (DelVecchio Good et al., 2004, p. 944). Élisabeth Kubler-Ross (1973), emploie aussi ce terme « paisible », qui s’applique une fois que les individus ont parcouru les cinq étapes: négation, colère, marchandage, dépression et acceptation. Les individus très âgés meurent

« paisiblement », cela implique donc que d’une part même si on ne sait quand exactement cette mort surviendra, elle est attendue, mais aussi que l’individu très âgé aurait accepté sa mort à venir. S’exprime de la sorte, la légitimité de la fin au grand âge, quelles que soient les réelles conditions et causes du décès.

Le discours des avis s’éloigne malgré tout de la construction de la bonne mort que notre société véhicule depuis quelques années. Multiple, il se construit sur des considérations d’âge, de sexe et de circonstances de décès, mais en restant laconique sur ces dernières. Le discours officiel médical n’intervient pas ici, sauf dans quelques rares exceptions. Globalement, les familles n’abordent pas les causes de décès, les maladies ne sont pas nommées, pas plus que la démence ou Alzheimer. Le suicide n’est mentionné que dans de rare cas et bien en dessous de la réalité: nous en identifions onze dans nos données, soit 0.3%, alors que pour 2008 le taux s’élève à 1.8% selon la SNC. « En cas de suicide, les parents n’osent pas dire la cause du décès, car ils se sentent terriblement coupables, coupables d’abandon, coupables de n’avoir rien su faire pour prévenir le geste fatal, de ne pas avoir été à l’écoute de la souffrance de l’autre quand ce ne sont pas les autres qui en font le reproche » (Andrian, 1999, p. 50). Quand les familles parlent du suicide, elles mentionnent une décision parfois sereine due à la souffrance ou à la maladie incurable. Le suicide reste une mort non-dite qui se légitime en parlant de la maladie.

Nous avons vu précédemment que les textes des avis n’avaient pas les mêmes profils: ceux sur la maladie se référant à des hommes de moins de 85 ans et ceux sur le simple fait de s’endormir à des femmes de plus de 85 ans. Si nous mettons ces distinctions en relation avec les causes réelles des décès, il en ressort d’une part qu’après 85 ans les causes sont toujours mentionnées (« on ne meurt pas de vieillesse, mais d’une maladie ou de troubles cumulés survenant dans la vieillesse » (Hugonot, 1999, p. 19)), d’autre part les femmes meurent également de maladie avant 85 ans.

Les causes de décès (Figure 3.20 et Figure 3.21) montrent pour chaque sexe et chaque région des évolutions similaires. Les 65-79 ans succombent plus à des tumeurs malignes, que l’on peut associer aux « longues maladies » citées dans les avis. À partir de 80 ans, ce sont les morts dues aux maladies de l’appareil circulatoire qui deviennent majoritaires, mais une multitude d’autres sont également à l’œuvre.

Figure 3.20 Causes de décès, Genève et Valais, homme, 2008, SNC

Figure 3.21 Causes de décès, Genève et Valais, femme, 2008, SNC 0%

Les classifications des causes se basent sur des critères étiologiques et anatomiques, alors que l’expression des familles se rapproche plus des classifications selon leur nature si l’on considère que mourir de vieillesse c’est mourir âgé. Si l’on interprète nos classes à travers les causes de décès développés par D’Espine en 1853 (Vallin & Nizard, 1978, p. 550), nous trouvons plus de point commun.

Figure 3.22 Classification des causes de décès selon leur nature 1. Mort-né

2. Mort par vice originel de conformation 3. Mort de vieillesse ou marasme sénile 4. Mort violente ou par accident extérieur 5. Mort par accident morbide

6. Mort par maladie aiguë 7. Mort par maladie chronique 8. Mort indéterminée

En effet, les familles s’intéressent à la durée de la maladie, à la pénibilité. Elles mentionnent les décès accidentels ou soudains, usent de formulations spécifiques pour le suicide. Elles tendent de la sorte à se rapprocher d’une classification selon la nature de la cause. Elles ne s’attachent pas aux critères étiologiques quand elle parle de mort.

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Si les annonces parlent principalement de la mort, le mort lui-même est, de manière quelque peu singulière relégué au second plan, du moins dans le texte. Certes, la présence de la photo prise du vivant en Valais est une pratique qui met l’image de la personne en valeur, mais pas vraiment dans le dernier chapitre de son existence.

Dans l’avis, les morts sont peu différenciés selon les distinctions sociales classiques, en termes de CSP. Ce n’est que lorsque la vie passée est évoquée que le processus de personnalisation manifeste la distinction sociale. Les familles souhaitent montrer « également qu’il y a lieu de marquer son temps de vie pour bénéficier d’une valorisation posthume et ainsi d’une immortalité personnelle.

L’instant biographique de la mort se transforme alors en une biographie espérée pour l’éternité » (P. Legros, 2011, p. 153). Les familles qui le font possèdent un capital culturel et économique plus important. Surtout dans le cas de la Tribune de Genève où le coût d’un avis est plus élevé, cela est bien le cas. En portant une appréciation flatteuse sur la vie du défunt (« rempli d’amour », « au terme d’une vie riche d’amour et de tendresse », « d’une vie pleine d’humour », « au terme d’une vie bien remplie ») ou en listant ses succès, les familles valorisent le parcours du défunt en le distinguant des autres. Pour autant, cela ne va pas nécessairement aussi loin que le tracé d’une « biographie espérée pour l’éternité », comme le dit Legros (2011).

Une diversification du mourir apparaît dans les textes. Si l’on retrouve des mots communs aux définitions de la bonne ou mauvaise mort, les discours apparaissent plus nuancés, allant au-delà d’une simple opposition du bien et du mal. La famille

n’utilise pas le vocabulaire médical des causes de décès, elle reste sur un terme plus générique, celui de la maladie, en la décrivant plus ou moins. Elles tiennent aussi à mettre en avant que le défunt n’est pas mort seul. Cela donne une image très éloignée du stéréotype de la mort solitaire de la personne âgée, mais le besoin des familles de donner cette précision est peut-être une réaction défensive face à cette vision négative, une manière de dire « notre » mort n’a pas été abandonné en sa fin de vie.

Malgré cette diversité, la construction du discours sur la mort se base sur un critère d’âge qui joue un rôle dont l’importance ressort clairement, rappelant la distinction que l’on retrouve dans les représentations de la vieillesse contemporaine entre 3ème et 4ème âges. La mort dans le premier (avant 80 ans) se doit d’être justifiée par les familles comme s’il s’agissait d’un âge injuste, trop précoce, pour partir. Faisant appel à l’allégorie du sommeil après 85 ans, les familles offrent au contraire la représentation d’une mort plus légitime et plus douce dans la grande vieillesse.