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Morphologie flexionnelle et morphologie constructionnelle

CHAPITRE 4 L’OBJET DE LA MORPHOLOGIE

4.2 M ORPHOLOGIE UNITAIRE (S TRONG L EXICALIST H YPOTHESIS ) VS MORPHOLOGIE SCINDEE

4.2.2 Morphologie flexionnelle et morphologie constructionnelle

4.2.2.1 Les critères de distinction

La distinction entre morpholo gie flexionnelle et morphologie dérivationnelle a fait l’objet d’une importante littérature. Une des approches possible et fréquemment adoptée consiste à établir une liste de critères qui rendent compte des propriétés distinctives de chacune des deux4.

Scalise (1988) par exemple, recense une quinzaine de critères :

(1) les règles dérivationnelles s’appliquent avant les règles flexionnelles. Ce point est une reformulation d’un des universaux établi par Greenberg (1963) selon lequel les affixes flexionnels sont toujours périphérique comparée aux affixes dérivationnels ;

(2) les affixes dérivationnels sont des têtes alors que les affixes flexionnels n’en sont pas ;

(3) les règles dérivationnelles et flexionnelles « font » des choses différentes. Les premières sont plus puissantes que les secondes en ce sens qu’à partir d’une représentation lexicale donnée, elles peuvent modifier individuellement chaque type d’information attachée à cette représentation (par exemple, les traits de sous-catégorisation, la structure argumentale) alors que les autres

3 La Weak Lexicalist Hypothesis, dans un premier temps, est principalement discutée par Matthews

(1972), mais surtout Anderson (1982, 1985, 1986). Voir Perlmutter (1988) pour l’expression « Split

Morphology ».

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Cf. par exemple, pour les travaux les plus récents, Scalise (1984 ; 1988b) dans le cadre d’une morphologie générative, Dressler (1989) dans le cadre d’une morphologie naturelle. Voir aussi Booij (2000) qui recense les arguments et Fradin (1999) qui présente les fondements sémantiques sur lesquels se sont appuyés Sapir (1921) ou Mel’cuk (1994) pour distinguer morphologie dérivationnelle et morphologie flexionnelle.

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peuvent uniquement modifier un ensemble fixe d’informations (tels que le genre, le nombre, le temps) ;

(4) les règles dérivationnelles sont les seules à permettre la récursivité ;

(5) soit deux formes liées YX, elles peuvent apparaître selon deux ordres en dérivation, alors qu’en flexion, elles peuvent apparaître seulement selon un ordre ;

(6) les règles de réajustement sont différentes dans les deux cas ;

(7) les règles flexionnelles sont complètement productives, à l’inverse des règles dérivationnelles ;

(8) les suffixes dérivationnels et les morphèmes flexionnels se comportent différemment eu égard à la condition d’adjacence (Adjacency Condition) ; (9) les structures flexionnelles sont différentes des structures dérivationnelles ; (10) les règles dérivationnelles modifient le sens conceptuel de leur base, alors que

les règles flexionnelles modifient le sens grammatical ;

(11) les règles flexionnelles sont obligatoires alors que les règles dérivationnelles sont optionnelles ;

(12) les règles flexionnelles sont sensibles à la syntaxe, à la différence des règles dérivationnelles ;

(13) les règles dérivationnelles sont contraintes par un type de blocage (blocking), au contraire des règles flexionnelles ;

(14) les règles dérivationnelles sont contraintes par des facteurs pragmatiques, et non les règles flexionnelles ;

(15) la distinction entre mots possibles et mots existants n’est pertinente que pour les règles dérivationnelles, les règles flexionnelles n’ayant à voir qu’avec les mots existants.

Ce type de recensement pose cependant un certain nombre de problèmes qu’Anderson (1982) a mis au jour en montrant que la différence entre processus dérivationnels et processus flexionnels ne peut pas être traitée en termes de critères

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parce que les langues présentent toujours une donnée susceptible de les invalider5. Par ailleurs, fonder la distinction entre dérivation et flexion sur le critère du type de catégorie en jeu (par exemple, les catégories flexionnelles correspondraient à celles du cas, du nombre, du genre ou de la personne, catégories non propres à la dérivation) ne tient pas non plus dans la mesure où une même catégorie peut être flexionnelle dans une langue et dérivationnelle dans une autre6.

Au regard de ces difficultés, deux approches se détachent qui distinguent morpholo gie flexionnelle et morphologie dérivationnelle : celle d’Anderson (1982) qui s’appuie sur le caractère intrinsèquement syntaxique de la flexion et celle de Matthews (1974 [1991]) qui met en avant le type d’unité manipulée par chacune des deux morphologies.

4.2.2.2 Le lien avec la syntaxe : l’argumentation d’Anderson

(1982)

L’argumentation d’Anderson (1982) s’inscrit dans l’objectif de définir la spécificité de la flexion au regard de la dérivation sans tomber dans les difficultés qu’entraîne la recherche de critères. Il pose ainsi que la différence entre morphologie dérivationnelle et morphologie flexionnelle doit être interne à la théorie plutôt que correspondre à une liste de critères toujours susceptibles d’être contestés par les données7.

The difference between inflection and derivation may not, in fact, have any foundation outside of the theory of grammatical structure ; that is, it may be seen as corresponding to an aspect of the internal organization of grammars, and thus as being strictly theory-internal rather than as being susceptible of independent definition. (Anderson (1982 : 587))

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Ainsi, le critère de la modification catégorielle (critère n°1 de Scalise (1988b)), s’il apparaît pertinent d’un point de vue général n’est pourtant pas systématique, puisque certains procédés dérivationnels n’entraînent pas nécessairement le changement de catégorie (dans think >rethink , le dérivé conservant la catégorie verbe de la base). Il en va de même pour le critère de la productivité (critère n° 8 de Scalise (1988b)), puisque, contrairement à ce qui est attendu, certains processus flexionnels peuvent rester improductifs (c’est le cas des « paradigmes défectifs » comme celui de certains noms latins qui ne présentent pas de forme d’ablatif, ou de certains verbes limités à la troisième personne du singulier) alors qu’à l’inverse, certains processus dérivationnels le sont (c’est notamment le cas des nominalisations en –ing de l’anglais, même si la question du statut dérivationnel de ces formations est discutée (cf. Chapitre 3 ).

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Anderson (1982 : 586) illustre cette situation en montrant que la formation des diminutifs, dans la majorité des langues, s’opère au moyen de la dérivation alors qu’en Fula, langue de l’Atlantique Ouest, elle est co mplètement intégrée au système flexionnel des noms.

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L’approche d’Anderson (1982) est contestée notamment par Dressler (1989) qui pose que les critères distinguant flexion et dérivation sont graduels, et par Booij (1995) qui montre que la distinction d’Anderson (1982) confond flexion contextuelle et flexion inhérente.

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Anderson (1982, 1992) pose que la principale propriété de la flexion est d’être gouvernée par les règles de la syntaxe8.

Inflectional morphology is what is relevant to the syntax. (Anderson (1982 : 587))

‘Inflection’ thus seems to be just the morphology that is accessible to and/or manipulated by rules of syntax. (Anderson (1992 : 83))

Ce point de vue s’inscrit dans une interprétation traditionnelle de l’opposition entre syntaxe et morphologie, selon laquelle la première concerne les relations entre les mots à l’intérieur de structures plus vastes et la seconde concerne la structure interne des mots. Une propriété est ainsi qualifiée de syntaxique si elle est assignée aux mots en fonction de principes qui font référence à une organisation syntaxique. De sorte qu’une catégorie prend le statut flexionnel si elle est accessible à ces principes et si elle entraîne une modification de la forme des mots (Anderson (1982 : 587)). En d’autres termes, et pour reprendre ceux de Fradin (1999 : 16), lecteur d’Anderson, « les informations de nature flexionnelle […] ont une double incidence : morphologique puisqu’elles sont corrélées à des changements de forme, syntaxiques puisqu’elles sont prises en compte par la syntaxe. »

La frontière entre morphologie flexionnelle et morphologie dérivationnelle est ainsi tracée sur les bases de la version dite « extrême » de l’hypothèse lexicaliste selon laquelle les règles syntaxiques ne peuvent avoir accès à aucun aspect de la structure interne des mots. En conséquence, la morphologie flexionnelle est intégrée à la syntaxe et partage les mêmes primitives théoriques qu’elle9, alors que la morphologie dérivationnelle appartient au composant lexical et reste opaque pour la syntaxe.

8 C’est un point de vue partagé par Aronoff (1994 : 13) : « the traditional definition of morphosyntax

as the aspect of syntax that is relevant to morphology is perfectly reasonable. I will therefore adopt it […] Interested readers should consult Anderson 1992 […] ».

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Anderson (1982, 1992) incorpore un niveau de représentation morphosyntaxique, visible par la syntaxe et la morphologie flexionnelle. Cette représentation contient toutes les informations nécessaires pour permettre la construction des formes fléchies d’un lexème selon sa position et son rôle dans la phrase.

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4.2.2.3 Des unités différentes : le point de vue de Matthews

(1974 [1991])

L’approche de Matthews (1974 [1991] : 36-41) aboutit à une différenciation entre morphologie flexionnelle et morphologie « lexicale » à partir de l’observation du type d’unités issues des opérations propres à chacune d’elles. Elle est corrélée à la distinction qu’il établit entre lexème (unité lexicale abstraite) et word (unité grammaticalisée) (voir ci-dessous, Chapitre 5 ).

– d’un côté une branche de la morphologie étudie les relations régulières de forme et de sens qu’entretiennent entre eux des lexèmes, c’est-à-dire des unités lexicales non grammaticalisées, non fléchies. C’est la morphologie « lexicale ». Elle regroupe la mise en relation entre un lexème complexe et un lexème (plus) simple (c’est le cas de la dérivation, par exemple entre TRYING et TRY ou entre

UNAGEING et AGEING) et entre un lexème composé et deux lexèmes simples (c’est le cas de la composition par exemple entre WASTE PAPERBASKET et WASTE PAPER

et BASKET) ;

– de l’autre une branche de la morphologie étudie les paradigmes, c’est-à-dire les relations entre l’ensemble des « formes de mots » grammaticalisées d’un lexème (les words). C’est la « morphologie flexionnelle ».

Ainsi la distinction entre différents types d’unités, le lexème et le word, forme grammaticalisée de ce lexème, a conduit Matthews (1974 [1991]) à identifier deux branches de la morphologie selon qu’elles s’intéressent aux relations morphologiques entre lexèmes ou aux relations entre words et formes de mots. La morphologie « lexicale » est ainsi définie comme opérant sur des lexèmes, c’est-à-dire sur des formes non fléchies. La morphologie flexionnelle comme formant des words, c’est-à- dire des formes grammaticalisées d’un lexème. Cette dimension de la flexion est fondatrice de la distinction entre composant syntaxique et composant lexical : les

words, parce qu’ils correspondent à des unités grammaticalisées, fléchies, relèvent

d’une instanciation syntaxique, tandis que les lexèmes, en leur qualité d’unité abstraite, relèvent du composant lexical.

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4.2.3 Arguments en faveur d’une morphologie scindée