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Faiblesse des arguments de la méthode comparée et historique

CHAPITRE 1 L’ANALYSE DES MOTS COMPOSES [VN] N/A DANS LE CADRE DE LA

1.5 C ONCLUSION

1.5.1 L’identification d’une forme fléchie du verbe

1.5.1.2 Faiblesse des arguments de la méthode comparée et historique

Si la reconnaissance d’une forme fléchie du verbe découle en premier lieu de la difficulté à identifier une unité morphologique dans le verbe des [VN]N/A, elle a

finalement été possible grâce à la mise en œuvre de la grammaire historique et comparée qui a été mobilisée pour fournir des preuves scientifiques à cette analyse.

D’une part, l’approche diachronique de la grammaire historique et comparée a permis de donner une valeur flexionnelle au e muet qui apparaît à la finale de la majorité des verbes qui composent les [VN]N/A, et aux diverses consonnes finales des

L’analyse des mots composés [VN]N/A dans le cadre de la grammaire historique et comparée du 19e siècle diachronique des faits de langue et une transposition des résultats de cette étude à l’interprétation de phénomènes linguistiques analysés en synchronie.

D’autre part, la mise en œuvre des outils de la grammaire historique et comparée a eu pour objet de prouver que les mots composés [VN]N/A comprennent un verbe

fléchi et sont construits d’une phrase. Mais il s’avère, à l’examen, que l’argumentation faite dans le cadre de la méthode historique et comparée n’apporte finalement aucune preuve et qu’elle conduit plutôt indifféremment à un résultat et à son contraire. En effet, Diez (1836-1844) et Darmesteter (1894) l’ utilisent pour démontrer la validité de leur hypothèse en faveur d’une forme fléchie du verbe à l’impératif, Meunier (1872, 1875) en faveur d’une forme fléchie du verbe à l’indicatif et enfin Boucherie (1876), contre les deux interprétations précédentes, en faveur du thème verbal9.

Les raisons de l’inadéquation de la méthode comparée et historique sont de plusieurs nature.

Premièrement, l’argumentation par la grammaire comparée a eu pour objectif, dans un premier temps, de comparer les mots composés [VN]N/A du français dont la

structure semblait ambiguë à des composés constitués d’un verbe dont la structure semblait non ambiguë et appartenant ou non à d’autres langues. Or cette comparaison est d’emblée biaisée,

(i) d’abord parce que les données offertes à la comparaison sont d’une

complète hétérogénéité : les grammairiens comparent en effet des structures [VN]N/A, soit à des locutions lexicalisées construites

effectivement par la syntaxe et comportant sans aucun doute un verbe conjugué : on trouve par exemple, pour le français, rendez-vous unanimement repris par Diez (1836-1844), Meunier (1875) et Darmesteter (1894), et de nombreux autres tels que ne-m’oubliez-pas, regardez-moi (plante), etc. ; soit à des mots composés dont l’interprétation de la forme verbale est aussi ambiguë que dans le cas des [VN]N/A du français (par

exemple le composé italien rompicapo, cité par Diez (1836-1844) dont le i

9 « La seconde [la théorie de l’indicatif], a contre elle l’orthographe italienne et les habitudes de la

langue romande. » (Boucherie (1876: 269)) ;

« Le roumain, qui connaît aussi, quoi qu’en dise M. A. D. [Arsène Darmesteter], la composition verbale, mais ne la pratique pas autant que les autres langues latines, achève de prouver que l’impératif n’est pas le mode du verbe composant : frige-linte, qui frit les lentilles, mauvais cuisinier […]. L’impératif de ces mêmes verbes serait en i. » (Boucherie (1876 : 271)).

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médian peut être une voyelle de liaison comme une voyelle thématique ou la marque flexionnelle de l’impératif) ;

(ii) ensuite parce que la comparaison a lieu après que l’interprétation de la structure a été faite. En effet, si la méthode historique et comparée permet de soutenir une opinion et son contraire, c’est parce qu’elle est mise en œuvre après que les grammairiens ont déterminé le type des unités lexicales qui serviront à la comparaison ou à la reconstitution historique. Ainsi Darmesteter (1894) reconnaît qu’il doit nécessairement avoir recours à des cas particuliers explicitement fléchis pour fonder son analyse d’une forme fléchie du verbe des composés [VN]N/A du français :

« Les quatorze-quinzièmes des composés français sont formés de verbes de la première conjugaison au singulier, avec complément sans déterminatif, tels que porte-manteau, tire-botte, garde-manger, etc. Il n’y a rien à en conclure pour l’une ou l’autre des hypothèses. Il faut donc se décider d’après des cas particuliers, c’est-à-dire d’après une faible minorité [constituée d’] une série de formes françaises ou latines dans lesquelles il est impossible de méconnaître l’impératif. » (Darmesteter (1894 : 170-171)

De son côté, Boucherie (1876) affirme la nécessité de distinguer les locutions syntaxiques lexicalisées qui fonctionnent comme des unités lexicales, des composés [VN]N/A, afin de fonder son analyse d’une forme

non fléchie du verbe :

« J’observerai d’abord qu’il faut écarter du débat les formes dont l’origine modale est certaine, que le premier composant soit à l’impératif (rendez-vous, noli-me-tangere, etc…) ou, ce qui est plus rare, à l’indicatif (mésange perd-sa-queue, Ront-ses-giez). […] Je [les] regarde comme des formes accidentelles, des composés devenus tels par un usage plus ou moins long. J’en ferais une classe à part, et surtout j’éviterai de les confondre avec les secondes [ « celles qui ont un composant verbal dont la nature modale prête à discussion, telles que porte-feuille… »]. » (Boucherie (1876 : 268-269).

Il apparaît que ces deux démarches, pourtant antagonistes quant à leurs choix, sont chacune un préalable à l’étape comparative elle- même, dont elles induisent nécessairement et absolument les résultats. La sélection des matériaux étudiés joue en effet un rôle crucial dans l’interprétation du premier

composant des [VN]N/A. Ainsi, confondre la nature du verbe dans

L’analyse des mots composés [VN] N/A dans le cadre de la grammaire historique et comparée du 19e siècle admise au préalable l’hypothèse d’une forme fléchie du verbe. De même qu’exclure de la comparaison –et donc des données–, les unités complexes qui comprennent de façon certaine un verbe fléchi suppose d’abandonner d’abord l’hypothèse de l’identification d’une flexion sur le verbe. La hiérarchie des raisons se trouve alors inversée : ce n’est pas parce que

portemanteau est comparé à rendez-vous que les grammairiens s’autorisent à

conclure en faveur d’une forme fléchie, mais plutôt parce qu’ils reconnaissent d’emblée dans portemanteau un verbe fléchi qu’ils peuvent le comparer à

rendez-vous. La question des regroupements n’apparaît plus comme une

prémisse mais comme l’effet, la conséquence d’une analyse qui lui est antérieure.

Deuxièmement, l’argumentation dans le cadre de la grammaire historique a eu pour objectif, dans un deuxième temps, de retrouver la phrase supposée être à l’origine des mots composés [VN]N/A. Or cette recherche est, là encore, non

pertine nte,

(i) d’une part parce que les phrases supposées être à l’origine des mots composés [VN]N/A présentent la valeur modale et temporelle en phase avec

l’analyse préalable donnée du composé. En d’autres termes, le résultat de la recherche de la phrase originelle est entièrement déterminé par l’interprétation qui est faite en amont de la structure des [VN]N/A. Meunier

(1875), par exemple, retrouve des phrases construites avec un verbe marquant le présent de l’indicatif uniquement parce que son analyse des composés correspondants s’oriente en faveur d’un verbe fléchi à l’indicatif ; Darmesteter (1894) de son côté reconstruit logiquement des phrases à l’impératif parce qu’elles illustrent son analyse. La démarche de reconstitution historique ou logique ne s’avère pas davantage décisive pour fonder l’hypothèse d’une formation syntaxique des [VN]N/A que la

comparaison avec d’autres composés puisque les arguments qu’elle avance n’arrivent qu’en aval, après que les grammairiens du 19e siècle ont reconnu une marque flexionnelle portée par la forme verbale ;

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(ii) d’autre part parce que la démonstration par la recherche de la phrase originale, qu’elle soit fondée sur des preuves historiques10 ou sur des reconstitutions logiques, confond deux plans d’organisation : celui de la syntaxe, organisation des éléments du lexique, et celui du lexique, construction des éléments du lexique. Il n’y a, en effet, aucune conclusion à tirer du fait qu’un texte présente des unités lexicales qui s’organisent entre elles syntaxiquement (Anès qui file soie) et que certaines de ces unités lexicales apparaissent dans un mot composé (Aaliz file-soie). C’est de la propriété des unités lexicales de pouvoir apparaître et en composition et dans des phrases. Qu’elles se réalisent dans une structure syntaxiq ue n’implique rien quant à la construction du mot composé.

Finalement la pratique de la méthode historique et comparée, que les auteurs présentent comme offrant des preuves décisives, ne permet en aucun cas de lever les ambiguïtés. Son rôle n’est en rien déterminant pour l’analyse des mots composés

[VN]N/A parce que ses procédures ne sont mises en œuvre qu’après les

regroupements des données, pour valider méthodiquement, « scientifiquement », un résultat déjà là, implicite.