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CHAPITRE 6 STATUT DE LA COMPOSITION PAR RAPPORT A LA MORPHOLOGIE

6.2 A RGUMENTS CONTRE L ’ EXCLUSION DE LA COMPOSITION HORS DE LA MORPHOLOGIE

6.2.1 Modifications phonologiques

Un des arguments avancés par Aronoff (1994) pour traiter la composition hors de la morphologie est fondé sur l’observation du fait que la composition, à l’inverse des processus morphologiques tels que l’affixation, n’impliquerait pas de modifications phonologiques.

Remember that a word- formation rule as explicated in WFGG (which I would now term a lexeme- formation rule) is a multidimensional function with syntactic, semantic, and phonological parts to it. The syntactic part stipulates a base (in terms of its syntactic category) and an output (also in terms of its syntactic category) ; the semantic part of the rule may provide more detailed semantic specification for the base and the output beyond their simple categories (in a theory that distinguishes semantic from syntactic properties) ; the phonological part consist of a realization rule in which are stipulated a stem and a morphological operation. Within such a framework, compounding is a lexeme-formation rule with no phonological subpart beyond concatenation. (Aronoff 1994 : 16) [c’est moi qui souligne]

Dépassé l’observation des données de l’anglais, cet argument n’est pas valide dans la mesure où, dans de nombreuses langues, les unités mises en jeu par la composition ne sont pas toujours directement liées entre elles par concaténation simple, sans qu’aucune modification phonologique n’ait lieu. On observe, en effet, dans certaines langues, l’apparition de voyelles ou de consonnes à la jonction des deux unités lexicales qui entrent dans le mot composé. C’est le cas, par exemple, de l’insertion d’une voyelle de liaison en latin (insertion de la voyelle i) et en grec (insertion de la voyelle o) entre deux unités lexicales aux frontières consonantiques ; c’est le cas également en allemand, de l’insertion d’un s médian. Je présente ci- dessous certains résultats des travaux de Becker (1992) et d’Oniga (1992) qui analysent les phénomènes de changements phonologiques impliqués dans la construction de mots composés, respectivement, de l’allemand et du latin.

Becker (1992 : 10-16) étudie les « éléments de liage » (linking element) qui apparaissent à la frontière des unités qui forment les composés [NN]N en allemand Il

argumente en faveur d’un statut phonologique de ces éléments, et prend ainsi position contre les analyses traditionnelles qui y voient des suffixes flexionnels.

Statut de la composition par rapport à la morphologie constructionnelle

Becker (1992 : 12-15) montre que ces interprétations traditionnelles sont fondées sur l’observation immédiate de l’homonymie entre ces « éléments de liage » et une forme fléchie du nom, que ce soit celle du no minatif singulier, du nominatif pluriel ou du génitif pluriel. Son argumentation prouve qu’analyser ces éléments comme des suffixes flexionnels ne tient pas, pour plusieurs raisons, notamment le fait qu’ils ne répondent pas systématiquement à la valeur sémantique du suffixe flexionnel. Il cite, par exemple, le cas de faux pluriels tels que la finale de Sonnen dans le nom composé [NN]N Sonnenschein ‘lumière du soleil’, qui ne correspond pas sémantiquement au

pluriel du nom Sonne. Je reproduis, ci-dessous, quelques exemples de modifications phonologiques liées à la règle de composition en allemand.

Tableau 3. Phénomène

phonologique

Noms composants Mot composé Traduction du composé

ajout de s Wirt + Haus

Wirt ‘hôte’ ; Haus ‘maison’ Wirtshaus ‘auberge’ ajout de es Jahr+Zeit Jahr ‘année’ ; Zeit ‘temps’ Jahreszeit ‘saison’

ajout de (e)n Affe + Haus

Affe ‘singe’ ; Haus ‘maison’

Affenhaus ‘pavillon des singes’

ajout de e Tag + Buch

Tag ‘journée’ ; Buch ‘livre’

Tagebuch ‘journal intime’

Umlaut Mutter + Heim

Mutter ‘mère’ ; Heim : ‘domicile’

Mütterheim ‘foyer maternel’

Umlaut + er Haus + Bau

Haus ‘maison’ ; Bau ‘construction’

Häuserbau ‘construction de la maison’

soustraction de e Auge + Apfel

Auge ‘œil’ Apfel ‘pomme’

Augapfel ‘globe de l’œil’ (cf. en français : « prunelle des yeux ») soustraction de e + ajout de s Geschichte + Buch Geschichte ‘histoire’ Buch ‘livre’

Geschichtsbuch ‘livre d’histoire’

Oniga (1992), pour sa part, étudie les phénomènes phonologiques liés à la composition en latin.

Statut de la composition par rapport à la morphologie constructionnelle

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The morphology of Latin compounds presents systematic morphophonological « readjustments » in the final part of the theme of the first member. (Oniga (1992 : 110))

Oniga (1992 : 110-112) reconnaît trois règles de réajustement qui s’appliquent lors de la construction de mots composés. Je les présente ci-dessous à titre d’illustration.

La première règle élimine la voyelle thématique du composant initial si le thème du second composant commence par une voyelle2 (cf. Tableau 4).

Tableau 4.

aqua + agio

aqua (N) ‘eau’ + ago (V) ‘conduire’

aquagium (N) ‘conduite d’eau’

funi + ambulo

funis (N) ‘corde’ ; ambulo (V) ‘aller et

venir’

funambulus (N) ‘funambule’

magno +animo

magnus (N) ‘grand’ ; animo (V)

‘recevoir tel ou tel tempérament’

magnanimus (N) ‘magnanime’

La seconde règle prévoit que la voyelle thématique du composant initial devient un i bref si le thème du second composant commence par une consonne (cf. Tableau 5).

Tableau 5.

bello + potent

bello (V) ‘combattre’ ; potens

(Adj) ‘puissant’

bellipotens (Adj) ‘puissant dans la guerre’

cornu + gero

cornu (N) ‘corne des animaux’ ; gero (V) ‘porter’

corniger (N) ‘cornu’

silva + cola

silva (N) ‘forêt’ ; cola (N) ‘colon’

silvicola (A) ‘qui habite les forêts’

La troisième règle est une règle d’épenthèse qui insère un i bref entre les deux thèmes du composé si le premier se termine par une consonne et le second commence par une consonne (cf. Tableau 6).

2

Cette règle n’est pas spécifique, en latin, à la composition mais opère également dans le cas de la dérivation.

Statut de la composition par rapport à la morphologie constructionnelle Tableau 6.

Carn + fac

Caro, carnis (génitif) (N) ‘chair’ ; facio

(V) ‘faire’, ‘sacrifier’

Carnifex (N) ‘bourreau public’

Patr+cida

Pater, patris (génitif) (N) ‘le père’ ; ‘le

père’ ; caedo (V) ‘abattre, tuer’

Patricida (N) ‘parricide’

Ped+sequo

Pedes (N) ‘pié ton’ ; sequor (V) ‘suivre’

Pedisequus (A) ‘esclave qui

accompagne’

Ces études montrent que l’argument d’Aronoff (1994) contre la construction, par la morphologie, des mots composés au motif que les mots composés ne présentent pas de modifications phonologiques ne tient pas face à l’examen des composés de certaines langues3.