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La morbidité de la douleur lombaire récurrente en déclin?

6. Discussion générale

6.2 La morbidité de la douleur lombaire récurrente en déclin?

Il y a peu d’études qui présentent des données de prévalence annuelle sur plusieurs années successives, surtout en ce qui a trait à la douleur lombaire récurrente ou chronique. Tel que décrit dans l’introduction, la morbidité annuelle est considérée élevée, mais n’aurait pas fluctuée de manière significative ces 30 dernières années (Walker, 2000; Deyo et al., 2006; Freburger et al., 2009). Cependant, tous s’entendent pour dire qu’il est périlleux de tenter de comparer les études de prévalence de douleur lombaire en raison de la grande hétérogénéité des définitions utilisées et des différences entre devis ou cohortes (Walker, 2000; Hestbaek et al., 2003; Louw et al., 2007; Hoy et al., 2012). À la lecture des études d’incidence de douleur lombaire dans la population (voir Tableau 3), le même genre de conclusion peut être formulée. Nos résultats de prévalence annuelle de douleur lombaire récurrente sont malheureusement peu comparables car aucune autre étude n’a présenté de données séculaires de récurrence. De plus, nos résultats indiquent une baisse dans le temps.

En termes de douleur chronique, les données disponibles dans les enquêtes canadiennes (ENSP et ESCC), la prévalence était élevée (15 % à 19 %), et stable dans le temps (voir Figure 16) (Reitsma et al., 2011). Dans une étude portant sur l’enquête de 1996-1997, il est décrit que 36 % des individus rapportant de la douleur chronique présentaient également des problèmes de dos, soit l’un des deux corrélats indépendants les plus forts avec l’arthrite, dans la catégorie de douleur chronique (Rashiq & Dick, 2009).C’est également la condition la plus fréquemment rapportée selon une étude sur les données de 2008 (Schopflocher et al., 2011). Nous pourrions donc avancer l’hypothèse que la douleur lombaire chronique au niveau canadien est demeurée à un niveau stable de 1994 à 2008. Cela va à l’encontre de nos résultats qui démontrent une baisse de prévalence de 2000 à 2008. Cependant, il s’agit de données autorapportées dans les enquêtes, la prévalence est donc en général plus élevée que celle retrouvée lors de l’analyse secondaire de données médicoadministratives (Picavet et al., 2008). Également, dans ces enquêtes, les individus rapportent avoir mal au dos, mais cela n’indique pas qu’ils aient consulté un médecin pour autant, contrairement aux données de la RAMQ pour lesquelles seuls les patients qui consultent sont consignés.

Figure 16. Prévalence brute de la douleur chronique dans la population Canadienne

Légende : Prévalence de la douleur chronique dans un échantillon représentatif de la population canadienne selon les résultats des enquêtes nationales de santé des populations de 1994 à 2008. Il n’y a pas de tendance séculaire à la hausse ou à la baisse autant chez les hommes que les femmes. Tiré de Reitsma et al., 2011 avec permission.

En termes plus spécifiques de douleur lombaire chronique, Freburger et collaborateurs ont rapporté des données de prévalence pour les années 1992 et 2006 (Freburger et al., 2009). Ils ont mis l’accent sur une hausse importante de la prévalence (+ 6 %) pendant ces 14 années, toutefois cette conclusion était basée sur une étude transversale plutôt que longitudinale sur la population d’un état américain. En ayant seulement deux relevés annuels sur une période de 14 ans (le début (1990) et la fin (2006)), il est très risqué d’émettre des conclusions tranchées sur les tendances survenues dans l’intervalle. Rien n’indique qu’il s’agisse d’une hausse progressive et constante, non plus qu’il s’agisse d’un pic record et unique de prévalence en 2006 dans cette région. Cette étude était basée sur des données de sondage recueillies dans des foyers sélectionnés, et tel que décrit précédemment, les données autorapportées mènent à une prévalence plus élevée que lors de l’utilisation de données administratives (Picavet et al., 2008). Nonobstant, si une hausse de plaintes de douleur lombaire chronique est observée dans la population, nous pourrions nous attendre à une hausse concomitante de consultations médicales récurrentes pour cette condition de santé.

À cet égard, Deyo et collaborateurs ont étudié la tendance des consultations médicales pour les problèmes de dos entre 1996 et 2002 aux États-Unis à partir de sondages nationaux recueillis par des organismes de surveillance (Deyo et al., 2006). Durant ces sept années, le taux de consultation pour douleur au dos est demeuré constant, soit à environ 2,3 % de toutes les consultations médicales. Cependant, les auteurs n’ont pas voulu tirer de conclusion sur la tendance séculaire de la prévalence de douleur lombaire étant donné la trop grande variabilité dans les définitions utilisées dans les différents sondages examinés. C’est la raison pour laquelle ils utilisent de façon générale le terme « douleur au dos » plutôt que « douleur lombaire ». Les définitions faisait également plus référence à de la douleur aigüe que récurrente ou chronique. Le système de santé américain est cependant bien différent de notre système de santé universel, et les conclusions tirées à partir des profils de consultations médicales peuvent être délicates à comparer. Mais à la lumière de la conclusion de Freburger d’une augmentation de douleur lombaire chronique dans la population de Caroline du Nord (Freburger et al., 2009) et de la conclusion de Deyo d’une stabilité nationale dans le profil de consultation médicale pour de la douleur au dos (Deyo et al., 2006), aucune n’abondait dans le sens de nos conclusions qui démontrent une baisse de prévalence. Si le nombre de consultations médicales était stable aux Etats-Unis, que la douleur chronique, dont la manifestation la plus fréquente était la douleur au dos, était stable (Canada) ou en hausse (Etats-Unis), pourquoi observons nous une baisse de prévalence de douleur lombaire récurrente dans notre étude?

Martin et Deyo ont poussé l’analyse plus loin dans une étude subséquente sur l’utilisation des ressources médicales pour des problèmes du rachis (Martin et al., 2009). Cette étude était basée sur les enquêtes du Medical Expenditure Panel Survey (MEPS) qui relevait le profil de consommation des services de la santé (consultations médicales et certaines consultations en médecine complémentaire et alternative [MAC]) d’un échantillon national de foyers américains, informations complémentées par les dossiers des pourvoyeurs de soins et des assureurs. Il s’agissait d’un profil global de santé spinale sans égard à la gravité, qui rapportait une hausse de prévalence de 10,8 % à 13,5 % de 1997 à 2006. Cette hausse était particulièrement marquée par une augmentation annuelle de 4,7 % des visites ambulatoires (en moyenne sept visites annuelles incluant le chiropraticien et le

physiothérapeute), mais une baisse totale de 3,7 % du nombre d’hospitalisations (Martin et al., 2009). Encore une fois, nos résultats ont divergé grandement de cette conclusion. Par contre, dans cette même étude de Martin (Martin et al., 2009), les visites ambulatoires (médicales et MAC) pour douleur spinale étaient en hausse alors que dans l’étude de Deyo (Deyo et al., 2006) le nombre de visites médicales était stable. La différence pourrait venir du fait que Martin et collaborateurs ont évalué les visites chez les physiothérapeutes et chiropraticiens en plus des visites médicales contrairement à Deyo. Il y aurait donc une potentielle augmentation de la fréquence de consultation dans le temps, entre autres en soins chiropratiques selon Martin.

Cette observation pourrait sous-tendre la baisse de consultations médicales observée dans nos données. Ce constat est émis en lien avec la difficulté d’accessibilité à un médecin de famille au Canada qui a été relevée en 2003. Quatorze pour cent de la population n’avaient pas de médecin de famille, dont le tiers révélait que leurs recherches pour en trouver un avaient été infructueuses (Gagnon, 2004). Le Québec affichait les pires statistiques canadiennes en 2005 avec 25 % de sa population n’ayant pas de médecin de famille (Gladu, 2007). La banque de données administratives de la RAMQ ne consigne pas les données de consultation en physiothérapie et en chiropratique, il s’est donc avéré impossible de vérifier cette hypothèse. Cependant, la consultation en MAC représente la meilleure hypothèse pour expliquer la baisse de prévalence séculaire observée dans nos données médicoadministratives.

Au niveau de l’incidence de la douleur lombaire à l’échelle de la population, les études qui ont évalué la tendance séculaire sont encore plus rares que celles de prévalence. Mattila et collaborateurs ont évalué annuellement les nouveaux cas d’hospitalisation dans la population finlandaise militaire des 20-30 ans entre 1990 et 2002 (Mattila et al., 2009). La population militaire mâle représentait 80 % de la population générale du même âge en Finlande étant donné le service militaire obligatoire durant ces années. Le taux d’incidence des hospitalisations pour un problème de disque lombaire (CIM-9 = 722.7, 353.9 et équivalents CIM-10) avait diminué d’environ 30 % de 1993 à 2002. Le taux d’incidence d’hospitalisations pour douleur lombaire non spécifique (CIM-9 = 724.2, 724.5, 724.9 et équivalents CIM-10) était quant à lui resté relativement stable sur la période de 13 ans.

Mattilla et collaborateurs rapportaient cependant que les hospitalisations étaient plus fréquentes que dans la population, car si le soldat ne peut être soulagé par des anti- inflammatoires, il était automatiquement hospitalisé. Leur étude représentait également les cas les plus graves étant donné qu’ils menaient à une hospitalisation. Donc, si nous avançons l’hypothèse que les cas récurrents de la tranche d’âge 18-34 ans dans nos analyses étaient de gravité identique à ceux de l’étude de Mattila, nous avons observé comme eux une diminution de l’incidence (voir Tableau 3). Cependant, cette diminution était davantage élevée (c.-à-d. 57 %) pour les années 2000 à 2007 dans nos analyses, dans lesquelles la représentativité des femmes était équivalente à celle des hommes et pour des catégories diagnostiques inclusives à la fois des maux non spécifiques, mais également des hernies et des sténoses. Note importante, notre étude s’intéressait principalement au taux d’incidence des visites ambulatoires, dont seulement 15 % des patients étaient hospitalisés au final. La comparaison des données des deux études demeure délicate étant donné qu’il s’agit de données majoritairement ambulatoires versus entièrement hospitalières. Une autre étude d’incidence, cette fois-ci sur les consultations pour douleur lombaire dans les départements d’urgence d’hôpitaux américains, a quant à elle rapporté de 2004 à 2008 un taux d’incidence de 139 par 100 000 personne-années avec un pic chez les 20-39 ans (Waterman et al., 2012). Cependant vu l’approche méthodologique utilisée pour rapporter l’incidence en personne-années sur une période cumulée de cinq ans, il n’est pas possible d’évaluer la tendance séculaire annuelle dans cette étude.

En bref, Reitsma et collaborateurs ont fourni le portrait populationnel de la prévalence de la douleur chronique au Canada de 1994 à 2008, alors que Martin et collaborateurs ont effectué une analyse un peu plus spécifique sur la prévalence de la santé spinale aux États-Unis de 1997 à 2006 (Martin et al., 2009; Reitsma et al., 2011). Mattila et collaborateurs ont présenté la tendance séculaire de l’incidence d’hospitalisations pour de la douleur lombaire dans une population de jeunes adultes en Finlande (Mattila et al., 2009). Nos études ont été davantage spécifiques en portant seulement sur la morbidité de la douleur lombaire récurrente de 2000 à 2007, ce qu’aucune autre n’a rapporté pour une série d’années successives à notre connaissance. La tendance à la baisse que nous avons observée autant pour la prévalence que l’incidence ne peut malheureusement pas être

expliquée en s’appuyant sur les conclusions d’autres études de prévalence ou d’incidence de douleur lombaire autant aigüe, récurrente que chronique. Comme soulevé dans les discussions des articles présentés à la section 4, il pourrait s’agir d’un problème d’accessibilité au système de santé, un déplacement de clientèle vers les médecines alternatives et complémentaires (Kanodia et al., 2010; Shmueli et al., 2011), un changement dans les normes de sécurité au travail ou une diminution des emplois dans le secteur manufacturier ou ouvrier au Québec par exemple (Chen et al., 2006). Au niveau de l’incidence, bien que nous ayons observé un déclin global toutes catégories d’âge confondues, l’analyse stratifiée nous a indiqué que la diminution s’observait principalement chez les 18-49 ans, alors que la tendance était plutôt stable chez les adultes de 50-79 ans et en nette progression chez les personnes très âgées depuis 2005. Au final, de 2000 à 2007, les médecins auront vu moins de cas récurrents de douleur lombaire, particulièrement chez les moins de 65 ans, mais auront vu une augmentation de la clientèle âgée. Si le nombre de cas récurrents diminue chez les moins de 65 ans, il faudrait savoir où consultent ces patients si les enquêtes nous révèlent que le niveau de douleur chronique demeure stable au Canada. Ces observations devraient stimuler une réflexion à savoir si les médecins ne devraient pas être mieux formés pour l’évaluation et la gestion de la douleur, tout particulièrement chez les personnes âgées.