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LES JÉSUITES DANS LA SOCIÉTÉ EUROPÉENNE

2. LA MORALE DES JÉSUITES

L'esprit conquérant de leur Société, l'ardent désir d'attirer à eux les consciences et de les retenir sous leur influence exclusive, ne pouvaient qu'induire les Jésuites à se montrer plus accommodants envers les pénitents que les confesseurs appartenant à d'autres Ordres ou au clergé séculier. «On ne prend pas les mouches avec du vinaigre» dit avec raison le proverbe.

Ignace, nous l'avons vu, avait exprimé la même idée en d'autres termes, et ses fils s'en inspirèrent largement «L'activité inouïe déployée par l'Ordre dans le champ de la théologie morale montre déjà que cette science subtile avait pour lui une beaucoup plus grande importance pratique que les autres sciences».(13)

M. Boehmer, à qui nous empruntons la phrase ci-dessus, rappelle que la confession était chose rare au Moyen Age et que les fidèles n'y

recouraient que dans les cas les plus graves.

Mais il était dans le caractère dominateur de l'Église romaine d'en développer l'usage peu à peu. De fait, au XVIe siècle, on voit la confession devenue un devoir religieux dont il convient de s'acquitter assidûment. Ignace y attache la plus grande importance et recommande à ses disciples d'y amener le plus possible de fidèles. «Les résultats de cette méthode furent extraordinaires. Le confesseur jésuite jouit bientôt en tous lieux d'un crédit égal à celui du professeur jésuite, et le confessionnal put être partout considéré comme le symbole de la puissance et de l'activité de l'Ordre, au même titre que la chaire professorale et la grammaire latine. «Si nous lisons les Instructions d'Ignace sur la confession et la théologie morale, nous devons reconnaître que l'Ordre s'est montré dès l'origine disposé à traiter le pécheur avec douceur, que dans le cours des temps il s'est montré de plus en plus indulgent, et qu'enfin la douceur a dégénéré en relâchement... «On comprend aisément pourquoi: cette habile

indulgence était une des principales causes des succès des Jésuites comme confesseurs.

C'est par là qu'ils se conciliaient l'approbation et la faveur des grands et des puissants de ce monde, qui ont toujours eu plus besoin de la condescendance de leurs confesseurs que la masse des petits pêcheurs. «On n'avait jamais vu de confesseurs tout-puissants dans les Cours du moyen âge. C'est dans les temps modernes qu'apparaît cette figure caractéristique de la vie des Cours, mais c'est ]'Ordre des Jésuites qui l'a implantée partout».(14)

M. Boehmer écrit plus loin: «C'est ainsi qu'au XVIIe siècle ces confesseurs, non seulement obtinrent partout une influence politique appréciable, mais même acceptèrent parfois ouvertement des emplois ou des fonctions politiques. C'est alors que le Père Neidhart prit,

«comme premier ministre et Grand Inquisiteur», la direction de la politique espagnole; que le Père Fernandez siégea avec voix délibérative dans le Conseil d'État

portugais, que le Père La Chaise et son successeur remplirent expressément à la Cour de France les fonctions de ministres des Affaires ecclésiastiques. «Rappelons-nous en outre le rôle joué par les Pères dans la grande politique, même en dehors du confessionnal: le Père Possevino, comme légat pontifical en Suède, Pologne et Russie; le Père Petre, comme ministre en Angleterre; le Père Vota, comme conseiller intime de Jean Sobieski de Pologne, comme «faiseur de rois» en Pologne, comme médiateur lors de l'érection de la Prusse en royaume; - on devra reconnaître qu'aucun ordre n'a montré autant d'intérêt et de talent pour la politique et n'y a déployé autant d'activité que l'Ordre des Jésuites.»(15)

Si l'«indulgence de ces confesseurs envers leurs augustes pénitents avança grandement les intérêts de l'Ordre et de la Curie romaine, il en fut de même en des sphères plus modestes, où les Pères usèrent aussi de cette commode méthode. Avec l'esprit minutieux et même tatillon qu'ils ont hérité de leur fondateur, ils

s'appliquèrent à en dégager les règles, à en étudier l'application à tous les cas qui pouvaient se présenter au tribunal de la pénitence. D'où les fameux «casuistes», les Escobar, les Mariana, les Sanchez, les Busenbaum - - la liste en serait longue --- qui, par leurs traités de «théologie morale», ont fait l'universelle réputation de la Compagnie, tant fut grande leur subtilité à tourner, dénaturer les obligations morales les plus évidentes.

Voici quelques exemples de ces acrobaties: «La loi divine prescrit: «Tu ne prêteras point de faux serments». Mais il n'y a faux serment qui si celui «qui jure se sert sciemment de paroles qui nécessairement doivent tromper le juge.

L'emploi de termes «équivoques» est par conséquent permis, et même, dans «certaines circonstances, l'emploi de la restriction

«mentale... «Si un mari demande à sa femme adultère si elle a brisé le contrat conjugal, elle peut sans hésiter dire «que non, puisque le contrat subsiste toujours». Et une fois qu'elle aura reçu l'absolution au confessionnal, «elle

peut dire: «Je suis sans péché», si en le disant

«elle pense à l'absolution.. qui l'a délivrée du poids de son péché. Et si son mari reste incrédule, elle peut le rassurer en l'assurant qu'elle n'a pas commis d'adultère, si elle ajoute

«in petto»... d'adultère que «je sois obligée d'avouer»(16).

On imagine que cette théorie devait avoir quelque succès auprès des belles pénitentes.

Au reste, leurs cavaliers étaient aussi bien traités «La loi de Dieu ordonne: «Tu ne tueras pas». «Mais il ne s'ensuit pas que tout homme qui tue pèche «contre ce précepte. Si, par exemple, un seigneur est «menacé de soufflets ou de coups de bâton, il peut frapper à mort son agresseur. Mais, bien entendu, ce droit n'existe que pour le noble, non pour le plébéien. Car, pour un homme du peuple, un soufflet n'a rien de déshonorant... «De même, un serviteur qui aide son maître à séduire une jeune fille ne commet pas un péché mortel, s'il peut redouter, en cas de refus, des inconvénients graves, ou des mauvais

traitements. On peut encore faciliter l'avortement d'une jeune fille enceinte, si sa faute peut être une cause de déshonneur pour elle ou pour un membre du clergé»(17).

Quant au Père Benzi, il eut son heure de renommée pour avoir déclaré que c'était

«une peccadille de palper les seins d'une nonne», et les Jésuites en reçurent le surnom de «théologiens mamillaires».

Mais, en ce genre, c'est le fameux casuiste Thomas Sanchez qui mérite de remporter la palme pour son traité «De Matrimonio», où le pieux auteur étudie avec un luxe inouï de détails toutes les variétés du «péché charnel».

Rappelons encore pour mémoire les commodes maximes à usage politique, notamment en ce qui concerne la légitimité de l'assassinat des «tyrans» coupables de tiédeur envers les intérêts sacrés du Saint-Siège et concluons avec H. Boehmer: «Comme on le voit, il n'est pas difficile de se préserver des

péchés mortels. On n'a qu'à faire usage, selon les circonstances, des excellents moyens admis par les Pères: l'équivoque, la restriction mentale, la théorie raffinée de la direction d'intention, et l'on pourra sans péché commettre des actes que la foule ignorante tient pour des crimes, mais dans lesquels même le plus sévère des Pères ne peut trouver un «atome de péché mortel».(18)

Parmi les maximes jésuitiques les plus criminelles, il en est une qui souleva au plus haut point l'indignation publique, et mérite d'être examinée particulièrement, à savoir

«qu'il est permis à un religieux de tuer ceux qui sont prêts à médire de lui ou de sa communauté». Ainsi l'Ordre se reconnaît le droit de supprimer ses adversaires et même ceux de ses membres qui, sortis de son sein, pourraient se montrer trop bavards. Cette perle se trouve dans la Théologie du Père L'Amy. Mais il est un autre cas, où le principe ci-dessus trouve son application. En effet, le dit Jésuite n'a-t-il pas

eu le cynisme d'écrire: «Savoir si un religieux cédant à la fragilité abuse d'une femme, laquelle publie ce qui s'est passé, et ainsi le déshonore, si ce religieux peut la tuer pour

«éviter cette honte» ? Un autre fils de Loyola, cité par «le grand flambeau» Caramuel, estime que cette maxime doit être soutenue et défendue: «de sorte que ce religieux peut s'en servir pour tuer cette femme, et se conserver en honneur».

Cette théorie monstrueuse a servi à couvrir bien des crimes commis par des ecclésiastiques et fut, bien probablement, en 1956, la raison sinon la cause de la lamentable affaire du curé d'Uruffe(18 bis).