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LES JÉSUITES DANS LA SOCIÉTÉ EUROPÉENNE

3. L'ÉCLIPSE DE LA COMPAGNIE

Les succès remportés par la Compagnie de Jésus en Europe et en pays lointains, bien qu'entrecoupés de quelques disgrâces, lui avaient assuré longtemps une situation prépondérante. Mais, comme on l'a très justement noté, le temps ne travaillait pas pour

elle. A mesure que les idées évoluaient, que le progrès des sciences tendait à libérer les esprits, les peuples comme les monarques supportaient plus malaisément l'emprise de ces champions de la théocratie.

D'autres part, maints abus, nés de la réussite même, minaient intérieurement la Société.

Outre la politique, dont elle se mêlait assidûment comme on l'a vu, au préjudice des intérêts nationaux, son activité dévorante n'avait pas tardé à s'exercer dans le domaine économique. «On vit les Pères s'occuper beaucoup trop d'affaires qui n'avaient aucun rapport avec la religion, de commerce, de change, devenir liquidateurs de faillites. Le Collège romain, cette institution-type qui aurait dû rester le modèle intellectuel et moral de tout le collège jésuite, faisait fabriquer à Macerata, en énorme quantité, des toiles qu'on offrait à bas prix dans les foires. Les maisons de l'Inde, des Antilles, du Mexique, du Brésil se livrèrent très vite au trafic des produits coloniaux. A la Martinique, un procureur put

créer de vastes plantations qu'il fit cultiver par des esclaves nègres».(19)

On touche là au côté mercantile des Missions étrangères, celles d'aujourd'hui comme celles d'hier. L'Église romaine n'a jamais dédaigné de tirer un profit temporel de ses conquêtes

«spirituelles». Les Jésuites, en cela, ne différaient pas des autres religieux; ils les surpassaient seulement. On sait d'ailleurs que, de nos jours, les Pères Blancs comptaient parmi les plus gros propriétaires fonciers de l'Afrique du Nord.

Les fils de Loyola, ardents à gagner les âmes des «païens», ne l'étaient pas moins à tirer parti de leurs sueurs. «Ils ont au Mexique des mines d'argent et des raffineries de sucre, au Paraguay des plantations de thé et de cacao, des fabriques de tapis et des élevages qui exportent quatre-vingt mille mulets par an».

(20) L'évangélisation de ces «enfants rouges»

était, comme on le voit, d'un bon rapport. Au reste, pour plus de profit, les Pères n'hésitaient pas à frauder le fisc, comme le

montre l'histoire bien connue des pseudo-caisses de chocolat débarquées à Cadix, et qui étaient pleines de poudre d'or.

L'évêque Palafox, envoyé comme visiteur apostolique par le pape Innocent VIII, lui écrivait en 1647: «Tous les biens de l'Amérique du Sud sont entre les mains des Jésuites». Les affaires financières ne leur étaient pas moins profitables. «A Rome, au Gesù même, la caisse de l'Ordre faisait, au nom du gouvernement portugais, des paiements à l'ambassade du Portugal. Lorsque Auguste le Fort s'en alla en Pologne, les Pères de Vienne ouvrirent un crédit sur les Jésuites de Varsovie à ce monarque besogneux. Le Gesù devenu banque !.... En Chine, les Pères prêtaient de l'argent aux marchands et à gros intérêts, à 25, 50 et même 100 pour cent».(21)

L'avidité scandaleuse de l'Ordre, ainsi que sa morale relâchée, ses incessantes intrigues politiques et aussi ses empiétements sur les prérogatives du clergé séculier et régulier, lui avaient suscité partout de mortelles inimitiés.

Auprès des classes élevées, il était profondément déconsidéré, et en France, du moins, ses efforts pour maintenir le peuple dans une piété formaliste et superstitieuse cédaient devant l'émancipation inéluctable des esprits.

Cependant la prospérité matérielle dont jouissait la Société, les situations acquises dans les Cours et surtout l'appui du Saint-Siège, qui leur semblait inébranlable, entretenaient les Jésuites dans une profonde confiance, à la veille même de leur ruine. N'avaient-ils pas traversé déjà bien des orages, subi une trentaine d'expulsions depuis leur origine jusqu'au milieu du XVIII, siècle ? Chaque fois, ou presque, ils étaient, revenus, au bout d'un temps plus ou moins long, réoccuper les positions perdues. Cependant, la nouvelle éclipse qui les menaçait allait être à peu près totale, cette fois, et durer plus de quarante ans.

Chose curieuse, le premier assaut contre la puissante Société partit du très catholique Portugal, un de leurs principaux fiefs en Europe. Il est vrai que l'influence anglaise, qui s'exerçait sur ce pays depuis le début du siècle, ne fut sans doute pas étrangère à l'opération.

Un traité de délimitation de frontières en Amérique, conclu entre l'Espagne et le Portugal en 1750, avait cédé à ce dernier un vaste territoire à l'est du fleuve Uruguay, où se trouvaient les «réductions» jésuites. Les Pères, en conséquence, devaient se retirer avec leurs convertis en deçà de la nouvelle frontière, en territoire espagnol. En fait, ils armèrent leurs Guaranis, menèrent une longue guérilla et finalement restèrent maîtres du terrain qui fut rendu à l'Espagne.

Le marquis de Pombal, premier ministre du Portugal, avait mal digéré l'affront. D'ailleurs, cet ancien élève des Jésuites n'était pas resté marqué de leur «estampille», et s'inspirait plus volontiers des philosophes français et anglais que de ses anciens éducateurs. En 1757, il

chassait les confesseurs jésuites de la famille royale et interdisait les prédications des membres de la Société. Après divers démêlés avec celle-ci, il lança dans le publie des pamphlets - dont le «Court exposé sur le royaume des Jésuites au Paraguay», qui eut un grand retentissement --- obtint du pape Benoit XIV une enquête sur leurs agissements, et enfin bannit la Société de tous les territoires de la monarchie. L'affaire avait fait sensation en Europe et plus particulièrement en France, où, peu après, éclatait la faillite du Père La Valette,

«businessman» qui traitait pour la Compagnie, d'énormes affaires de sucre et de café. Le refus par la Compagnie de payer les dettes du Père lui fut fatal. Le Parlement, non content de la condamner au civil, examina ses Constitutions, déclara son établissement illégal en France et condamna vingt-quatre ouvrages de ses principaux auteurs.

Enfin, le 6 avril 1762, il rendait un arrêt aux termes duquel il déclarait «le dit Institut inadmissible par sa nature dans tout État

policé, comme contraire au droit naturel, attentatoire à toute autorité spirituelle et temporelle et tendant à introduire dans l'Église et dans les États, sous le voile spécieux d'un Institut religieux, non un Ordre qui aspire véritablement et uniquement à la perfection évangélique, mais plutôt un corps politique dont l'essence consiste en une activité continuelle pour parvenir par toutes sortes de voies indirectes, sourdes ou obliques d'abord à une indépendance absolue et successivement à l'usurpation de toute autorité...» La doctrine des Jésuites était qualifiée en conclusion de «perverse, destructive de tout principe de religion, et même de probité, injurieuse à la morale chrétienne, pernicieuse à la société civile, attentatoire aux droits de la nation, à la nature de la puissance royale, à la sûreté même de la personne sacrée des souverains et à l'obéissance des sujets, propre à exciter les plus grands troubles dans les États, à former et à entretenir la

plus grande corruption dans le cœur des hommes».

Les biens de la Société en France furent confisqués au profit de la Couronne et aucun de ses membres ne put demeurer dans le royaume s'il n'abjurait ses vœux et ne se soumettait par serment au régime général du clergé de France.

A Rome, le général des Jésuites, Ricci, obtint du pape Clément XIII une bulle confirmant les privilèges de l'Ordre et proclamant son innocence. Mais il n'était plus temps. Les Bourbons d'Espagne supprimaient tous les établissements de la Société, tant métropolitains que coloniaux. Ainsi prit fin l'État jésuite du Paraguay. A leur tour, les gouvernements de Naples, de Parme, et jusqu'au Grand-Maître de Malte, expulsaient de leurs territoires les fils de Loyola. Ceux d'Espagne, au nombre de 6.000, connurent même une étrange aventure, après avoir été jetés en prison: «Le roi Charles III expédia au

pape tous les prisonniers avec une belle lettre où il disait qu'il les mettait «sous la direction immédiate et sage de Votre Sainteté». Mais lorsque les malheureux voulurent débarquer à Civita-Vecchia, ils furent reçus à coups de canon, sur la demande de leur propre général qui ne pouvait déjà pas nourrir les Jésuites portugais. A peine si l'on parvint à leur procurer un misérable asile en Corse».(22) «Clément XIII, élu le 6 juillet 1758, avait longtemps résisté aux pressantes instances des différentes nations, demandant la suppression des Jésuites. Il allait enfin céder, et déjà il avait indiqué, pour le 3 février 1769, un consistoire dans lequel il devait annoncer aux cardinaux la résolution où il était de satisfaire aux désirs de ces Cours; mais la nuit qui précéda le jour indiqué, comme il se mettait au lit, il se trouva mal subitement et s'écria: «JE ME MEURS...»

C'est qu'il est fort dangereux de s'attaquer aux Jésuites !»(23).

Un conclave s'ouvrit, qui ne dura pas moins de trois mois. Enfin, le cardinal Ganganelli ceignit

la tiare sous le nom de Clément XIV. Les Cours qui avaient chassé les Jésuites ne cessaient de demander l'abolition totale de la Société. Mais la papauté ne se pressait pas de supprimer cet instrument primordial de sa politique, et il fallut quatre ans pour que Clément XIV, devant la ferme attitude des demandeurs qui avaient occupé une partie des États pontificaux, se décidât à signer, en 1773, le bref de dissolution

«Dominus ac Redemptor». Le général de l'Ordre, Ricci, fut même emprisonné au château Saint-Ange, où il mourut quelques années plus tard. «Les Jésuites ne se soumirent qu'en apparence au verdict qui les condamnait... Ils lancèrent contre le pape des pamphlets sans nombre et des écrits poussant à la révolte; ils se répandirent en mensonges et en calomnies au sujet de prétendues atrocités commises lors de la prise de possession de leurs biens à Rome».(24)

La mort de Clément XIV, survenue quatorze mois plus tard, leur fut même attribuée par une partie de l'opinion européenne. «Les Jésuites,

au moins en principe, n'étaient plus; mais Clément XIV savait bien qu'en signant leur arrêt de mort il signait en même temps le sien: «La voilà donc faite cette suppression, s'écria-t-il, je ne m'en repens pas... et je la ferais encore, si elle n'était pas faite; mais cette suppression me tuera».(25) Ganganelli avait raison. On vit bientôt apparaître sur les murs du palais des placards contenant invariablement ces cinq lettres: I. S.

S. S. V. et chacun de se demander ce que cela signifiait. Clément le comprit de suite. «Cela, dit-il résolument, signifie que: «In Settembre, Sara Sede Vacante» (En Septembre, Sera (le) Siège Vacant)».(26)

Autre témoignage de poids. «Le pape Ganganelli ne survécut pas longtemps à la suppression des Jésuites, dit Scipion de Ricci.

«La relation de sa maladie et de sa mort», envoyée à la cour de Madrid par le ministre d'Espagne à Rome, prouve jusqu'à l'évidence qu'il avait été empoisonné; mais autant qu'on peut le savoir, aucune enquête, aucune

recherche ne furent entreprises, à l'occasion de cet événement, ni par les cardinaux, ni par le nouveau pontife. L'auteur de cet exécrable forfait a donc pu se cacher aux yeux du monde, mais il n'échappera pas à la justice de Dieu, qui, je l'espère bien, le frappera dès cette vie».(27) «Nous pouvons affirmer de la manière la plus positive que, le 22 septembre 1774, le pape Clément XIV est mort empoisonné».(28)

Entre temps, Marie-Thérèse, impératrice d'Autriche, avait, elle aussi, expulsé les Jésuites de ses États. Seul Frédéric de Prusse et Catherine II, impératrice de Russie, les reçurent chez eux, en qualité d'éducateurs. Encore ne purent-ils se maintenir que dix années en Prusse, jusqu'en 1786. La Russie leur fut plus longtemps favorable, mais là comme ailleurs, et pour les mêmes raisons, ils finirent par exciter l'animosité du pouvoir. «La suppression du schisme, le ralliement de la Russie au pape, les attirait comme une lampe attire un papillon.

Ils firent une propagande active dans l'armée et dans l'aristocratie et combattirent la

Société Biblique fondée par le tsar. Ils remportèrent des succès de détail, convertirent le prince Galitzine neveu du ministre des cultes. Alors, le tsar intervint, et ce fut l'ukase du 20 décembre 1815».(29)

Comme on le conçoit aisément les considérants de cet ukase, qui chassait les Jésuites de Saint-Pétersbourg et de Moscou, répétaient les mêmes griefs que leur conduite avait fait naître en lotis temps et en tous lieux.

«Il est constaté qu'ils n'ont pas rempli les devoirs que la reconnaissance leur imposait...

Au lieu de demeurer habitants paisibles dans un pays étranger, ils ont entrepris de troubler la religion grecque, qui est depuis les temps les plus reculés la religion dominante dans notre empire et sur laquelle repose la tranquillité et le bonheur des peuples soumis à notre sceptre.

Ils ont abusé de la confiance qu'ils avaient obtenue, ils ont détourné de notre culte des jeunes gens qui leur étaient confiés et des femmes d'un esprit faible et inconséquent...

Après de pareils actes, nous ne sommes pas

surpris que l'Ordre de ces religieux ait été expulsé (de tous les Pays, qu'il n'ait été toléré nulle part»(29).

En 1820, enfin, une mesure générale les chassait de toute la Russie. Mais déjà a la faveur des événements politiques ils avaient repris pied en Europe occidentale, quand leur Ordre fut solennellement rétabli, en 1814, par le Pape Pie VII. La signification politique de cette décision est d'ailleurs clairement exprimée par M. Daniel-Rops, grand ami des Jésuites. Il écrit à propos de la «réapparition des fils de saint Ignace»: «Il était impossible de n'y pas reconnaître un acte éclatant de contre-révolution».(30)

4. RÉSURRECTION DE LA SOCIÉTÉ DE