• Aucun résultat trouvé

LES AMÉRIQUES: L'ÉTAT JÉSUITE DU PARAGUAY

LES JÉSUITES EN EUROPE AUX XVIe ET XVIIe SIÈCLES

2. LES AMÉRIQUES: L'ÉTAT JÉSUITE DU PARAGUAY

Les missionnaires de la Société de Jésus trouvèrent dans le Nouveau Monde un terrain beaucoup plus favorable que l'Asie à leurs efforts prosélytiques. Là, point de vieilles et savantes civilisations, point de religions solidement établies ni de traditions philosophiques, mais de pauvres peuplades barbares aussi désarmées au spirituel qu'au temporel devant les conquérants de race blanche. Seuls, le Mexique et le Pérou, avec les souvenirs encore vivants des dieux aztèques et incas, résistèrent assez longtemps à la religion

importée. Au surplus, Dominicains et Franciscains y occupaient des positions solides.

Ce fut donc surtout auprès des tribus sauvages, des nomades chasseurs et pêcheurs, que s'exerça la dévorante activité des fils de Loyola, et les résultats obtenus furent fort différents, suivant le caractère plus ou moins farouche des diverses populations.

Au Canada, les Hurons, doux et paisibles, se laissent facilement catéchiser, mais leurs ennemis, les Iroquois, attaquent les stations créées autour du fort Sainte-Marie, et massacrent les habitants. Les Hurons sont à peu près exterminés dans l'espace de dix ans, et les Jésuites sont contraints d'abandonner le terrain avec quelque trois cents survivants, en 1649.

Leur passage dans les territoires qui forment aujourd'hui les États-Unis, ne laissa pas grande trace, et ils ne devaient commencer à y prendre pied qu'au XIXe siècle.

En Amérique du Sud, l'action des Jésuites connut aussi des fortunes diverses. Le Portugal les avait appelés en 1546 dans ses possessions du Brésil et ils y travaillèrent utilement à la conversion des indigènes, non sans de multiples conflits avec l'autorité civile et les autres Ordres religieux. Il en fut de même à la Nouvelle Grenade.

Mais c'est au Paraguay que se plaça la grande

«expérience» de colonisation jésuitique, dans un pays qui s'étendait alors de l'Atlantique aux abords de la Cordillère des Andes et comprenait des territoires appartenant aujourd'hui au Brésil, à l'Uruguay et à la République Argentine. Les seules voies d'accès en étaient, à travers la forêt vierge, les fleuves Paraguay et Parana. Quant à la population, elle se composait de tribus guaranies, c'est-à-dire d'Indiens nomades mais de caractère docile, prêts à se plier à toute domination pourvu qu'elle leur assurât une nourriture assez abondante et un peu de tabac.

Les Jésuites ne pouvaient trouver meilleures conditions pour tenter d'établir, loin de la corruption des blancs et des métis, une colonie

«modèle», une Cité de Dieu selon leur cœur.

Dès le début du XVIIe siècle, le Paraguay est érigé en Province par le général de l'Ordre, qui a obtenu toute autorité de la Cour d'Espagne, et «l'État jésuite» se développe et fructifie.

Dans les «réductions» où ces bons sauvages sont attirés par les Pères, puis dûment catéchisés et dressés à la vie sédentaire, règne une discipline aussi douce que ferme, la «main de fer dans le gant de velours». Ces sociétés patriarcales ignorent résolument la liberté, sous quelque forme que ce soit. «Tout ce que le

«chrétien» possède et emploie, la cabane qu'il habite, les champs qu'il cultive, le bétail qui lui fournit la nourriture et les vêtements, les armes qu'il porte, les instruments dont il se sert pour son travail, même l'unique couteau de table que chaque jeune couple reçoit au moment où il se met en ménage, est

«Tupambac»: propriété de Dieu. D'après la

même conception, le «chrétien» ne peut disposer librement, ni de son temps, ni de sa personne. Ce n'est que comme nourrisson qu'il reste sous la protection de sa mère. Mais à peine peut-il marcher qu'il tombe sous la coupe des Pères et de leurs agents... Quand l'enfant a grandi, il apprend, s'il est une fille, à filer et à tisser, s'il est un garçon, à lire et à écrire, mais seulement en guarani. Car, pour empêcher tout commerce avec les créoles corrompus, l'espagnol est sévèrement interdit dans les

«réductions»... Aussitôt qu'une jeune fille atteint quatorze ans, un garçon seize, les Pères se hâtent de les marier, par crainte de les voir tomber dans quelque péché charnel... Aucun d'eux ne peut devenir prêtre ni moine, encore moins Jésuite... Il ne leur est laissé pratiquement aucune liberté. Mais ils se trouvent manifestement très heureux au point de vue matériel... Le matin, après la messe, chaque escouade de travailleurs se rend aux champs par files régulières, tout en chantant, et précédée d'une image sainte; le soir, on revient dans le même ordre au Village, pour le

catéchisme ou la récitation du rosaire. Il va de soi que les Pères ont aussi pensé à des amusements honnêtes et à des distractions pour les «chrétiens»... «Les Jésuites veillent sur eux comme des pères et comme des pères aussi, ils châtient les moindres fautes... Le fouet, le jeûne, la prison, l'exposition au pilori sur la place publique, les pénitences publiques dans l'église, tels sont les seuls châtiments...

Aussi les rouges enfants du Paraguay ne connaissent-ils d'autre autorité que celle de leurs bons Pères. C'est tout au plus s'ils ont un vague soupçon de la souveraineté du roi d'Espagne.»(8)

N'estce pas le tableau à peine caricatural -de la société théocratique idéale ? Mais voyons ce qu'il en résultait pour l'avancement intellectuel et moral des bénéficiaires du système, ces «pauvres innocents», comme les qualifiait le marquis de Loreto: «La haute culture des missions n'est au fond qu'un produit artificiel de serre chaude, qui porte en lui-même un germe de mort. Car, en dépit de

tout ce dressage, le Guarani est resté au fond ce qu'il était: un sauvage paresseux, borné, sensuel, goulu et sordide. Il ne travaille, comme les Pères eux-mêmes l'affirment, qu'autant qu'il sent derrière lui l'aiguillon du surveillant. Dès qu'on l'abandonne à lui-même, il laisse avec indifférence les moissons pourrir sur le champ, le matériel se dégrader, les troupeaux se disperser; il lui arrive même, si on ne le surveille pas quand il est aux champs, de dételer tout à coup un bœuf pour l'égorger, de faire du feu avec le bois de la charrue, et de se mettre à manger avec ses compagnons de la viande à moitié crue, jusqu'à ce, qu'il n'en reste plus; car il sait bien qu'il recevra pour sa peine 25 coups de fouet, mais il sait aussi que les bons Pères ne le laisseraient dans aucun cas mourir de faim.»(9)

On peut lire, dans un ouvrage récent consacré à l'apologie des «réductions» jésuites: «Le coupable, revêtu d'un habit de pénitent, était conduit à l'église où il avouait sa faute. Il était ensuite fustigé sur la place, selon le tarif du

code pénal... Les coupables reçoivent toujours cette correction non seulement sans murmurer, mais encore avec action de grâces... «Le coupable puni et réconcilié baisait la main qui l'avait frappé en disant: «Dieu vous récompense de m'avoir soustrait par cette punition légère aux peines éternelles dont j'étais menacé»(10).

On comprend, dans ces conditions, la conclusion de M. H. Boehmer: «La vie morale du Guarani ne s'est enrichie, sous la discipline des Pères, que d'un petit nombre d'acquisitions nouvelles, mais qui produisent ici une impression plutôt étrange. Il est devenu un catholique dévot et superstitieux, qui voit partout des miracles et trouve une sorte de jouissance à se flageller jusqu'au sang; il a appris à obéir, et il est attaché aux bons Pères qui veillent si soigneusement à son bien-être, par une reconnaissance filiale qui, sans être très profonde, est pourtant très tenace. Ce résultat, qui n'est assurément pas très brillant, prouve suffisamment qu'il y a quelque défaut

grave dans la méthode d'éducation des Pères.

Quel est-ce défaut ? Évidemment de n'avoir jamais pris soin de développer chez leurs rouges enfants les facultés inventives, le besoin d'activité, le sentiment de la responsabilité; c'étaient eux-mêmes qui faisaient pour leurs chrétiens des frais d'invention de jeux et de danses, qui pensaient pour eux, au lieu de les amener à penser par eux-mêmes; ils se contentaient de soumettre ceux qui étaient confiés à leurs soins à un dressage mécanique, au lieu de faire leur éducation.»(11)

Mais comment en eût-il pu être autrement, de la part de ces religieux formés eux-mêmes par un «dressage» de quatorze années ? Allaient-ils enseigner aux Guaranis - comme, aussi, à leurs élèves à peau blanche - à «penser par eux-mêmes», alors qu'ils doivent, eux, s'en garder absolument ? Ce n'est pas un Jésuite de jadis, mais bien d'aujourd'hui qui écrit: «Il (le Jésuite) n'oubliera pas que la vertu caractéristique de la Compagnie est

l'obéissance totale, d'action, de volonté et même de jugement... Tous les supérieurs seront liés de la même façon aux supérieurs majeurs et le Père Général au Saint-Père... Ces dispositions prises afin de rendre universellement efficace l'autorité du Saint-Siège, saint Ignace était sûr que, par l'enseignement et l'éducation, il ramènerait désormais à l'unité catholique L'Europe déchirée. C'est dans l'espoir de «réformer le monde, écrit le Père Bonhours, qu'il «embrassa particulièrement ce moyen, l'instruction de la jeunesse..»(12)

L'éducation des Peaux-Rouges du Paraguay s'inspirait des mêmes principes que les Pères ont appliqués, appliquent et appliqueront à tous et en tous lieux, en vue d'un résultat que M. Boehmer déplore, mais qui n'en est pas moins idéal, à des yeux fanatiques: le renoncement à tout jugement personnel, à toute initiative, la soumission aveugle aux supérieurs. N'est-ce pas là, pour le R.P.

Rouquette, que nous avons cité plus haut: «le

sommet de la liberté», «la libération de l'esclavage de nous-mêmes» ?

De fait, les bons Guaranis avaient été si bien

«libérés», durant plus de cent cinquante ans, par la méthode jésuitique, qu'après le départ de leurs maîtres, au XVIIIe siècle, ils rentrèrent dans leurs forêts et y reprirent les us et coutumes de leur race, comme s'il ne s'était rien passé.

LES JÉSUITES DANS