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FONDATION DE L'ORDRE DES JÉSUITES 1. IGNACE DE LOYOLA

4. L'ESPRIT DE L'ORDRE

«Ne l'oublions pas, écrit le R.P. jésuite

Rouquette, historiquement,

l'«ultramontanisme» a été l'affirmation pratique de l'«universalisme»... Cet universalisme nécessaire reste un vain mot, s'il ne se traduit pas par une cohésion pratique de la chrétienté, c'est-à-dire par une obéissance:

c'est pourquoi Ignace a voulu que son équipe soit à la disposition du pape... Elle sera le champion de l'unité catholique, unité qui ne peut être assurée que par la soumission effective au vicaire du Christ(13 bis)». Cet absolutisme monarchique qu'Ils entendaient imposer dans l'Église romaine, les Jésuites n'ont pas moins travaillé à en assurer le maintien dans la société civile, puisque, en bons «intégristes», ils devaient considérer les

souverains comme des mandataires au temporel du Saint-Père, véritable chef de la chrétienté; ils furent toujours les plus fermes soutiens des monarques, à la condition, toutefois, que ceux-ci témoignassent, envers leur suzerain commun, d'une entière docilité.

Mais, dans le cas contraire, les princes

«rebelles» trouvaient en eux les plus redoutables ennemis. «Partout où en Europe les intérêts de Rome exigeaient qu'on excitât le peuple à se soulever contre son roi, que l'on combattît par l'intrigue, la propagande et, au besoin, par la révolte ouverte, les décisions gênantes pour l'Église prises par un prince temporel, la Curie savait qu'elle ne pouvait trouver plus habiles, plus sûrs et plus hardis que les Pères de la Compagnie de Jésus»(14).

Nous avons vu par l'esprit des «Exercices»

combien le fondateur de la Compagnie apparaît, dans son mysticisme simpliste, en retard sur son siècle. Il ne l'était pas moins en matière de discipline ecclésiastique et, d'une

façon générale, dans sa conception de la subordination. Les «Constitutions», qui sont, avec les «Exercices», le monument fondamental de la pensée ignacienne, ne laissaient aucun doute à ce sujet. Quoi qu'en aient pu dire - aujourd'hui surtout - ses disciples, pour ne pas heurter de front les idées modernes en cette matière, l'obéissance tient dans ce compendium des règles de l'Ordre une place toute particulière, et, sans contredit, la première. M. Folliet peut prétendre n'y voir que

«l'obéissance religieuse» tout court, nécessaire à toute congrégation; le R.P. Rouquette peut écrire audacieusement: «Loin d'être une diminution de l'homme, cette obéissance, intelligente et voulue, est le sommet de la liberté... elle est une libération de l'esclavage de nous-mêmes...», il suffit de se reporter aux textes pour saisir le caractère outrancier et même monstrueux de cette soumission de l'esprit et de l'âme imposée aux Jésuites, et qui en a toujours fait non seulement des instruments dociles dans les mains de leurs supérieurs, mais encore, par leur formation

même, les ennemis naturels de toute liberté.

Le fameux «perinde ac cadaver» (comme un cadavre entre les mains du laveur de morts), peut bien se retrouver «dans toute la littérature spirituelle «comme le dit M. Folliet, et même en Orient, dans la Constitution des Haschichins, ainsi que bien d'autres comparaisons célèbres tirées de la même source ignacienne: «comme un bâton qui obéit à toutes les impulsions, comme une boule de cire qui peut être modelée ou étirée dans tous les sens, comme un petit crucifix qu'on peut élever et mouvoir à sa volonté»; ces aimables formules n'en restent pas moins révélatrices, et les commentaires et éclaircissements de la main même du créateur de l'Ordre ne laissent aucun doute sur le plein sens qu'il convient de leur attribuer. D'ailleurs, chez les Jésuites, ce n'est pas seulement la volonté, mais aussi la raison et jusqu'au scrupule moral, qui doivent être sacrifiés à la primordiale vertu d'obéissance, dont Borgia disait qu'elle était

«le rempart le plus solide de la Société».

«Persuadons-nous que tout est juste quand le supérieur l'ordonne», écrit Loyola. Et encore:

«Quand même Dieu t'aurait proposé pour maître un animal privé de raison, tu n'hésiteras pas à lui prêter obéissance, ainsi qu'à un maître et à un guide, par cette raison seule que Dieu l'a ordonné ainsi.» Bien mieux: le Jésuite doit voir en son supérieur, non un homme faillible, mais le Christ lui-même. J. Huber, professeur de théologie catholique à Munich, et auteur de l'un des plus importants ouvrages sur les Jésuites, écrit: «On va constaté: les

«Constitutions» répètent cinq cents fois qu'il faut voir en la personne du Général, le Christ»(15).

L'assimilation tant de fois faite de la discipline de l'Ordre à celle de l'armée est donc faible auprès de la réalité. «L'obéissance militaire n'est pas l'équivalent de l'obéissance jésuitique; cette dernière est plus étendue, car elle s'empare toujours de l'homme tout entier et elle ne se contente pas, comme la première,

de l'acte extérieur, elle exige le sacrifice de la volonté, la suspension du jugement propre»(16). Ignace écrit lui-même dans sa lettre aux Jésuites du Portugal «que l'on doit voir noir ce qui apparaît blanc, si l'Église le déclare ainsi.» Tel est ce «sommet de la liberté», telle est cette «libération de l'esclavage de nous-mêmes», vantés plus haut par le R.P. Rouquette. Certes, le jésuite est vraiment libéré de soi-même, puisqu'il est entièrement asservi à ses chefs et que tout doute, tout scrupule lui serait imputé à péché.

«Dans les additions aux «Constitutions», écrit M. Boehmer, il est conseillé aux supérieurs, pour éprouver les novices, de leur commander, comme Dieu à Abraham, des choses en apparence criminelles, tout en proportionnant ces tentations aux forces de chacun. On imagine sans peine quels pouvaient être les dangers d'une pareille éducation»(17).

L'histoire mouvementée de l'Ordre - il n'est guère de pays dont il n'ait été expulsé -témoigne assez que ces dangers ont été

reconnus par tous les gouvernements, même les plus catholiques. En introduisant dans les cours et parmi les classes élevées des

«fidèles» aussi aveuglément dévoués, la Compagnie - championne de l'universalisme, donc de l'ultramontanisme - devait fatalement être reconnue comme menaçante pour le pouvoir civil, et cela d'autant mieux que l'activité de l'Ordre, du fait même de sa vocation, tournait de plus en plus à la politique.

Parallèlement devait se développer chez ses membres ce que la voix publique appelle l'esprit jésuitique. Le fondateur, inspiré surtout par les besoins de la «mission», étrangère ou intérieure, n'avait pas négligé pour autant l'habileté. «Une prudence consommée, écrivait-il dans ses «Sententiae asceticae», jointe à une pureté médiocre, vaut mieux qu'une sainteté plus parfaite jointe à une habileté moins grande. Un bon pasteur des âmes doit savoir ignorer beaucoup de choses et feindre de ne pas les comprendre. Une fois maître des volontés, il pourra mener ses élèves

en sapience partout où il voudra. Les gens sont entièrement absorbés par les intérêts passagers, il ne faut pas leur parler à brûle-pourpoint de leur âme: ce serait jeter l'hameçon sans amorce, sans appâts.»

La contenance même des fils de Loyola était ainsi précisée: «Ils doivent tenir la tête un peu baissée sur le devant, sans la pencher ni d'un côté ni de l'autre, ne, point lever les yeux, mais les tenir constamment au-dessous de ceux des personnes à qui ils parlent, de façon à ne les voir qu'indirectement...»(18). Les successeurs d'Ignace ont bien retenu la leçon et en ont fait l'application la plus étendue à la poursuite de leurs desseins.