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En premier lieu, le mot ‘moderne’ renvoie à une notion temporelle : avant le moderne, vient l’ancien. Il y a une idée de projection future dans son concept. Ce qu’ancien est considéré soit à l’origine ou soit au commencement, et ce de manière dépréciative, comme dépassé, rétro, kitsch ou passé de mode. Cependant ce qui est moderne est vu comme nouveau et est généralement perçu comme novateur, futuriste, actualisé et amélioré. L’expression de monde moderne a également une valeur historique : « les temps modernes » ou époque contemporaine (ici apparaît dans ces expressions, une appréciation personnelle des hommes du XXIème siècle qui considèrent vivre dans l’époque la plus avancée, mais nous verrons ça plus tard) succèdent à l’époque du Moyen Âge et à l’obscurantisme des temps passés. Nous allons bien évidemment revenir à ces références. Le moderne représente également une période artistique, un style architectural, une forme de penser qui connote une vision positive du monde, un style d’art, etc. Mais avant tout, pour notre étude, il a le rôle de marqueur temporel.

L’époque moderne démarre sa course à la fin du Moyen Âge, cependant les historiens et les occidentaux de plusieurs pays ne sont pas d’accord sur la date de son commencement. Certains la place en 1453 (fin du Moyen-âge) soit en 1492, qui est l’année de la découverte du « Nouveau Monde » plus connu par tous comme l’Amérique. En France, par contre, cette période des temps modernes, prend fin en 1789 : où le monde voit naître la Révolution française et la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen ; cette époque est suivie par l'époque contemporaine, dans laquelle nous nous situons à présent. L’époque moderne ou monde moderne est régie par la modernité. Qu’es-ce que c’est ? Tout d’abord, c’est une somme de plusieurs éléments :

- Premièrement, ce que je vais appeler le triomphe des siècles de dur travail et d’accumulation du savoir humain : le progrès.

- Deuxièmement, ce que nous entendons par la capacité à transmettre, informer et éduquer : la communication.

29 - Troisièmement, cette faculté connue des hommes pour permettre à nos cerveaux

de créer des jugements de valeur : la raison. Qu’ils soient de nature éthique, scientifique, religieuse ou autre, ces jugements permettent aux êtres humains de pouvoir choisir.

L'esprit humain des temps modernes cherche des réponses, il tente de comprendre son époque et refuse de tomber dans l’obscurantisme18 des époques passées. Pour ce faire, il explore les champs de la science afin d’échapper au passé, qui est le sien, qui représente à ses yeux des temps lointains, symboles d’une période révolue. Pour l’homme, qui dit vivre dans la modernité, il ne doit y avoir de secrets obscurs, il faut des explications et des réponses sur tous les sujets. Pour autant, cet homme vivant dans une époque prétendue ‘moderne’, l’est-il lui-même pour autant ? J’avancerais comme première thèse que l’époque actuelle est une époque ‘avancée’, mais pas ‘plus moderne’.

Incontestablement, par le passé il y eu des chercheurs, historiens, explorateurs : hommes et femmes, aux destins diamétralement opposés, qui ont réalisé des découvertes sans précédents. Ces êtres humains ont été des pionniers et certains se sont convertis en figures historiques du passé commun des hommes, parce qu’ils étaient en avance sur leurs temps ou parce que leurs découvertes ont changé notre vie à tous, d’une manière ou d’une autre. Nous pouvons les considérer comme avancés, mais pas modernes. Que le lecteur ne voit pas un sentiment d’orgueil de ma part, mais l’expression d’une considération étymologique. Cependant, les détracteurs du monde moderne n’y voient eux, que la vanité des hommes, ce désir de vouloir étendre constamment leur territoire et leur pouvoir, et ce, de façon malsaine. Cette nécessité d’asservir la nature afin de développer des inventions, des villes, toujours plus bruyantes, plus grandes et plus nocives pour le reste du monde est un des grands défauts reprochés à l’homme occidental.

Dans le mot moderne, comme nous l’avons annoncé, il y a la notion de la modernité. J’avais approché le concept, il y a quelques années de cela, lorsque j’effectuais mon mémoire de Master 2, intitulé « Contrastes entre monde « moderne » et monde « primitif » à travers l’œuvre Los pasos perdidos19 de Alejo Carpentier », sous la direction du professeur Lavou.

18. http://www.cnrtl.fr/definition/obscurantisme

30 Cette modernité, comme je le disais alors, dénote de plusieurs éléments. Ses traits sont définis par les caractéristiques suivantes :

- le perfectionnement de nouvelles techniques, - l’évolution de la science,

- la rationalisation par domination de la raison instrumentale à travers les échanges commerciaux,

- l’universalisation par extension planétaire d’un modèle de société (celui des Etats-Unis, considéré comme grande puissance économique et modèle de société occidentale à travers le monde),

- la massification par adoption de comportements et modes de vie standardisés, - et la désacralisation par refus des grands récits religieux au profit d’une

interprétation scientifique et rationnelle du monde, etc.

Le monde « moderne » est également souvent associé, et ce, à juste titre, à l’idée de vitesse, notion que nous allons développer plus en profondeur dans notre seconde grande partie. Une autre caractéristique révélatrice du comportement humain actuel est celle d’immédiateté. Le géographe Verhaeren, avait exprimé un point de vue que je partage, quant au désir de possession immédiate de l’homme : « […] les villes illustrent la propension des hommes à la démesure. Ils bâtissent toujours plus haut (jusqu’à inventer le « gratte ciel »), toujours plus bas (jusqu’au énième sous-sol) ; ils étendent leurs villes toujours plus loin du centre, jusqu’à l’horizon »20. Ce phénomène pose la question d’éphéméréité, de gaspillage, de matérialisme des choses qui nous entourent et dont nous sommes tous dépendants à un niveau ou à un autre. C’est l’un des traits de la modernité, elle n’est pas éternelle. Comme le remarque Marie Claire Kerbrat dans son ouvrage Leçon littéraire sur la ville21:

« […] les villes malsaines sont les grandes villes, et non pas les petites : c’est la démesure des grandes villes qui incite aux excès en excitant les passions 22[…]. Enfin la ville moderne peut faire perdre à ses habitants une part de leur identité […] »23.

20. Verhaeren cité par Marie-Claire Kerbrat, Leçon littéraire sur la ville. Paris : Presses Universitaires de France. 1995, p. 50-51

21. Marie-Claire Kerbrat, Leçon littéraire sur la ville. Paris : Presses Universitaires de France. 1995, 119 p.

22. Ibid. p. 7

31 Avec l’idée de démesure, de vitesse, d’opulence, et de vanité, s’ajoute au monde « moderne », celle de la culture. De quelle nature est le lien qui unit l’homme des sociétés dites civilisées à la culture ? L’homme, en se développant intellectuellement et matériellement parlant, perd-t-il une part de son identité, de sa culture ? C’est ce que prétend Brigitte Sob dans son ouvrage Du déclin de l'Europe: de Nietzsche à Rohrmoser24:

« Par l'irruption dans son quotidien de cultures différentes, cet homme moderne dispose d'une plus vaste marge de manœuvre, peut jouer et composer avec des expériences plus diversifiées, mais, simultanément, cesse d'avoir des liens solides et inébranlables avec sa propre culture, son propre héritage culturel »25.

Au fur et à mesure qu’il avance, l’homme des sociétés modernes, devient autosuffisant26, chaque fois qu’il apparaît, il fonde sa propre tradition. Il y a deux façons d’appréhender la culture, pour l’homme, soit il l’adopte soit il la rejette ; Marie Claire Kerbrat constate:

« Deux conceptions de la culture, donc de la ville, s’opposent en effet : ou bien l’homme épouse la nature, ou bien il la répudie. Ou bien il s’adapte au terrain et il y implante une ville comme on plante un arbre ou bien il fait table rase du site pour y imposer son propre monde autonome et indifférent à « l’environnement naturel »27.

Ce qui caractérise la civilisation moderne, ce sont les avancées dans plusieurs domaines dont le but est d’améliorer le confort et le bien être de l’homme occidental, nous en revenons toujours à la quête du bonheur. Dans leur ouvrage Histoire du nouveau monde - De

la découverte à la conquête, une expérience européenne28, Carmen Bernand et Serge Gruzinski posent la question des valeurs véhiculées par la civilisation moderne : « Il est plus que jamais nécessaire, en cette fin de siècle, de s’interroger sur les origines de l’expansion occidentale à travers le monde, les valeurs et les modes de vie qu’elle a véhiculés, l’élan créateur et dévastateur qui longtemps l’a propulsée »29. Cet « élan » diffusé à travers le monde, à qui ou à quoi fait-il référence ? C’est de la diffusion d’un modèle dont nous parlons, et pas un des meilleurs:

24. Brigitte Sob, Nouvelles de Synergies européennes, nº 41, juillet-août 1999

25. Ibid. p. 2

26. Octavio Paz, Point de convergence. Du romantisme à l’avant-garde, Paris, Gallimard, 1967.

27. Marie-Claire Kerbrat. Leçon littéraire sur la ville. Paris : Presses Universitaires de France, 1995, p. 77-78

28. Carmen Bernand et Serge Gruzinski. Histoire du nouveau monde - De la découverte à la conquête, une

expérience européenne, 1492-1550. Vol 1/2. Paris : Fayard, 1991-1993, 768 p.

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« Mais la ville moderne, depuis le Paris du XVIIe siècle dont les « embarras » irritent Boileau, jusqu’aux mégalopoles d’aujourd’hui qui font la une de l’actualité lorsque leurs banlieues s’embrasent, offre l’image d’un inquiétant chaos où l’on s’ignore, où l’on se bouscule, où l’on s’agresse, où l’on s’entre-tue ça et là » […] Est-ce que la ville n’est plus ce qu’elle était ? Rien n’est moins sûr : entre un paradis perdu et un paradis à atteindre, c’est la nostalgie, bien plus que l’espoir, qui fait vivre notre culture, et la cité idyllique où l’on se plaît à imaginer à l’origine de nos villes violentes n’est peut-être qu’un mythe » 30.

La violence est belle et bien au centre de l’actualité des civilisations modernes. Modernité rime-t-elle avec barbarie ? Nos contemporains parlent souvent d’une époque où la violence n’était pas aussi importante qu’elle ne l’est aujourd’hui ; il y a, en effet, beaucoup de nostalgie dans leurs discours. Mme. Kerbrat parle de mythe : ce monde où tout est parfait et qui, pour beaucoup d’auteurs, pourrait être à l’origine des villes d’aujourd’hui, ne peut être qu’une illusion à laquelle nous tentons tous de nous raccrocher. La ville, signe de la puissance matérielle, économique et historique des hommes « modernes » est le berceau de la civilisation. Voyons, à présent, une définition pour en déceler toutes les propriétés :

« Il semble donc que la ville soit à l’origine de ces règles qui régissent le comportement des hommes, de façon qu’ils cohabitent agréablement, sans se heurter, sans se blesser les uns les autres. Puisque la politesse, qui impose un comportement respectueux envers autrui, prépare la morale, qui enseigne à respecter sincèrement autrui, la ville peut apparaître comme essentiellement éducatrice. Berceau de la politesse, la cité est en même temps celui de la politique, art de gouverner, mais d’abord art de légiférer, d’instituer les lois fondant l’association des citoyens. Enfin, l’étymologie nous invite à considérer la civilisation comme le fruit de la cité : la ville, artefact par excellence témoigne de l’aptitude de l’homme à transformer la nature, mais aussi à se cultiver, à se policer, à se raffiner, à combattre la barbarie »31.

L’expression à retenir ici, je pense, est « l’aptitude de l’homme à transformer la nature, mais aussi à se cultiver, […] à combattre la barbarie », c’est de cela dont il est question. La lutte contre les hommes « primitifs » aux temps des colonisateurs était, certes, d’ordre religieux et économique, mais aussi celle de ce refus contre l’obscurantisme et cet état « primaire » de ces hommes, auxquels les « modernes » ne voulaient pas ressembler (bien que nous ayons vu qu’il existait aussi cet exotisme qui attirait les européens).

Nous le voyons encore aujourd’hui au XXIème siècle. Les villes ne sont pas toujours des havres de paix ; les relations qui s’y nouent ne sont pas forcément fraternelles : berceau du

30. Marie-Claire Kerbrat. Leçon littéraire sur la ville. Paris : Presses Universitaires de France, 1995, p. V-VI de l’avant propos

33 débat politique et de la civilité, la ville peut être aussi le théâtre de la guerre civile, de combats fratricides32. L’évolution, pour l’homme « moderne », est de s’éloigner le plus possible du modèle « primitif », et d’être « civilisé » :

« […] être civilisé, au contraire, c’est préférer la douceur à la brutalité. Or la cité est civilisatrice en ce qu’elle fonde sur des lois dont la fonction est, de pacifier les relations humaines, c’est-à-dire d’humaniser ces relations » […] « La civilisation est un effort, une lutte constante de l’homme (qui se veut) civilisé, non pas contre les barbares, mais contre la barbarie, sa propre barbarie »33.

Comme dans tout raisonnement, il ne faut pas avoir une vision maniquéiste des choses ; la civilisation moderne, comme nous l’avons dit dans l’introduction de ce chapitre, a également des vertus positives pour l’homme. La ville peut-être le berceau de la civilisation, de l’urbanité, de la politique […] Les villes sont des artefacts, puisqu’elles témoignent de l’aptitude humaine à inventer de nouvelles formes de beauté34. Mme. Kerbrat parle de lieux hétérogènes : « Les grandes villes sont des lieux culturellement hétérogènes, qui juxtaposent divers styles et rassemblent des hommes divers, venus de tous les pays »35, et d’un autre, cette civilisation moderne écœure : le géographe Verhaeren la compare à une pieuvre géante, une hydre moderne, une bête écarlate36. Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, citant Balzac et prenant pour exemple la ville de Paris, nous en présente les étonnants contrastes : « Gouffre ou illusion, démon et délice – Paris est pour Balzac l’emblème par excellence de la ville dévorante, grosse du romanesque qu’elle sécrète et digère »37.

32. Ibid. p. VI 33. Ibid. p. 49 34. Ibid. p. 1 35. Ibid. p. 6 36. Ibid. p. 50

37. Marie-Claire Ropars-Wuilleumier. Ecrire l’espace, Saint-Denis : Esthétiques hors cadre, Presses Universitaires de Vincennes, 2002, p. 133-134

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