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CHAPITRE 3 : LA CONSTRUCTION DE LA DÉMARCHE DE MODÉLISATION :

13. Modélisation et problématique paysagère

Ce travail s’intéresse plus spécifiquement aux évolutions des paysages des territoires ruraux. Il a pour objectif de montrer la nécessité de prendre en compte les motivations autres que technico-économiques de l’agriculteur, plus précisément sa perception du paysage, dans la mise en œuvre des pratiques agricoles ayant un impact paysager.

Ce court intitulé, en écho avec les considérations d’auteurs ayant appliqué une démarche de modélisation à l’interface entre les évolutions des paysages et les activités agricoles (LARDON S. et al., 1998; POIX C. et MICHELIN Y., 1998; HILL D. et al., 2000; THENAIL C. et BAUDRY J., 2001; DÉPIGNY S. et MICHELIN Y., 2006), souligne la complexité du système étudié. Il fait référence à l’existence de composantes de différentes natures (éléments matériels du paysage, systèmes de production agricole, agriculteurs), de processus variés (dynamique paysagère, décision de l’agriculteur, perception par l’agriculteur…) mettant en jeu diverses échelles spatiales et temporelles (parcelle agricole, territoire, durée de l’évolution du paysage, chronologie de l’application des pratiques agricoles…).

La mise en œuvre d’une démarche de modélisation de ce système paysager est un moyen d’aborder sa complexité selon un point de vue particulier, situé à l’interface des différents champs disciplinaires nécessaires à la compréhension de l’ensemble de la dynamique paysagère. Elle permet de choisir, parmi la multiplicité de ses composantes, les plus pertinentes à étudier pour apporter des éléments d’explication aux phénomènes observés et à expliquer. Elle fournit un cadre à la construction d’une grille de lecture originale de chacun des processus concernés – les processus constituent les principales relations entre les différents éléments du système –, dont l’objectif est de justifier la focalisation du modèle sur certaines règles de fonctionnement, permettant d’enrichir la compréhension du phénomène observé et à expliquer. Dans le même temps, ces choix renseignent sur les échelles spatiales et temporelles les plus pertinentes à considérer. Dans un vocabulaire plus spécifique à la modélisation, cette démarche de simplification de la réalité observée en fonction des objectifs à atteindre, étape fondamentale, correspond à la définition des niveaux d’abstraction et de détail du modèle (COQUILLARD P. et HILL D., 1997).

Les modèles d’agronomes traitant de l’interface entre les évolutions des paysages et les activités agricoles sont focalisés sur les processus qui, pour leurs auteurs, représentent les composantes principales des évolutions des paysages ruraux. Certains s’intéressent aux évolutions socio-économiques des systèmes agraires (JANIN C. et al., 1993; ZUNGA Q. et al., 1998) alors que d’autres préfèrent chercher les causes des dynamiques paysagères observées au sein des modalités techniques du fonctionnement des systèmes de production agricole, que ce soit à l’échelle du parcellaire (THENAIL C. et BAUDRY J., 2001) ou à l’échelle des interactions entre le troupeau et les dynamiques écologiques (LARDON S. et al., 1998; HILL D. et al., 2000). Ces différents choix de modélisation, issus de regards particuliers portés sur la réalité observée, ont des conséquences sur les composantes et les processus retenus au sein des modèles réalisés. À titre d’exemple, selon le regard porté, l’animal pourra présenter des statuts différents dans les modèles réalisés : il pourra être absent, uniquement considéré comme un facteur quantitatif moyen de prélèvement de la ressource végétale, ou être, au contraire une composante fondamentale si les interrogations se situent à l’échelle des interactions herbe / animal (HUBERT B., 1988; LARDON S. et al., 1998). De la même façon, l’agriculteur pourra être absent de certains modèles, uniquement évoqué et/ou relégué au statut d’intelligence garante de la cohérence technico-économique du système de production agricole, ou, au contraire, être considéré comme le cœur des processus de décision retenus. Ces distinctions majeures entraînent des constructions très différentes des modèles : les modèles centrés sur les interactions herbe / animal devront présenter un niveau de détail élevé des modalités de croissance de l’herbe, de prélèvement des végétaux, de déplacement des animaux, paramètres non considérés ou simplement abordés à l’aide de variables très globales dans un modèle centré sur l’agriculteur. Au-delà de ces deux exemples, il faut être conscient de l’impact des choix de modélisation réalisés, ceux-ci pouvant impliquer, soit le développement, soit, au contraire, la justification de la simplification de nombreux processus.

Au sein de ces travaux portant sur la modélisation des relations existantes entre les évolutions du paysage et le fonctionnement des systèmes de production agricole, la modélisation et la simulation informatique semblent apporter une aide précieuse au contournement de certains écueils :

8 La difficulté de recueil de certaines informations : les problèmes de collecte et d’analyse de données, liés à la diversité des composantes du paysage et la multiplicité des pratiques agricoles ayant un impact volontaire ou non sur les formes des éléments paysagers, peuvent être, du point de vue quantitatif, limités par la démarche simplificatrice. Les objectifs et les choix généraux permettent d’orienter les collectes uniquement sur les composantes et les processus à intégrer dans le modèle. En outre, l’étude du processus de décision de l’agriculteur, indispensable à la mise en lumière de ses motivations liées à sa perception du paysage, reste difficile (GAUCHER S., 1995; DÉPIGNY S. et CAYRE P., 2002). Elle fait appel aux méthodes des sciences sociales, comme l’enquête directe et l’analyse des discours et des systèmes de représentations des individus (ARBORIO A.M. et FOURNIER P., 1999), méthodes coûteuses en temps et aux résultats parfois difficilement utilisables dans un modèle (MURRAY-PRIOR R., 1998; BEEDELL J.D.C. et REHMAN T., 1999).

La modélisation peut être une solution à ces difficultés : elle offre la possibilité d’expliciter des théories liées à la perception paysagère de l’agriculteur, de les transcrire sous la forme d’hypothèses et de tester leur pertinence par le biais de la simulation. Cette démarche, caractérisée de modélisation par simulation6, est un moyen de vérifier certaines hypothèses empiriques du système observé. Elle permet à la fois une première validation des règles de fonctionnement proposées et l’orientation des travaux futurs vers l’approfondissement des processus nécessaires à une meilleure représentation de la réalité observée (COQUILLARD P. et HILL D., 1997; VAN ITTERSUM M.K. et DONATELLI M., 2003).

8 La temporalité du paysage : la diversité des composantes matérielles du paysage, multipliée à la diversité des pratiques agricoles, fournit un panel important de couples élément paysager / pratique agricole. Chacun présente différents niveaux de temporalité : (i) la vitesse de modification naturelle de l’élément paysager : les éléments paysagers végétaux présentent une dynamique naturelle de croissance et de dissémination, variable selon les espèces et les conditions pédoclimatiques. Il existe une temporalité spécifique à chaque type de végétal, nécessaire à prendre en compte pour l’observation de la modification des formes végétales (saison pour une plante annuelle, plusieurs années pour un arbre…) ; (ii) la durée d’application d’une pratique agricole : elle peut être immédiate (indicateur de ressource herbagère déclenchant la fauche) ou programmée sur le long terme, résultante d’une stratégie (objectif de gestion de maintien de la friche à une proportion du parcellaire suscitant un entretien pluriannuel de certaines parcelles) ; (iii) le temps nécessaire à la visibilité de l’impact d’une pratique agricole sur les éléments paysagers : il peut être instantané (la fauche remet la ressource herbagère à

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La modélisation par simulation est une des trois principales méthodes de modélisation. Comparée aux deux autres méthodes, la modélisation analytique et la modélisation stochastique, elle apporte principalement la possibilité de modéliser des phénomènes non déterministes, non probabilistes et pas obligatoirement continus dans l’espace et dans le temps.

son état initial) ou représenter le cumul de plusieurs campagnes agricoles (pâture extensive d’une prairie conduisant à son enfrichement progressif, visible seulement après quelques années).

La simulation est un moyen de mettre en musique ces différentes temporalités et de repérer les effets de leurs différentes combinaisons (répétition d’une pratique sans impact particulier, répétition d’une pratique avec cumul des conséquences, pratique agricole rare à impact très fort, pratique agricole courante n’ayant pas d’impact particulier…). Ceci est un avantage considérable comparativement à l’étude du passé, c’est-à-dire d’une succession d’images du territoire construites à partir d’une autre réalité technique et socio-économique des systèmes agraires. La simulation offre la possibilité d’une part, de reproduire cette réalité passée pour rechercher les explications des phénomènes à l’origine des paysages actuels (POIX C. et MICHELIN Y., 1998; CALVO-IGLESIAS M.S. et al., 2006), et d’autre part, d’essayer d’anticiper l’impact de scénarios de gestion envisagés (JANIN C. et al., 1993; VERBURG P.H.

et al., 2006).

8 La spatialité du paysage : la considération de la multiplicité des interactions entre les éléments paysagers et les pratiques agricoles génère un différentiel spatial. La localisation, la distribution et l’emprise spatiale respectives des pratiques agricoles et des éléments paysagers sont des points importants à considérer pour l’explication des évolutions d’un paysage. Mais, s’il semble du bon sens que la situation A (un seul agriculteur du territoire implante quelques centaines de mètres de haies sur son parcellaire) et la situation B (tous les agriculteurs du territoire décident de clôturer leurs parcelles à l’aide de haies) conduisent à des paysages différents, il est parfois difficile de mesurer les effets d’agrégation de certaines pratiques agricoles et d’identifier les seuils permettant de visualiser une différence significative et/ou de répondre à un objectif donné.

La simulation, construite dans l’objectif d’une prise en compte des effets spatiaux, est un moyen de mesurer les effets de cette diversité, de tester différentes proportions des comportements étudiés et d’identifier des valeurs significatives (COQUILLARD P. et HILL D., 1997; LARDON S. et al., 2001; SANDERS L., 2001).

La modélisation et la simulation informatique semblent des outils indispensables à la représentation de la multiplicité des phénomènes spatiaux et temporels de l’interface entre les évolutions des paysages ruraux et le fonctionnement des systèmes de production agricole. Elles apportent une ouverture conceptuelle par la possibilité de formalisation d’un objet de recherche interdisciplinaire. Au sein de ce travail, elles devraient permettent le mélange des connaissances de plusieurs disciplines concourant à la description d’un seul phénomène : l’impact de la perception du paysage par les agriculteurs (sciences sociales) sur la mise en œuvre de pratiques agricoles (agronomie) et ses conséquences sur un paysage rural (géographie). Elles offrent également la possibilité de simuler cet impact en prenant en compte la temporalité et la spatialité des dynamiques paysagères, suggérant l’appréhension d’effets d’agrégation spatiale et/ou de cumuls pluriannuels des pratiques agricoles sur les formes paysagères (SANDERS L., 2001).