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2.4. Action et nouvelle référence sociale

2.4.2. Les modèles pédagogiques existants

Les modèles permettent de discerner une cohérence entre idéologie et praxéologie, entre axiologie, sciences de référence et outils. Comme le rappelle Meirieu, en matière d'éducation et de formation, les modèles que nous utilisons mettent en œuvre trois séries de données hétérogènes : les finalités que l'on se donne, les apports et étayages scientifiques que l'on sollicite (le plus souvent psychologiques) et les outils que l'on élabore pour agir.

2.4.2.1. Transmissions, comportements et constructions

En résumé donc, notre visée est éthique, formative et pratique. La revendication d’une négociation correspond à une posture particulière par rapport au savoir. Le triangle pédagogique d’Houssaye montre les relations entre éléments de la situation didactique :

Enseignant

Apprenant Savoir

Figure 2.1. Le triangle pédagogique d’Houssaye

L’enseignant transmet, fait apprendre, indique, fait découvrir un savoir à l’apprenant. Le savoir peut désigner tout contenu de la formation : savoir-faire, savoir-être, savoir-dire. L’espace entre ces trois sommets montre la situation pédagogique. Chaque pôle concerne un acteur de la situation pédagogique : l’enseignant (âge, parcours …), le savoir (contenus disciplinaires, objectif de formation …) et l’apprenant (histoire langagière, catégorie sociale, difficultés …). Pour Houssaye, les côtés du triangle montrent la relation entre chacun des pôles : entre l’enseignant et le savoir, c’est la relation didactique, entre le savoir et

l’apprenant, c’est l’apprentissage, entre l’enseignant et l’apprenant, c’est la relation

pédagogique.

Ainsi, nous avons respectivement trois actions : enseigner, apprendre et former. L’auteur signale que toute relation pédagogique écarte en partie un des pôles. Il dit que ce troisième pôle ‘fait le fou’. Chaque relation correspond à une idéologie, une posture, une manière d’enseigner. Ce modèle permet de saisir les éléments saillants de toute méthode enseignante : la posture enseigner correspond à une méthode transmissive comme décelable par exemple pour des classes de première année de médecine où trois cents étudiants suivent (en partie en visioconférence) une leçon107. La posture former concernera le débat, la formation, par exemple de citoyens en ECJS. La posture apprendre s’intéressera au travail et aux stratégies des apprenants, comme l’étude de leur interlangue, de leurs raisonnements.

Dans cette modélisation, les logiques sont exclusives : faire varier sa pédagogie, c’est changer de relation. Ce modèle détient des valeurs heuristiques certaines et nous permet de classer, au gré des différentes méthodologies constituées depuis le XIXème siècle (déjà vues) de cerner leur noyau dur respectif. Pour aller vite, le modèle tourné vers l’enseignant aura tendance à être transmissif, le modèle tourné vers le savoir sera plutôt de type behaviouriste, et enfin le modèle tourné vers l’apprenant sera de type socioconstructiviste. Nous allons schématiser pour chacun de ces modèles la représentation du savoir, le but de l’apprentissage, le rôle de l’enseignant, celui de l’apprenant et de ses représentations. Ceci nous permettra de mieux pouvoir discerner les avantages et les inconvénients de chacune de ces entrées :

Modèle transmissif behaviouriste socioconstructiviste

Représentation Concept de cire molle dans laquelle on effectue une empreinte

Décomposition d’un savoir complexe en parties plus simples

Assimilation et accommodation,

restructuration constante, obstacle mis en avant

but Former un citoyen conforme

Laisser des traces pérennes de la pratique

Former l’élève à ‘apprendre à apprendre’ et à gérer les conflits sociocognitifs*.

Rôle de l’enseignant Effectuer un cours magistral

Stimuler la pratique Gérer des situations-problèmes

Rôle de l’apprenant Écouter Pratiquer selon la consigne Partager, co-construire Représentations de l’apprenant Ignorées ou équivalentes à zéro Étudiées de manière diagnostique

Étayées ou critiquées pour construire du nouveau en s’appuyant sur l’hypothèse de l’interlangue.

Tableau 2.3. Modèles pédagogiques

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Cette approche suscite une première réflexion : tout enseignant utilise (parfois à son insu) ces trois modèles à des moments différents : une correction de devoir peut être magistrale, des exercices structuraux nécessaires pour l’engrangement à long terme de savoirs purement linguistiques seront de l’ordre du behaviourisme. Enfin, la construction avec les élèves d’une règle, la réalisation commune d’une tâche (fabriquer une robe pour notre défilé annuel) sera plutôt dans une démarche constructiviste.

Ensuite, ces modèles ont l’avantage d’être applicables à toutes sortes de situations où de l’information circule, même dans un contexte non institutionnel : un patron d’entreprise pourra être magistral et transmissif dans ses ordres, une mère peut stimuler son enfant par répétition langagière, un ami pourrait vous aider à réparer votre voiture en explicitant et en vous laissant procéder afin que vous puissiez faire l’opération sans son aide plus tard.

Ces remarques effectuées, on voit ici à nouveau la congruence entre modèle socioconstructiviste et approche actionnelle, dans la mesure où seul le socioconstructivisme permet une action sur les processus (restructuration, gestion, construction) et une négociation sur les savoirs. Nous revendiquons nous-mêmes d’aller chercher des savoirs sclérosés, passifs et de négocier le sens à partir d’eux.

Le socioconstructivisme s’inscrit dans l’histoire de l’enseignement/apprentissage en affirmant l’éducabilité de tous. Cette assertion rejoint les pédagogies centrées sur l’activité du sujet qui, du même coup, revient au centre des méthodologies alors que l’on passe en grammaire du code linguistique à l’activité langagière.

2.4.2.2. Le sujet dans l’histoire de la pédagogie

Comme le souligne Murzeau à propos des travaux de Reuven Feuerstein, le fait de considérer tout individu comme éducable est une assertion de départ. La modification des capacités rejoint le constructivisme de Piaget. Elle affirme que :

[…] l’individu est éducable, car il est avant tout modifiable. Le postulat de la modifiabilité au sens de R. Feuerstein est un acte de foi, foi dans un homme qui est habité par la liberté de se modifier en fonction de l’environnement dans lequel il vit, afin de se retrouver dans son humanité ; il peut alors se transcender, dépasser son état actuel, grâce à cette plasticité qui le caractérise. Cet auteur introduit donc dans le cadre de la théorie de la modifiabilité une conception optimiste de l’être humain, selon laquelle celui-ci, en tant que système ouvert, susceptible d’intégrer des informations extérieures, dispose de cette nature à transformer ses modes de fonctionnement et à s’adapter aux conditions environnementales, quels que soient son patrimoine génétique ou les aléas de son histoire108.

108

Un individu éducable est un individu qui sait quelque chose. Dans la Grèce Antique, la méthode socratique indiquait que la connaissance émergeait du dialogue entre le tuteur et l’enfant, dans un jeu rhétorique de questions et de réponses :

Le pédagogue était un esclave […] il avait pour fonction de faire accoucher l’enfant de ce savoir » (Denis, 2004 : 7).

D’où le sens étymologique de « maïeutique ». Cette méthode socratique109

s’appuie sur le fait que l’élève détient déjà des capacités et des savoirs. Par ailleurs, l’hétérogénéité des classes, visible au niveau des élèves et de leurs connaissances même, nécessite une vérification préalable du déjà connu avant toute construction de projet didactique. L’évaluation à l’entrée en classe de seconde en est une bonne traduction pratique, bien qu’elle ne soit pas toujours effectuée110.

Un individu éducable est un individu qui est aussi citoyen. Au XVIII ème siècle, alors que le projet de l’encyclopédie repose à la fois sur une classification des savoirs, mais aussi sur une critique des institutions, Rousseau, dans son ouvrage L’Émile ou l’Éducation, propose de montrer comment il faut s’y prendre pour découvrir la vérité plutôt que de montrer la vérité. Pour Soëtard, c’est un avant-gardiste :

L’Émile a donné le coup d’envoi de la pédagogie moderne […] On n’a certes pas attendu 1762 pour

éduquer […] mais il revient à Rousseau d’avoir dégagé l’idée de toutes les finalités sociales qui la portaient jusqu’ici, pour l’identifier au projet même d’humanisation (Soëtard, in Houssaye, 2002 : 33). D’aucuns s’appuieront sur Rousseau, et sa défense de la Nature et de l’état débonnaire de l’homme, pour justifier une pédagogie éloignée des institutions. Ce serait caricaturer sa pensée car l’idée de milieu naturel pur est idéal et inatteignable ici-bas : « L’Émile n’a pas de lieu, ni en ce monde, ni dans un autre, c’est une utopie » (Soëtard, in Houssaye, 2002 : 36). Rousseau parle au praticien :

En libérant au contraire la pratique, Rousseau laisse place à la liberté de l’éducateur et à l’action. Il souligne, par ailleurs, le premier le paradoxe fondateur de la pédagogie. C’est un paradoxe très simple mais auquel peut-être on ne réfléchit pas suffisamment, à savoir qu’un sujet n’apprend bien que ce qu’il apprend lui-même, et que ce qu’il demande à apprendre, mais qu’en même temps un sujet ne peut pas demander à apprendre ce qu’il ne connaît pas, puisque s’il le connaissait c’est qu’il serait déjà éduqué et qu’il n’aurait plus besoin de l’apprendre par définition. Et ce paradoxe-là est un paradoxe fondateur de

109 Même s’il est difficile de qualifier avec des représentations contemporaines une méthode vieille de plus de 2500 ans avec une noosphère partiellement accessible.

110

la réflexion pédagogique. L’enfant n’apprend bien que ce qu’il apprend lui-même et que ce qu’il demande, Rousseau ne cesse de le dire (Meirieu, 2001).

Même si, comme aime à le rappeler Meirieu, Rousseau a été tout sauf un praticien modèle (en abandonnant ses nombreux enfants par exemple), il est tout de même l’instigateur de la notion de ce que l’on appellerait aujourd’hui l’autonomie, et la construction par l’élève même des savoirs. Il prône, au final, la formation intellectuelle du citoyen.

Un individu éducable est un individu qui lie l’apprentissage et l’expérience. Nous ne pouvons ici omettre de parler de Pestalozzi, dont le travail pédagogique fut directement influencé par l’Émile de Rousseau. Les apprentissages passent par les sens et s’ancrent dans le vécu enfantin à chaque stade de son développement. L’enfant doit participer activement aux activités d’apprentissage et ainsi élaborer par lui-même sa propre autonomie. La méthode Pestalozzi, c’est un ensemble de principes qui guident une action :

 le principe de l’Anschauung : tout apprentissage passe par les sens et doit rester ancré dans le vécu le plus immédiat des enfants […]

 le principe de la Simplification Elémentaire : il faut, dans tous les domaines de la formation, faire régulièrement retour vers les éléments les plus simples contre la tendance moderne à élaborer des méthodes pédagogiques aussi complexes qu’artificielles […]

 le Principe d’Activité : l’enfant doit toujours être placé en position d’action, d’initiative, de création […]

 le Principe de la Reprise Autonome : la procédure pédagogique n’a pas sa fin en elle-même, mais dans l’enfant et dans la façon dont il se la réapproprie […]

 Éduquer des Éducateurs : si l’éducation s’adresse essentiellement aux individus et si la compétition n’est pas absente dans les apprentissages, Pestalozzi a régulièrement veillé à ce que la solidarité s’exerce dans le partage des savoirs. Un enfant qui sait ne sait qu’à moitié tant qu’il n’est pas allé mettre son savoir au service d’un camarade en difficulté […]111

.

Même si cela pourrait paraître étrange de considérer une pédagogie spécifique pour les enfants, nous restons attaché à cette idée, avancée par Pestalozzi, d’un savoir en rapport avec le quotidien et la réalité des élèves hors de la classe. Ce savoir est également en rapport avec une activité physique (bouger dans les ateliers, lors de notre défilé de fin d’année, en travaux

111

pluridisciplinaires, mais aussi dans ses représentations112), avec la réappropriation par l’élève des contenus et des dires, de la trace écrite, et enfin avec l’entraide entre pairs113. L’extrait suivant montre la complexité anti-mécaniste de la compréhension. L’élève E1 (en Terminale CAP) exprime de manière claire l’importance du droit à l’erreur et la peur de se tromper, et incrimine le vocabulaire complexe employé par les enseignants :

1, 1 E1 j’ai compris grâce à sa façon de parler. On est plus à l’aise qu’avec le prof

1. 2 E2 il (le professeur) emploie des mots que tu ne comprends pas alors que moi je parle simplement

1, 3 E1 il y a moins de pression avec toi 1, 4 P pourquoi vous ne le dîtes pas ?

1, 5 E1 on est trop// un seul calcul faux gâche le résultat du devoir en math/avec Benoît, je peux me tromper / ce n’est jamais grave

1, 6 E2 en une heure // on a fait les statistiques et les pourcentages.

Ce bref survol (éloigné du catalogue exhaustif) a simplement pour but de montrer que le socioconstructivisme s’inscrit dans un courant qui considère le sujet pour ce qu’il sait, ce

qu’il peut apprendre et ce qu’il fait. La prise en compte des individus et de leur

fonctionnement cognitif et affectif est pour nous essentielle. Comment alors articuler action et enseignement/apprentissage ?