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1.4. Les modèles linguistiques

1.4.1. Le modèle structural et le modèle génératif

D’après Saussure, il existe deux types de linguistiques : une interne et une externe. Le premier type permet de traiter des problèmes de langue sans se soucier de valeurs périphériques et contextuelles, ‘ethnologiques’, qui n’auraient pas de rapport avec l’étude du système lui-même et appartiendraient, elles, au système externe. Ce système externe concerne le rapport traditionnel comme par exemple :

[...] pour les relations avec les institutions de toutes sortes, l'Église, l'école, etc. […] tout ce qui se rapporte a l'extension géographique des langues et au fractionnement dialectal [A contrario] pour la linguistique interne, il en va tout autrement : elle n'admet pas une disposition quelconque ; la langue est un système qui ne connaît que son ordre propre (Saussure, 1969 : 23-27).

Les modèles principaux se rapportant au système interne (détaché de toute situation) sont respectivement le modèle structural et le modèle génératif. Les linguistiques structurales proprement dites vont correspondre aux courants du fonctionnalisme européen et du distributionnalisme anglo-saxon. Ces deux courants vont influencer par la suite respectivement le générativisme chomskyen et la psychosystématique guillaumienne. Traitons pour commencer des tenants de ces deux modèles structuraux majeurs.

1.4.1.1. Le modèle structural

Dans le modèle structural, on considère la langue comme un système dont les structures sont décomposables. Dans ce modèle, on observe des paroles. Le point de départ de l’observation est un corpus. On va classer des éléments à l’intérieur de ce corpus (taxinomie). Cependant, les choix de différenciation et d’analyse sémantique sont parfois flous, ceci malgré le caractère transférable du modèle structural (on utilise en anglais des exercices d’opposition entre différentes prononciations d’une même lettre, ou entre la lecture transparente d’un terme comme hierarchy et sa prononciation, moins accessible pour un francophone, les paires minimales …). L’aspect privilégié est surtout l’axe paradigmatique ou oppositif. L’axe syntagmatique est sous-estimé, malgré des tentatives du côté de l’analyse distributionnelle (qui s’intéresse aux chaînes d’unités dans un contexte, d’une combinatoire39

) ou encore l’analyse componentielle (qui s’intéresse aux champs sémantiques et aux propriétés dénotatives communes et rejoint l’analyse sémique)40

. Ce modèle est toujours présent dans les

39 Issue des travaux de Bloomfield et Harris dans un contexte behaviouriste. Les permutations paradigmatiques et syntagmatiques sont très utilisées dans les classes.

40

classes, essentiellement dans les exercices structuraux, mais aussi dans les grilles s’appuyant sur la différenciation des traits sémantiques. Qu’en est-il du modèle génératif ?

1.4.1.2. Le modèle génératif transformationnel

Le nom de Noam Chomsky revient souvent dans notre travail, comme d’ailleurs il revient dans la plupart des travaux liés de près ou de loin à la linguistique. Il est intéressant, selon nous, de revenir au modèle génératif, et à la grammaire générative transformationnelle41 qui en découle, pour mieux comprendre son influence toujours active, ainsi que ses faiblesses, le cas échéant.

En 1965, Chomsky emprunte à Harris pour formuler sa grammaire générative. Il s’oppose au distributionnalisme bloomfieldien, et au modèle behaviouriste de Skinner. Il s’intéresse au phénomène selon lequel un individu détient la compétence nécessaire pour reconnaître, produire et comprendre une infinité de phrases. La GT est essentiellement faite de règles : son but est d’énoncer des lois. Alors que l’approche structurale s’intéresse aux unités, l’approche générative élabore des règles, ce qui paraît susceptible de concerner plus directement une recherche portant sur la grammaire. Les défenseurs de la GT rejettent le processus de découverte du modèle structural, et lui préfèrent une procédure de décision et d’évaluation, « elle dit quelle est la meilleure grammaire parmi les grammaires possibles » (Moeschler & Auchlin, 1997 : 76).

Chomsky s’intéresse à une faculté innée de langage, à savoir la capacité des sujets à distinguer le grammatical de l’agrammatical. Il appartient à un courant innéiste, mentaliste, et universaliste. Pour étayer sa thèse, il distingue par ailleurs la compétence de la performance :

Pour Chomsky, la compétence est un héritage biologique, quelque chose d’inné par opposition à quelque chose d’acquis. De plus, la description de la compétence doit indiquer non pas simplement le système de règles propres à chaque langue, mais les universaux du langage (les propriétés universelles communes). Le but de la grammaire est ainsi d’approcher la description de la grammaire universelle (Moeschler & Auchlin, 1997: 77).

Chomsky poursuit le travail structural de Saussure en rejetant par la sorte les ‘tracas’ du contexte, et en s’intéressant exclusivement à la compétence universelle d’un locuteur idéal capable de générer42 toutes les phrases possibles. Qui plus est, le linguiste est autorisé à utiliser son intuition linguistique pour émettre des jugements, plutôt que de s’appuyer sur des

41 Dorénavant GT. 42

corpus. En somme, ce modèle prend en compte la « créativité » des individus, puisqu'on peut tous produire une phrase jamais entendue auparavant. La métaphore computationnelle aide à la description d’une grammaire certes explicite. Cependant, cette créativité se limite à des phénomènes récursifs. Pour Berrendonner, le caractère créatif et infini est faussé par une limitation de facto au niveau de la subordination, par exemple (Berrendonner, 1982).

En partant de la grammaire générative, Berrendonner, Le Guern & Puech (1983), ainsi que tout un groupe de linguistes lyonnais, dans un ouvrage intitulé Principes de Grammaire

Polylectale, révèlent les principes d'une grammaire qui comprendrait l'ensemble des règles de

la variation d'une langue. En prenant comme exemple la langue française, ils tentent de cerner les axes de variation, et de non-variation (ou de stabilité). Ils prouvent qu'il existe une régularité de la variation, ainsi qu'un mode d'organisation de celle-ci.

L’approche formelle de Chomsky écarte les considérations sémantiques43

(dont la syntaxe serait indépendante) comme les phénomènes complexes liés à la performance, c’est-à-dire à l’actualisation de la langue. Cela fait dire à Boltanski que le système de la phonologie générative (Chomsky & Halle, 1968) qui s’appuie sur le SPE (Sound Pattern of English) est trompeur, car c’est le seul système de départ qui fonde les régularités (Boltanski, 1999). Ce dernier défend a contrario des modèles modulaires (la phonologie harmonique, la théorie de l’optimalité, ou encore le Line Crossing Constraint et l’Obligatory Contour Principle). Il démontre qu'on peut découvrir un principe de contraintes (et non de règles) sur des corpus oraux. Des stratégies de réparation effectuées in situ au niveau des réalisations phonétiques satisfont ces contraintes (Boltanski, 1999 : 126). Ainsi, la langue parlée témoignerait d’un processus de conflits prosodiques, de contraintes et de stratégies réparatoires. Ces stratégies évolueraient dans un mouvement perpétuel et finiraient potentiellement par s’institutionnaliser. A contrario de l’analyse générative, la syntaxe et la phonologie serait liées de manière complexe.

Certes, certains principes épistémologiques étayent la grammaire générative transformationnelle : la formalisation a besoin d’un langage univoque, d’un système global liant son et sens, la généralité. Elle est efficace au niveau syntaxique et répond à l’absence d’isomorphismes entre le plan des signifiants et celui des signifiés. Elle s’appuie sur des structures profondes (lieux de représentations) et des structures superficielles de surface (souvent ambiguës car ressemblantes). Cependant, les dispositions épistémiques de la GT sont

43 Même si Chomsky prend en compte les critiques à la fois sur l’aspect sémantique, et sur les structures profondes, dès 1971, dans « Deep structure, surface structure, and sematic interpretation », comme le rappelle Bronckart (Théories du langage, une introduction critique, 1977, p. 214).

difficiles à respecter, et ont été maintes fois critiquées. Nous avons fait nous-mêmes référence plus haut à la notion d’agrammaticalité, qui est intenable devant n’importe quel corpus authentique (on pense au fameux exemple de Klein, affirmant que la phrase « Ich, brot » est agrammaticale, mais efficace en situation). De plus, les phénomènes prosodiques remettent en question les règles exhaustives et générales des algorithmes. Enfin, les phénomènes de co-énonciation sont absents.

Malgré l’absence chez Chomsky de revendications didactiques et pédagogiques, nous pensons que la GT repose, au final, sur une norme partiale, peu opérationnelle, et qui échappe à une exigence scientifique linguistique descriptive écartant, a priori, les jugements de valeur. Les travaux opposés cités ci-dessus montrent que la variation peut être analysée, et indiquent des régularités sous-jacentes, dans une logique de contraintes contextuellement situées. En fait, en quoi la possibilité de formaliser la variation intéresse-t-elle la grammaire de la parole ?