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Compréhension, (re)construction et passage à l’action

2.4. Action et nouvelle référence sociale

2.4.5. Compréhension, (re)construction et passage à l’action

Dans le même ordre d’idées que les thèses défendues par Piaget, le constructivisme de Le Moigne nous intéresse particulièrement car pour lui, n’est compris que ce qui a été construit. Ici, il reprend une citation de Valéry qu’il aurait pu décliner lui-même en parlant d’Herbert Simon :

Il [Léonard de Vinci] ne concevait pas de savoir véritable auquel ne correspondit pas quelque pouvoir d’action. Créer et construire étaient pour lui indivisibles de connaître et de comprendre (Le Moigne, 2004).

Dans une approche de systèmes faits d’emboîtements et de positions ‘méta’, l’action transformatrice concerne l’enseignant/intervenant et, nous verrons ensuite, l’élève. Apprendre, c’est donc construire, déconstruire et reconstruire, opter pour un réglage constant entre formalisation et manipulation. Comme dans un système en gigogne, le chercheur, l’enseignant, l’élève et l’apprenant tâtonnent, même si l’obstacle est certes ici, de nature différente car souvent mis en place volontairement par l’enseignant pour l’élève.

Cette position sur l’enseignement/apprentissage (dont on a parlé pour la recherche-action) rejoint pour l’enseignant la théorie de la conception telle que l’entend Herbert Simon. En effet, toute analyse du milieu professionnel est liée à une intervention afin de transformer les pratiques :

Quiconque imagine quelque disposition visant à changer une situation existante en une situation préférée est concepteur. L’activité intellectuelle qui produit les artefacts matériels n’est pas fondamentalement différente de celle par laquelle on prescrit un remède à un malade […] La conception ainsi conçue est au cœur de toute formation professionnelle. […] (Simon,2004 : 202).

L’action concerne une prise de décision. Cette prise de décision s’appuie sur une rationalité procédurale complexe avec plusieurs alternatives :

Le concept de rationalité procédurale consiste à considérer que les procédures par lesquelles les individus parviennent à prendre des décisions sont rationnelles. Dès lors, ces décisions peuvent faire l’objet d’une analyse scientifique puisque leur caractère rationnel implique qu’elle relève d’un ordre que l’on peut exhiber […] (Parthenay, 2005 : 6).

Cette action, pour Simon, est liée à la notion d’organisation, utilisée en économie et pertinente pour nous. On définit en général une organisation comme un groupe d’individus (une unité) qui structure, ordonne et pilote des ressources (matérielles, humaines, financières) afin d’atteindre un but commun. Dans cette définition entrent les organisations à buts lucratifs (entreprises privées généralement) et les institutions (l’école pour nous). Notre institution, notre établissement et notre classe fonctionnent comme une organisation et s’adaptent à cette métaphore biologique qui insiste sur le caractère vivant et mouvant de notre collectivité. Notre classe forme à la fois un système, et le résultat de ce système.

De plus, pour parodier le titre de l’ouvrage de Crozier et Friedberg, l’acteur dans le système est au centre de relations et de stratégies complexes. Sa liberté et ses stratégies doivent être incorporées afin de trouver un espace pour agir. Ce qui nous intéresse dans ce croisement entre une analyse sociologique et une approche systémique de l’organisation, c’est de montrer que l’acteur doit avoir conscience de son champ d’action et de ses capacités, non

pour acquérir des règles préconstruites, mais pour développer en conscience des règles

négociées, renouvelables, transformables :

Il s’agira de découvrir les caractéristiques, la nature et les règles des jeux qui structurent les relations entre les acteurs concernés et, partant, conditionnent leurs stratégies, et de remonter ensuite aux modes de régulation par lesquels ces jeux s’articulent les uns aux autres et sont maintenus en opération dans un système d’action (Crozier & Friedberg, 2007 : 392).

On ne peut rejeter ouvertement les rapports de pouvoir qui existent dans une classe, et qui en sont par ailleurs fondateurs. Le professeur est garant des conditions optimales pour chaque élève et est censé détenir l’autorité. Cependant, un travail sur la relation enseignant-élève peut permettre une dévolution* dans des moments circonscrits et répétés (la découverte d’une règle à partir d’une occurrence, ou d’une récurrence, ou d’un besoin, ou d’une difficulté) ou dans des moments impévus pendant lesquels les élèves se sentiront le droit de dire qu’ils n’ont pas compris sans tabou :

2, 184E j’comprends pas

La parole donnée aux élèves, la dévolution121 volontaire leur permet de prendre en charge l’enseignement/apprentissage dans des moments clés :

8, 19E5 y avaient des débats des fois et on pouvait discuter et donner son avis // y avait pas que les règles

8, 20P c'est pas une perte de temps ça ? // ça peut être vu comme une perte de temps de s'arrêter pendant le cours et de discuter d'un sujet au sens large ..

8, 21E5 non: un cours normal/ c'est moins bien 8, 22P c'est quoi un cours normal

8, 23E5 j’sais pas (3s) on écoute et on écrit // même si on comprend rien // alors que là//y a de l'imprévu.

L’acte de dévolution, qui ne va pas sans acceptation préalable de l’enseignant à partager sa place haute, va de pair avec le processus d’institutionnalisation : c’est un acte qui consiste à donner un statut culturel ou social aux productions des élèves. La solution est construite par eux. Tous les enseignants savent par expérience que la méthode pédagogique de l’induction et de l’inférence se termine souvent en mascarade. Les élèves disent ce que le maître attend et ne construisent rien, illustrant alors à merveille le fameux effet Jourdain. Si nous réussissons à faire-faire en terme de faire-dire, faire-réfléchir, faire-construire, nous

121 Acte par lequel l’enseignant fait accepter à l’élève la responsabilité d’une situation a-didactique ou d’un problème et accepte lui-même les conséquences de ce transfert.

acceptons alors de changer le flux de notre propre cours. Cet acte est sous la responsabilité de l’enseignant. Par le processus de dévolution, les élèves s'engagent dans leur apprentissage. Le processus d’institutionalisation est le moment ou l’enseignant canalise et reconnaît le travail fait par les élèves, que leur apprentissage avance et relève bien du savoir dont il est chargé :

8, 29E7 on peut mieux s'exprimer on parle on s'écoute // tout le monde se respecte // 8, 30E8 si on n'a pas compris on explique //

8, 31E7 on est moins aussi // au collège // on était plus et on s'occupait pas de nous 8, 32E1 on voit bien que c'est pas un cours // d'extra-terrestres (rires)

8, 33P [c'est-à-dire ?

8, 34E1c'est un cours général // on peut parler des détails // c'était pas comme ça avant // 8, 35E9 y a la règle dans le cahier // on l'a construit nous-mêmes

8, 36P d'accord // quand tu relis les phrases de ton cahier // tu comprends tout //

8, 37E9 oui // on l'a fait tous ensemble // avant y avait [des mots que je comprenais pas // et là je comprends tout

8, 38E XXXXXXXX

8, 39P [chu : t S'IL-VOUS-PLAIT // ON N’ENTEND

RIEN

8, 40E1 avant // on recopiait ce qu'y avait au tableau sans comprendre // / mais bon // peut-être que le prof avait pas le temps //

Dans cet extrait, lors d’un bilan de fin d’année, en Terminale BEP, les élèves ont conscience d’avoir participé à la construction du cours. Ils vont même jusqu’à comparer le collège et le lycée professionnel, sans même incriminer leur ancien enseignant, qui est, en l’occurrence, excusé par le manque de temps, le décalage chronogénétique.

Le chercheur/praticien que nous sommes veut aussi analyser ses pratiques pour intervenir et aider les élèves à engranger des coups de force, des réussites. On considère ici l’enseigner comme une action de transformation, pour nous, en particulier, de la grammaire sous-jacente d’une LE. Qu’en est-il alors de l’action et de l’apprendre de l’élève ?

Piaget emprunte à Kant, puis à Bergson, la notion de schème. Il met en évidence une structure de l’action qui permet essentiellement une reproduction :

Un schème est la structure ou l'organisation des actions telles qu'elles se transfèrent ou se généralisent lors de la répétition de cette action en des circonstances semblables ou analogues (Piaget, 1966 : 11).

Les schèmes fonctionneraient comme des grilles d’analyse, faites de sensations motrices et de notions intellectuelles, qui sont susceptibles de créer des liens entre des situations similaires, de leur donner du sens et de générer des règles générales d’actions :

Nous appelons schèmes sensori-moteurs les organisations sensori-motrices susceptibles d'application à un ensemble de situations analogues et témoignant ainsi d'assimilations reproductrices (répétition de

mêmes activités), récognitives (reconnaître les objets en leur attribuant une signification en fonction du schème) et généralisatrices (avec différenciations en fonction de situations nouvelles) (Piaget, 1950 : 46).

Nous avons déjà développé, plus haut, les concepts d’assimilation et d’accommodation, que Piaget a décrits, et qui fondent ces règles générales. C’est bien de la comparaison entre les situations que les règles d’action se font jour. Dans le phénomène complexe de l’apprentissage, l’action est ici vue comme un une régulation, une organisation, une adaptation et une généralisation. Le sujet agit et transforme pour comprendre. Nos élèves doivent développer des grilles d’analyse, reconstruire pour comprendre, reformuler pour dépasser des obstacles formateurs et nécessaires. On doit aider les élèves à construire une trame adaptable et reproductible :

Le schème est donc la structure de l’action - mentale ou matérielle -, l’invariant, le canevas qui se conserve d’une situation singulière à une autre, et s’investit, avec plus ou moins d’ajustements, dans des situations analogues (Perrenoud, 1994 : 3).

Mais les théories de la conception montrent aussi que l’homo oeconomicus s’avère plus complexe qu’il n’y paraît.