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1.8. Les savoirs et l’action

1.8.3. Le pré-discours

Kerbrat-Orecchioni montre que la compétence encyclopédique est « un vaste réservoir d’informations extra-énonciatives portant sur le contexte »68

. Ce réservoir représente une base commune que Clark (1983) scinde : le common ground, c’est la base commune attribuée à une communauté alors que le personal common ground correspond à des connaissances partagées sur la base d’expériences communes d’un groupe (on pense aux fameuses « private jokes »). L’avantage de la notion de compétence encyclopédique permet de montrer encore une fois le rapport foncièrement dialogique du langage, ce qui conditionne une compétence en contexte. On peut rapprocher la notion de compétence encyclopédique de la notion de savoir déclaratif. En effet, ce dernier correspondrait au :

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réservoir des faits dont nous avons connaissance et des expériences que nous avons faites. Selon Anderson, il faut distinguer de cette mémoire déclarative une mémoire procédurale qui contient les règles d’action gouvernant les savoir-faire (Griggs, 2002a).

Les « règles d’action », quant à elles, coïncideraient avec les savoirs d’action que nous nous efforçons de formaliser. Ce serait des procédures de mise en œuvre directement liées à l’enseignement/apprentissage :

On peut traduire une règle d’action (règle procédurale) sous forme verbale en la représentant comme une inférence pratique : si X (antécédent), alors fais Y (conséquent). Dans le cas d’une langue étrangère, il pourrait s’agir d’une règle formelle du genre si le but est de générer le pluriel d’un substantif, alors

ajoute S ou bien d’une règle très fonctionnelle telle que si le but est de remercier quelqu’un, alors dis thanks » (id.).

Alors que la notion de Kerbrat-Orecchioni est indissociable de l’interaction, l’analyse efficace de Griggs, Carol et Bange (inspirée du modèle d’Anderson) apporte une simplicité à la mise en mots de la règle, qui a le mérite d’être adaptée aux élèves. En fait, notre examen des limites de la rationalité, du dicible, comme du caractère complexe mais essentiel de la variation, nous pousse à affirmer avec Perrenoud que la séparation entre savoir et action est frauduleuse à deux titres. Premièrement, le savoir est toujours incarné, il est mis en forme par un individu dont la personnalité, les croyances, l’idéologie, le moment d’énonciation ne peuvent être écartés (Perrenoud, 1998 : 494).

Deuxièmement, le savoir en action n’est pas forcément conscient, ou n’appelle pas toujours une conscientisation métalinguistique qui serait nécessaire : on n’a pas besoin de maîtriser la biologie pour marcher, la méthode Agostini69 pour jouer de la batterie jazz, l’appellation de toutes les gammes classiques pour jouer du piano. Alors, dans notre cadre didactique, comment conceptualiser des opérations efficaces ? Comment analyser ce qui est la plupart du temps inconscient chez le praticien ? Dans cette optique, Perrenoud attaque la vision cognitive sous-tendue par l’opposition savoir procédural/savoir déclaratif, et ajoute un schisme entre savoir-faire efficace et savoir procédural. Il estime plus fécond d’affirmer qu’un savoir-faire n’est pas un savoir :

Du coup, on ne saurait confondre savoir faire et savoir procédural. Le premier se manifeste dans l’action efficace, sans préjuger du mode opératoire. Un savoir procédural est une représentation de la procédure à suivre. Il ne garantit pas, en tant que tel, la réussite de l’action (Perrenoud, 1998 : 500).

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Enfin, il préconise une définition des savoirs qui affirme l’idée d’un curseur glissant entre activité consciente et activité inconsciente. Il y a, pour lui, un degré de conscience mais sa mise en mots est difficilement accessible. Il nous livre deux catégories :

Des savoirs qui ne résultent pas d'un travail intense de l'esprit, mais sont plutôt des sédiments de l'expérience ou de la culture apprise. Des savoirs qui ne sont pas l'objet d'une abstraction réfléchissante ou d'une réflexion métacognitive, qui ne sont donc pas perçus et pensés comme des savoirs par les sujets qui les détiennent (Perrenoud, 1998 : 502).

Le savoir d’action est bien un savoir socialisé, préconçu dans des savoirs partagés mais aussi dynamiquement co-construits de manière imprévisible. Il ne semble pas y avoir nécessairement une séparation claire entre les savoirs statiques et les schèmes d’actions (les opérations). Pour Paquay, Altet, Charlier et Perrenoud, c’est l’habitus, l’ensemble des schèmes, qui permet la prise de décision, l’opérationnalité.

Bourguignon, quant à elle, éclaire justement le terme de compétence d’une manière nouvelle en définissant cette dernière comme l’intégration du savoir et de l’action appropriée à une situation. Pour elle, la compétence est différente du savoir-faire qui est l'aptitude à faire ; elle se distingue du savoir qui est une aptitude à comprendre. C'est une aptitude à juger qui ne va pas sans savoir ni savoir-faire mais qui les intègre. C'est la possibilité, dans le respect des règles d'un code, de produire librement un nombre indéfini de performances imprévisibles, mais cohérentes entre elles et adaptées à une situation (Bourguignon, 2006b). La compétence répond donc aux savoirs d’action en incarnant une intégration complexe. Elle est liée à un jugement, une prise de décision. Elle correspond à un processus dynamique et intègre différents types de savoirs (Bourguignon, 2005 : 56) :

 un savoir intégré qu’il faut maîtriser pour mettre en œuvre une compétence,  un savoir-faire spécifique, une habileté mise en œuvre dans une situation précise,  un savoir-faire général transférable à de multiples situations.

Du coup, enseigner la LE, ce n’est plus transmettre des contenus/savoirs statiques mais

viser des objectifs, visibles dans des performances, et qui répondent à l’exécution de tâches

complexes. L’enseignant évolue vers une professionnalisation de son métier. Charlier conçoit les nouvelles compétences des enseignants de la sorte :

[Evelyne Charlier] présente une approche qui combine les deux types de fonctionnement de l’enseignant : l’application de routines et les prises de décision. Elle propose une définition qui prend en compte un fonctionnement en trois temps : le moment de la planification, traitement rationnel de

l’information, le moment de l’interaction en classe où interviennent les schèmes d’action et de réflexion dans l’action, et le moment post-actif de réflexion sur l’action. L’enseignant-professionnel construit progressivement ses compétences (Paquay, Altet, Charlier et Perrenoud, 1998 : 22).

Le savoir d’action comportera alors plusieurs moments dont les temps forts pour notre recherche seront les analyses des élèves après l’action avec explicitation de règles efficaces. La reconstruction métalinguistique a posteriori sur laquelle porte principalement notre corpus corrobore une mise en récit, un choix des élèves pour des éléments saillants, qui dépassent un mode figuratif creux du réel (une correspondance logique entre mot et chose) pour générer du sens dans la narration :

[…] Les récits ne reflètent pas simplement ce qui se produit (la figurativité) ; mais ils explorent et prédisent ce qui se peut se produire. Ils ne narrent pas seulement des états et des événements mais ils les interprètent également. La narrativité amène de l’ordre au flux chaotique des événements dans le temps » (Perron & Danesi, 1996 : 33).

Revenons à notre question de départ sur la complexité de l’action. Quel est le lien entre action et savoir ? Nous avons pu observer, au fil de notre réflexion, la coexistence des représentations et des opérations, de l’arrière-plan et de l’émergence in situ, du général et du local. Ces aspects sont en fait indissociables, comme la culture et la pratique. La grammaire de la parole sera analysée à travers des usages, des pratiques, des expériences. Le retour après-coup sur l’action ne donnera accès qu’à des représentations, des traces. Les élèves, comme l’enseignant, sont invités à théoriser leur expérience dans un système toujours ouvert et révisable, pour améliorer leur compétence et développer de la projectivité, une capacité à produire de l’action70

(Le Moigne, 1990). Si l’enseignant/ praticien/ expert/ réflexif analyse ses pratiques dans une rationalité limitée, et que l’élève analyse après-coup des savoirs en action afin de savoir dire, de corriger ses erreurs et d’améliorer ses performances, nous obtiendrons alors la démarche métalinguistique recherchée, un discours de contrôle sur la langue et sur l’action.

70 Cité par Lièvre, « La construction de savoirs pour l'action par intégration de connaissances pratiques ‘tacites’ et de savoirs scientifiques ‘classiques’», in La Construction de Savoirs pour l’Action, Avenier & Schmitt (Dir.).