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CHAPITRE 2 : SPECTROSCOPIE INFRAROUGE ET ISOLATION EN MATRICES CRYO-

2.3 Mécanismes et cinétiques de conversion des isomères de spin nucléaire

2.3.3 Modèle de relaxation quantique

On voit donc que, même pour une molécule isolée en matrice, le mélange entre états ortho et para est possible. Cependant, pour expliquer l’aspect cinétique du processus de conversion, un mélange des fonc- tions d’onde n’est pas suffisant, et une explication plus complète est donnée par le modèle de relaxation quantique. Ce modèle, initialement introduit par Curl et al. (25), a été reprit par plusieurs auteurs pour inter- préter des données expérimentales sur la conversion de spin nucléaire pour des molécules polyatomiques en phase gazeuse (23,27–33). Ce modèle peut se résumer comme suit : supposons qu’une molécule, initialement dans un état ortho, entre en collisions avec une composante de son environnement, menant cette molécule sur un niveau d’énergie rotationnel ortho m, quasiment dégénéré avec un niveau para n, et avec lequel le couplage spin rotation est permit :⟨m|VSR|n⟩ ̸=0. Juste après la collision, la fonction d’onde de cette molécule sera décrite comme une superposition d’état ortho et para, puisque le couplage spin-rotation mélange ces deux états. À cause de ce mélange, il existe une probabilité non nulle qu’à la

prochaine collision, la fonction d’onde de la molécule se retrouve projetée sur un état para, menant ainsi à la conversion de l’état de spin.

Le taux k avec lequel cette conversion se produit est donné par l’expression issue de la règle d’or de Fermi (23) : k =

o

p 2Γop|VSR|2 Γ2 op+ω2op (np+no) [2.10]

où la somme est faite sur toutes les paires de niveaux ortho/para pouvant être couplées par VSR,Γopest le taux de décohérence, paramètre relié aux processus permettant d’arrêter le mélange ortho/para, comme une collision entre molécules, une transition radiative ou l’absorption/émission d’un phonon, ωop est la différence d’énergie entre les états ortho/para considérés, et no et np sont les populations relatives des états ortho et para, respectivement. Il est important de noter que le taux avec lequel la conversion procède est relié à ces populations noet np, à la force du couplage|VSR|, et à la différence d’énergie entre les états couplés. Ce dernier point montre que, comme l’amplitude du couplage spin-rotation est très faible (∼10−7 cm−1(98)), les états contribuant le plus à la conversion sont ceux qui sont les plus proches en énergie. En phase gazeuse, le taux de décohérence est directement proportionnel à la pression du gaz (23). Pour les matrices, ce paramètre est lié aux conditions de confinement telle que la fréquence de collisions entre la molécule et les atomes de gaz rare formant la cavité.

Ce modèle de relaxation quantique est utilisé dans toutes les études touchant à la conversion des isomères de spin nucléaire. On peut citer par exemple l’interprétation des données de conversion pour13CH

3F (32), le calcul théorique du temps de conversion du formaldéhyde et de l’éthylène dans diverses conditions expérimentales (27,31,33), et le temps de conversion pour la molécule d’eau à température ambiante (28) ou à ultra basse température en l’absence de collisions, où le mélange des états ortho/para est interrompu par une transition radiative (29,35). Ces deux dernières études prévoient des temps de conversion d’environ 5 secondes à T = 296 K et P = 10−1torr, et de l’ordre de 107ans (1014 secondes) à T = 50 K pour une molécule dans les conditions de dilution du milieu interstellaire. Cette différence énorme ne s’explique pas seulement par l’inefficacité des transitions radiatives, mais aussi par le fait que les niveaux rotationnels les plus efficaces pour la conversion (i.e. ceux qui sont quasiment dégénérés) ne sont pas peuplés aux températures cryogéniques (34).

Parce qu’il n’existe pas de méthode robuste et efficace d’enrichissement en l’un ou l’autre des isomères de spin pour la molécule d’eau en phase gazeuse, il n’existe pas de mesure expérimentale des temps de conversion en phase gazeuse qui permettrait de valider ces calculs. Cependant, comme nous l’avons déjà souligné, le confinement en matrice de gaz rare permet de facilement créer un déséquilibre dans les populations d’isomères de spin nucléaire et de suivre la cinétique de conversion par spectroscopie. À T =

4,2 K, Abouaf-Marguin et al. ont rapporté des temps de conversion de l’ordre de la centaine de minutes pour H16

2 O dans les matrices de néon, d’argon, de krypton et de xénon (83). De même, des études récentes menées collaborativement entre le groupe Ayotte de l’Université de Sherbrooke et l’équipe de Xavier Michaut à Paris, rapportent des temps de conversion de 712 minutes, 100 minutes et 359 minutes pour H16

2 O, H172 O et H182 O respectivement, dans une matrice d’argon à 4,2 K (76).

Ces résultats méritent discussion pour plusieurs raisons. La plus évidente est l’échelle de temps sur laquelle se déroule la conversion en matrices cryogéniques, sans commune mesure avec ce qui est prévu par le modèle de relaxation quantique à ces températures. Il a été suggéré que ce modèle, validé pour la phase gazeuse, pourrait aussi être valide en matrice. Pour cela, il faudrait considérer les changements dans la structure rotationnelle de l’eau confinée, en ajustant le paramètreΓ de l’équation 2.10 pour prendre en compte la décohérence entre les états rotranslationnels de la molécule confinée issus des couplages rotation-translation et aux phonons de la matrice (28,83). Cependant, au meilleur de nos connaissances, ces modifications n’apparaissent nul part dans la littérature.

Le deuxième point à soulever est la différence dans les temps de conversion pour les différents isotopomères de l’eau (76). Puisque17O possède un spin nucléaire de I = 5

2, on peut facilement comprendre que celui-ci puisse créer un champ magnétique intramoléculaire inhomogène au niveau des protons, pouvant accélérer la conversion. La réduction du temps de conversion pour cet isotopomère n’est donc pas surprenante. On ne peut pas en dire autant de la différence entre H16

2 O et H182 O . En effet, aucun de ces deux isotopes de l’oxygène ne possède de spin nucléaire, et la structure électronique des molécules est identique en tout point, on peut alors s’attendre à ce que le potentiel d’interaction avec la matrice soit le même. Dans ce cas, comment expliquer que H18

2 O se convertisse environ deux fois plus vite que H162 O (139) ? Quel rôle le couplage rotation-translation joue-t-il dans ces cinétiques de conversion ? Ces questions, à propos de la différence de vitesse de conversion entre H16

2 O et H182 O et du mécanisme à basse température, seront adressées au chapitre 4 de cette thèse.

Le dernier point, peut-être le plus surprenant de tous, est que la conversion de spin nucléaire se déroule en matrice même à des températures aussi basses que 4 K (76,84), où seuls les états fondamentaux ortho et para sont peuplés (Fig. 6), puisque la densité d’états vibrationnels de la matrice permet la relaxation rotationnelle rapide des états ortho et para lorsque la température est abaissée. L’étude mécanistique par Turgeon et al. a mis en évidence que l’état para fondamental contribue bel et bien à la conversion (84). Pourtant, nous avons vu que ni l’interaction de spin-rotation ni le couplage spin-spin ne permettent des couplages entre l’état para fondamental et les états ortho. Comment la conversion peut-elle donc se dérouler dans ce régime de température ?

CHAPITRE 3 : SIMULATION PAR DYNAMIQUE