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Les compounds : des gated communities à l’égyptienne ?

3. Les compounds ou la mise à distance

3.3. La mise à l’écart : vers une sécession urbaine ?

Cette mise à distance spatiale à la fois du Caire et des villes nouvelles, qui est en fait comme nous l’avons vu une manière d’exprimer la distance sociale, est-elle une forme de sécession urbaine ? Nous entendons par sécession urbaine le fait que des « fractions urbaines riches, bien intégrées socio- économiquement, cherchent à se désolidariser du reste de la ville en prenant en charge leur propre fonctionnement et en se soustrayant au financement de services collectifs qui ne les concernent plus, ou en se substituant aux pouvoirs publics pour se protéger de l’insécurité réelle ou supposée du reste de la ville »66. Cette question se pose du fait du modèle original de gated communities qu’on trouve aux Etats-Unis et dont le but est effectivement de s’extraire du coût que représentent les services publics urbains et de palier les « insuffisances » de ces services, réelles ou perçues. Il est donc

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Entretien réalisé le 9 avril 2008 dans les bureaux de vente de Dreamland. 65

Entretien réalisé le 16 mars 2008. 66

nécessaire ici d’interroger cette mise à l’écart : y a-t-il une véritable peur de l’Autre qui pousserait les populations les plus riches à s’enfermer derrière des murs ? Quelle est la signification de la fermeture des compounds : la volonté de s’extraire d’une violence urbaine ou l’expression d’une mise en scène de la réussite socioéconomique des habitants ?

3.3.1. La fermeture des compounds : une réponse à la peur de l’Autre et du Caire ?

Comme nous l’avons écrit dès l’introduction, la principale caractéristique des compounds est leur fermeture : ils sont entourés de grilles en fer forgé ou de hauts murs en bêton, les entrées gardées sont impressionnantes. Est-ce dans le but de se protéger de la ville et de l’extérieur, et de toutes les menaces que ces espaces représentent ?

Lorsque nous avons demandé aux personnes interrogées ce qu’elles pensaient du Caire, leurs réponses ne portaient jamais sur les problèmes d’insécurité mais plutôt sur les problèmes de nuisance et sur la foule dans le centre-ville, perçue assez fréquemment comme une agression. Sherin dit ainsi qu’au Caire ou dans le reste de l’Egypte, il n’y a pas de problème de sécurité, que les Egyptiens sont des gens « bons »67. Hamida fait quant à elle référence lors de l’entretien à un problème de sécurité au Caire. Mais lorsque nous lui demandons de définir ce qu’elle entend par « sécurité », elle fait référence à la dangerosité de la circulation cairote et pas du tout à des problèmes d’insécurité ou de violences urbaines. Chloé, une Française de 28 ans installée au Caire depuis maintenant 4 ans, affirme qu’elle se sent plus en sécurité au Caire qu’à Paris. Les deux personnes qui ont exprimé une peur de la vie au Caire sont toutes deux des étudiantes de 19 et 20 ans. Muriel, une jeune Française, se sent très mal à l’aise au Caire du fait du regard des hommes et des quelques agressions qu’elle a eu à y subir. De même Reem nous apprend qu’elle ne cesse d’être prise à parti par des Egyptiens qui ne comprennent pas qu’une Egyptienne musulmane ne porte pas le foulard islamique. Cette peur de la ville et de ses habitants s’explique donc par les vexations habituelles que subissent les jeunes femmes au Caire, et qui sont plus ou moins faciles à supporter selon les personnes et selon les âges. Objectivement, il n’y a pas de problème d’insécurité au Caire, et les raisons de la « fuite » des populations aisées dans les compounds et de la présence de murs autour des quartiers est à chercher ailleurs.

Selon nous, la référence à la sécurité, à l’existence de murs encerclant le quartier et à la présence d’une équipe de gardiens présents 24h/24 et 7/7 jours, les mesures de sécurité à l’entrée qui ont pour but de vérifier les identités de ceux qui entrent dans le quartier mais qui n’y habitent pas sont plus une question de prestige social, de standing que de sécurité proprement dite. Ainsi, pour Chloé, la présence de ces mesures de sécurité est destinée aux populations étrangères qui se sentent rassurées lorsqu’elles s’installent pour la première fois dans une ville aussi grande et aussi impressionnante que le Caire, et qu’il s’agit surtout de prestige pour les Egyptiens qui font le choix de venir s’y installer : « la société égyptienne est une société de paraître »68. S’installer dans un compound, c’est montrer qu’on en a les moyens car ce n’est pas des quartiers accessibles à tout le monde, c’est exposer sa

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Entretien réalisé le 15 avril 2008. 68

réussite aux autres, à ses proches et à ses collègues de travail. Sherin abonde dans ce sens. Ainsi, la sécurité n’a pas été un argument primordial pour venir habiter dans un compound. Selon elle, ces mesures sont prises essentiellement pour les étrangers, et notamment pour rassurer les Américains. Cela fait partie du standing de base proposé dans tous les compounds cairotes. Le témoignage principal de ce désir de mettre en scène sa réussite sociale est la « magnificence » des entrées, qui sont de grands portails monumentaux, comme le montrent les photos ci-après, avec à chaque fois une équipe de sécurité de deux personnes. Ces portails sont en fait des seuils symbolisant l’entrée dans un univers privilégié, riche et moderne.

Cette fermeture physique est enfin apparemment un moyen de se mettre à l’écart de la société civile qui semble être de moins en moins tolérante, en tout cas d’après ce que nous en ont dit les personnes interrogées. Ainsi, la population féminine interrogée a souvent mentionné le fait que, à l’intérieur des murs de leurs quartiers, elle pouvait avoir un comportement un peu plus « détendu » que lorsqu’elles étaient au Caire. Wadia, dès le début de notre conversation, reconnaît qu’elle apprécie qu’à Rehab, « on [puisse] s’habiller comme on veut, avec un décolleté, les bras nus ». Tout ça a été accepté dès le début car peu de monde habitait dans le quartier lorsqu’il a été construit : « c’est venu comme ça. Les hommes sont en T-shirts, les femmes ont des hauts sans manches. C’est très habituel ». De même, Muriel apprécie de pouvoir porter des petits décolletés, des jupes, et aussi le fait qu’elle soit moins l’objet des regards masculins. Reem a elle aussi fait remarquer qu’elle était beaucoup moins embêtée à Rehab que dans le centre-ville du Caire. Nayer est quant à lui à la recherche d’un quartier dans lequel il n’y aurait pas de « fanatiques », comme il les appelle, c’est-à-dire des musulmans intégristes.

Vivre derrière des murs et des grilles est donc un moyen de s’extraire de la pression sociale qui règnerait au Caire. La fermeture n’est pas l’expression de la peur de l’autre, qui serait perçu comme dangereux, mais plutôt le désir de trouver d’autres valeurs sociales, partagées par l’ensemble des habitants. L’argument sécuritaire n’est donc pas pertinent en ce qui concerne les quartiers fermés cairotes.

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