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Le matériau de recherche : recherche-intervention et études de cas

Evolutions organisationnelles et nouveaux outils de pilotage de la santé : résultats issus de

5.2 Modalités d’observation de l’hôpital : recherche-intervention

5.2.1 Le matériau de recherche : recherche-intervention et études de cas

La recherche en gestion a mis du temps à s’imposer en tant que discipline dans le monde universitaire français. Sa spécificité repose sur l’objet d’étude de telles recherches partant de l’observation de la vie interne des organisations qu’elles soient publiques ou privées. L’objet de la recherche propose ainsi de mettre en évidence des régularités susceptibles de corriger la vision usuelle des entreprises comme lieu d’exercice de libres volontés, en montrant que ces volontés peuvent se heurter à de puissants mécanismes qui échappent souvent à la logique des acteurs (Berry, Moisdon, Riveline, 1978).

Pour autant, les années 1960 et 1970 se sont traduites par un essor considérable de moyens nouveaux, qu’il s’agisse de procédures formelles permettant la planification, les choix d’investissement, de systèmes de contrôle tels que la comptabilité analytique, le contrôle de gestion, d’applications mathématiques pour gérer les interactions dans des systèmes complexes, et enfin de l’informatique pour traiter l’énorme quantité d’informations produites dans les grandes organisations. Pour autant, ces innovations n’ont pas répondu à toutes les attentes placées en eux en termes d’utilisation concrète, voire même d’aggravation des phénomènes bureaucratiques qu’elles étaient pourtant sensées combattre. Face à ce constat, la question posée est celle de l’impact des outils qui suggèrent dès lors d’explorer les mécanismes de gestion mis en œuvre.

Par mécanismes de gestion, nous entendons donc le processus de conception du modèle et de l’outil mais aussi son utilisation en tant qu’instrument qui implique de prendre en compte les choix, les opinions et les humeurs des personnes. La démarche scientifique, à laquelle doit se confronter tout chercheur impose donc de pouvoir mettre l’accent sur ce qu’il y a de semblable dans des choses apparemment uniques (Ackoff, 2004).

190 Dans ce contexte, si les chiffres semblent bénéficier d’un pouvoir synthétique et une forme d’objectivité, ils peuvent aussi au travers d’outils, de procédures, de savoirs, canaliser les processus de jugement et de choix et non plus guider, aider, choisir.

La recherche impose donc d’explorer quatre niveaux d’analyse :

La matière, qu’elle soit issue ou non du système d’information, mais impose des contraintes dans la méthode de recueil des données et le panel de solutions envisageables face à un même problème ;

Les personnes qui rendent difficile toute tentative d’uniformisation, même si l’âge de la personne, son statut social, sa formation professionnelle, ses perspectives de carrière peuvent donner des éléments de réponse quant à sa logique de choix ;

Les normes institutionnelles, qui ne sauraient se déduire de la somme des caractéristiques individuelles de ses membres ;

Les normes culturelles, plus difficile à désigner, elles regroupent l’ensemble des évidences et des règles que les acteurs d’un système admettent sans qu’elles soient formalisées ni- mêmes formulées.

Le chercheur en gestion se doit alors de prendre en compte chacune de ces dimensions à commencer par la matière qui suppose l’accès au terrain. Le chercheur devient alors partie prenante de l’organisation qu’il étude. Dans notre cas, l’objet de recherche est le contrôle de gestion à l’hôpital, il suppose donc d’explorer différents terrains (la matière), afin de mesurer la complexité des relations entre acteurs (les personnes), dans le cadre d’une réflexion orientée à travers le triptyque modèle / outil / instrument pour apporter de la connaissance aux établissements expérimentés et contribuer ainsi à la transmission des savoirs (institutions) en fonction des modes de fonctionnement de l’hôpital, ses spécificités globales ou propres à chaque établissement (normes culturelles).

Autrement dit, le chercheur, à supposer qu’il ait été admis, observe le fonctionnement de l’organisation étant entendu que celui-ci pourrait être modifié par sa présence. Il se positionne donc au croisement de plusieurs disciplines, les sciences appliquées à la décision, le calcul économique et la sociologie. Il contribue ainsi à la compréhension de mécanismes de gestion mal maîtrisés, reconnus comme tels et constatés par les praticiens mais qui semblent parfois attirés par la volonté d’ignorer ce phénomène. Le chercheur doit pallier ce biais par deux modes de recherche, l’étude de cas et la recherche intervention.

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5.2.1.1 Du travail sur l’existant

Le travail sur l’existant peut se faire au moyen de l’étude de cas comme moyen d’étude de constructions en développement qui permet ainsi de mettre l’accent sur le contexte dans lequel le phénomène s’inscrit (Eisenhardt et Graebner, 2007). En effet, nous souhaitons dépasser la seule vision de démarches gestionnaires nécessairement issues du secteur privé ; la gestion n’a pas attendu le privé pour mettre en place des approches, méthodes et outils du management. L’enjeu est donc d’expliquer pourquoi la question de recherche est importante et pourquoi aucune théorie n’offre de réponse plausible. Or, la littérature a jusqu’ici ignoré le sujet de critique qu’est l’hôpital.

Contrairement au cas des recherches déductives où les preuves empiriques sont synthétisées sous la forme d’analyses statistiques, les données issues de l’étude de cas ne sauraient être autant restreintes, du fait de la richesse des détails qualitatifs. Il s’agit donc de faire apparaître les difficultés rencontrées et ainsi mettre en évidence la complexité des situations sur le terrain. L’enjeu consiste à observer le phénomène selon diverses perspectives ; les informations peuvent inclure des acteurs de l’organisation provenant de différents niveaux hiérarchiques, zones fonctionnelles ou groupes mais aussi des acteurs extérieurs à l’organisation tels que le régulateur.

Il s’agit donc davantage d’une stratégie de recherche qui s’appuie sur un ou plusieurs cas pour créer des propositions et des constructions théoriques selon une approche inductive. Ces cas multiples doivent alors être considérés comme des expériences qui permettent de répliquer, contraster et étendre un cadre théorique émergent.

Pour autant, à la différence des expériences de laboratoires qui isolent le phénomène du contexte, les études de cas mettent l’accent sur le contexte dans lequel le phénomène s’inscrit. Elle devient ainsi objective ; la donnée suffit à alimenter la discipline ce que les mathématiques font sur la base de modélisations analytiques formelles.

L’une des raisons de la popularité et de la pertinence d’une théorie construite sur la base de cas réside dans la qualité du pont opéré entre une preuve qualitative riche et une recherche déductive traditionnelle. En effet, en proposant des constructions en développement, des mesures et des propositions théoriques testables, elle met la recherche inductive en accord avec la recherche déductive traditionnelle.

192 En fait les logiques inductives et déductives se révèlent complémentaires et contribuent à la mise en en œuvre d’une démarche de type abductif ; la première produit une nouvelle théorie à partir des données issues des études de cas et la seconde vient en appui de la première pour tester ces théories. Ainsi, une approche centrée sur des données empiriques permet l’obtention d’une théorie plus récente, intéressante et testable, que nous appliquons ici à la problématique de l’instrumentation dans le cadre d’un contrôle de gestion hospitalier, peu explorée jusqu’ici et dans un contexte de mutation de l’objet hôpital.

Pour autant cette méthode de recherche fait l’objet de remises en causes par les critiques qui travaillent sur des échantillons larges, testent des hypothèses ou simplement considèrent leur propre méthode comme supérieure. Intuitivement, on reproche souvent à la recherche fondée sur les cas d’être moins précise, objective et rigoureuse qu’une recherche fondée sur la validation d’une hypothèse basée sur des échelles larges. L’enjeu est donc d’expliquer pourquoi la question de recherche est importante et pourquoi aucune théorie n’offre de réponse plausible. Souvent, la littérature a jusqu’ici ignoré le sujet de critique.

Le challenge de justification d’une recherche inductive basée sur des cas dépend partiellement de la nature de la question de recherche.

Dans le cas de questions de recherche basée sur la théorie qui cherchent à étendre une théorie, il convient de formuler la recherche à l’intérieur du contexte de la théorie et mettre en œuvre une recherche inductive. Ces chercheurs justifient leur approche en termes d’extension de la théorie institutionnelle et la capacité des données qualitatives à expliquer les processus sociaux complexes que cela implique. A l’inverse, pour des questions de recherche étudiant un phénomène nouveau, le chercheur doit formuler sa recherche en termes d’importance du phénomène et de manque de théorie plausible existante.

Autrement dit, une recherche construisant une théorie à partir de cas répond typiquement à des questions « Comment » et « Pourquoi » dans des domaines encore inexplorés.

L’un des challenges souvent posés est celui de la sélection du ou des cas. Beaucoup de lecteurs font la supposition fausse selon laquelle les cas devraient être représentatifs de l’ensemble de la population comme le sont les données utilisées dans les recherches testant des hypothèses sur de larges échantillons. Autrement dit, ils posent la question, « Comment peut être généralisée une théorie si les cas ne sont pas représentatifs ? ». Une des réponses à cet enjeu consiste à clarifier le propos d’une recherche chargée de développer une théorie et non de la tester et donc un échantillon théorique (et non randomisé ou stratifié) est approprié.

193 L’échantillon théorique signifie simplement que les cas sont sélectionnés car ils sont particulièrement adaptés pour expliquer et étendre les relations et les logiques en construction. D’ailleurs, les expérimentations en laboratoire ne sont pas essayées aléatoirement sur la population mais elles sont choisies pour la probabilité qu’elles ont d’offrir des idées théoriques. Donc les cas sont aussi choisis pour des raisons théoriques telles que la révélation d’un phénomène inhabituel, la réplication de conclusions issues d’autres cas, l’élimination d’explications alternatives et l’élaboration d’une théorie émergente.

Le choix d’un échantillon théorique d’un cas unique est simple ; ils sont choisis car ils sont révélateurs, exemplaires et constituent une opportunité pour un accès à une recherche inhabituelle ; une recherche basée sur un cas unique exploite ces opportunités et explore un phénomène important dans des circonstances rares ou extrêmes.

C’est ce choix que nous avons opéré en recourant à trois cas uniques qui certes traitent de l’hôpital mais correspondent chacun à un degré d’ouverture de l’hôpital différent, de plus en plus large.

Autre défi à relever, celui de la dichotomie entre données qualitatives et recherche quantitative. L’étude de cas est en effet souvent basée sur des données qualitatives telles que des observations, livres historiques, archives. Certains spécialistes proposent une définition très spécifique de ce qu’est une recherche qualitative en fonction du type de données. Selon cette approche, la recherche qualitative est essentiellement descriptive, insiste sur la construction sociale de la réalité et cherche à révéler comment opérer une extension de théorie en exemples particuliers. Pour autant certaines recherches bien que basées sur des données qualitatives ne sont pas considérées ainsi.

Contrairement au cas des recherches déductives où les preuves empiriques sont synthétisées sous la forme d’analyses statistiques, les données issues d’études de cas ne sauraient être autant restreintes, du fait de la richesse des détails qualitatifs. Dans le cas d’une étude de cas unique, l’histoire est racontée de manière à établir une connexion entre des preuves empiriques et la théorie émergente ; théorie et preuves empiriques sont mises au premier plan.

Certains auteurs insistent sur l’interprétation donnée par les acteurs sociaux (Glaser et Strauss 1967). Ainsi, Suddaby (2006), distingue comparaisons constantes et échantillon théorique ; la

194 première suppose une collection simultanée et une analyse des données tandis que la deuxième signifie que les décisions relatives aux données à collecter sont déterminées par la progression de la théorie. Dans ce cas l’adhésion à un cadre théorique est importante en vue de la qualité de la recherche mais une adhésion stricte est aussi source d’un manque de généralisation et une dépendance idiosyncratique du point de départ empirique.

C’est ce choix que nous avons fait en recourant à trois cas « uniques » dont la progression et l’articulation permettent de progresser dans l’émergence de la théorie sous-jacente. Tout l’enjeu consiste à rédiger la théorie par étapes ; d’abord ébaucher la théorie émergente dans l’introduction, puis écrire chaque proposition dans le corps et les lier à la preuve empirique pour chacune d’entre elle mais aussi pour établir les liens entre les propositions. Lorsque la recherche est bien faite, les propositions seront étayées par tous les cas car le partage aura été bien fait entre théorie et données. Enfin, il est crucial d’écrire les arguments théoriques sous- jacents qui mettent en évidence le lien entre les constructions à l’intérieur d’une proposition.

Pour ce faire, il semble toutefois opportun de dépasser le stade de l’observation et de l’analyse au profit de l’intervention qui permet au chercheur d’introduire lui-même les ingrédients dont il a besoin pour faire évoluer son raisonnement et donc la théorie.

5.2.1.2 …au projet concret de transformation de l’organisation

La recherche en gestion peut être menée de différentes manières en fonction de la finalité, qu’il s’agisse de modéliser, expérimenter, observer ou de manière plus ambitieuse intervenir. Nous l’avons déjà évoqué la modélisation dans une perspective théorique ne passe pas par la délimitation d’un ensemble d’équations en mathématiques de manière évidente mais aussi dans certaines branches de l’économie ou de la recherche opérationnelle. L’espace empirique devient essentiel dès lors qu’on passe à l’application. L’expérimentation en laboratoire est une autre démarche de recherche, pour autant elle nie les relations de corrélation ou de causes à effets, les interactions entre objets souvent sources de complexité et qui constituent bien souvent un élément majeure de l’organisation étudiée.

La recherche en sciences de gestion suppose dès lors de dépasser ces visions probablement trop réductrices ; l’observation et plus encore l’intervention doivent permettre de dépasser cette vision plate au profit d’une vision plus dynamique en lien avec la problématique du

195 changement. Celle-ci va de pair avec un projet d’action et place alors le chercheur en position d’acteur et de partie-prenante dans le processus d’action collective. Les connaissances qui en découlent se veulent donc ni cumulables, ni transposables mais se construisent en lien avec un processus d’innovation. C’est à cette seule condition que nous pourrons contribuer au processus d’amélioration du contrôle de gestion des organisations de santé en posant progressivement la question nouvelle de l’instrumentation non plus à l’échelle de l’hôpital au sens stricte mais du territoire de santé.

A ce stade de notre réflexion, il semble évident que l’objet du contrôle de gestion que nous étudions ne saurait être qualifié d’hospitalier mais porte plus largement sur la relation de soins. La notion de « rapport de prescription » (Hatchuel, 2001) est porteuse de sens du médecin vers le patient, mais aussi du médecin vers les services médico-techniques pour élaborer le diagnostic et / ou suivre l’efficacité du traitement et donc l’état de santé du patient. Plus généralement et conceptuellement, la notion de « rapport de prescription » est un concept plus précis pour l’action collective, les savoirs étant assimilés au contenu de la prescription, et les relations à la nature du rapport.

L’action collective est donc un processus de construction conjointe des savoirs et des relations. La modélisation, sur la base de « mythes rationnels », induit des conceptions limitées du monde et d’autrui qui doivent être acceptées par les acteurs qui détiennent les savoirs et les relations qui les lient. Nous avons déjà souligné la nécessité d’accepter l’incomplétude des tableaux de bord pour modéliser la complexité du parcours de soins et son caractère unique. Dans le cadre de notre recherche, ce sont ces conceptions qui favorisent une dynamique de l’action collective en tant qu’expression d’un savoir novateur et donc une nouvelle perception des relations que nous étudions.

Il en résulte une remise en cause d’un contexte où les situations de gestion seraient bien cadrées et ne nécessiteraient donc pas de réviser les identités des concepts. Il ne suffit donc plus seulement d’appliquer les préceptes du contrôle et de l’évaluation dans un contexte où les objectifs sont connus, les métiers stables, leurs interactions planifiés, les méthodes génériques et les processus sous contrôle. A l’inverse, la relation de soins mobilise des techniques de diagnostic, des compétences, des formes d’organisation et de coopération souvent inédites. De nouveaux objectifs apparaissent et les étapes de validation sont à compléter. Le contrôle de gestion médicalisé ne se limite pas, à un processus de conception réglée dans le cadre d’une trajectoire technologique établie. Les auteurs parlent ainsi de

196 « dominant design »16(Abernathy et Utterback, 1978) nécessitant une simple adaptation du contrôle de gestion classique et des compétences existantes. Il peut impliquer un processus de conception innovante (Hatchuel, Le Masson, 2002), c’est-à-dire une révision profonde de l’identité des objets, des compétences, des raisonnements et des outils de gestion associés par rapport à des objectifs peu spécifiés au départ.

Notre réflexion autour du contrôle de gestion, dont nous remettons en cause le qualificatif d’hospitalier trop restrictif et peu représentatif des enjeux de gestion auxquels doivent faire face les systèmes de santé, implique donc d’étudier plusieurs niveaux d’organisation. Or, à mesure que nous élargissons le niveau de l’organisation, en dépassant progressivement les frontières de l’hôpital, la distance entre savoirs et relations s’accroît, les savoirs se multiplient, les relations se complexifient.

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