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Parmi les originalités que compte le Code civil français relativement aux autres Codes européens en matière de droit de la famille, on compte le mariage posthume. Au Livre Ier, titre V, chapitre II : Des formalités relatives à la célébration du mariage, on trouve l‟article suivant.

Article 171. Le Président de la République peut, pour des motifs graves, autoriser la célébration du mariage si l‟un des futurs époux est décédé après l‟accomplissement de formalités officielles marquant sans équivoque son consentement. Dans ce cas, les effets du mariage remontent à la date du jour précédant celui du décès de l‟époux. Toutefois, ce mariage n‟entraîne aucun droit de succession

ab intestat au profit de l‟époux survivant et aucun régime matrimonial n‟est réputé avoir existé entre

les époux.

Comme l‟indique un article sur le sujet (Biégelmann-Massari 1996), cette disposition unique du droit français date de 1959 : suite à la catastrophe du barrage de Malpasset, la loi d‟indemnisation des victimes a créé le mariage posthume en vue de permettre le mariage de certaines femmes dont les fiancés étaient décédés. De 1960 à 1992, les requêtes formulées par des individus souhaitant épouser leur fiancé(e) après le décès de ce dernier Ŕ au nombre de moins d‟une cinquantaine par an Ŕ l‟ont été à 95 % par des femmes, et disproportionnément par des femmes sans activité professionnelle, âgées, divorcées et veuves. Mais, demandera-t-on, si ces femmes désiraient se marier avec leur fiancé décédé Ŕ comme elles le prétendent souvent dans leur requête Ŕ, pourquoi cohabitaient-elles, plutôt que de s‟être mariées avec lui ?

En réalité, si ce sont disproportionnément des femmes, et des femmes sans activité professionnelle, qui utilisent cette procédure, c‟est que ce sont elles qui sont financièrement le plus touchées par le décès de leur conjoint. En espérant se marier de façon posthume, elle espèrent échapper au fait que les cohabitantes paient 60 % de droits de succession (contre 20 % pour les épouses) et au fait que les cohabitantes sont exclues de la pension de reversion, de l‟assurance veuvage, de la pension veuf invalide et de la rente accident du travail (Biégelmann-Massari 1996).

Pour comprendre ce qui peut expliquer l‟universalité de l‟institution du mariage, il faut revenir à la caractéristique qui distingue le mariage de la cohabitation. Comme la cohabitation, le mariage est un contrat d‟union à durée indéfinie, mais le mariage a ceci de distinctif qu‟il prévoit que le non respect par un des cocontractants de l‟une des clauses de leur contrat peut être sanctionné par une autorité extérieure au couple Ŕ l‟État, dans les sociétés modernes, ou la communauté, dans les sociétés sans État. C‟est bien là la

caractéristique spécifique du mariage, par rapport à la cohabitation : en permettant à un tiers de sanctionner les éventuels manquements d‟un époux à tel ou tel de ses devoirs Ŕ par exemple, en lui imposant des prestations compensatoires ou n‟importe quels autres coûts suite aux fautes qu‟il a commises et qui ont conduit au divorce Ŕ, le contrat de mariage, plus que la cohabitation, dissuade les époux de revenir sur leurs promesses et notamment de résilier leur union de manière unilatérale (c‟est-à-dire, de se répudier sans compensation). En conséquence, consentir à se marier revient, pour un individu, à dire à son époux : j‟accepte délibérément d‟être sanctionné si je ne respecte pas les devoirs que j‟ai contractés à ton égard (entraide matérielle et affective, exclusivité sexuelle, présomption de paternité, et éducation des enfants), ce qui t‟offre une garantie crédible que je n‟ai aucunement l‟intention de violer ces devoirs ; et comme tu en fais de même envers moi, nous pouvons désormais avoir mutuellement confiance que nous respecterons ces promesses d‟engagement à long terme. Si, par le mariage, les époux s‟envoient mutuellement un signal crédible d’intention

d’engagement à long terme Ŕ alors que par la cohabitation, ou même le Pacs, les cohabitants

ne s‟envoient pas de signal crédible d‟engagement à long terme59

Ŕ, ou pour le dire autrement si le mariage fonctionne comme un filtre qui laisserait passer les individus qui éprouvent un désir véritable de s‟engager à long terme et retiendrait ceux qui ne cherchent que des liaisons de court terme, c‟est parce que des individus qui n‟auraient pas l‟intention d‟aider leur conjoint ni de lui accorder l‟exclusivité sexuelle ni d‟élever avec lui leurs enfants auraient tout intérêt à cohabiter plutôt qu‟à risquer Ŕ en se mariant Ŕ d‟être sanctionné pour n‟avoir pas respecté de tels devoirs. Le mariage étant en outre public Ŕ même lorsqu‟il n‟est pas annoncé par faire-part il l‟est par la publication des bans aux portes de la mairie, il a lieu dans la commune de résidence des époux et devant « témoins », ce qui informe nécessairement les proches des époux de leur mariage, la cérémonie elle-même est publique, les festivités sont délibérément bruyantes (klaxons, casseroles derrière la voiture, etc.) et par la suite les époux portent ouvertement des signes de statut matrimonial tels des alliances Ŕ, les tierces personnes et notamment les « témoins » des mariés sont censés savoir que les époux sont mariés et donc non disponibles sexuellement (c‟est « l‟officialisation » de l‟union), ce qui peut les dissuader de « tenter » les époux et peut les conduire à leur rappeler leurs devoirs Ŕ toutes choses qui, encore une fois, crédibilisent les promesses de fidélité que se sont faites les époux.

59 Le degré d‟engagement à long terme qu‟implique le mariage dépasse sensiblement celui qu‟implique non

seulement la cohabitation Ŕ qui n‟est pas formalisée, donc juridiquement non exécutoire Ŕ, mais aussi le Pacs Ŕ qui n‟inclut pas de devoir de fidélité et peut être rompu de façon unilatérale sans recours à l‟institution judiciaire (Munoz-Pérez, Prioux 2005).

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Dans les termes de la théorie du choix rationnel, le mariage constitue donc un « engagement » (precommitment), c‟est-à-dire un dispositif par lequel un individu rend une promesse crédible en attachant délibérément un coût à son non respect. Par contraste, des promesses sur lesquelles il ne coûterait rien de revenir ne seraient pas crédibles : ce seraient des paroles en l‟air (cheap talk). Le fait, donc, que les promesses formulées mutuellement lors du mariage sont plus engageantes que celles qui sont formulées Ŕ explicitement ou non Ŕ lors de la cohabitation permet aux époux de se démontrer mutuellement qu‟ils sont relativement dignes de confiance ; ainsi en 1977, parmi les Français de 18 à 29 ans, les époux considéraient moins souvent que les cohabitants qu‟on peut « en même temps aimer plusieurs personnes » (Roussel, Bourguignon 1978). Sachant, par le fait même qu‟ils ont accepté de se marier, qu‟ils sont relativement dignes de confiance, les époux gagnent ainsi par le mariage un degré supérieur de confiance mutuelle ; d‟où le fait, par exemple, que de nos jours les couples mariés sont sensiblement plus nombreux à posséder un compte commun que les couples cohabitants (Stehli et al. 2002),60 ce partage des ressources justifiant d‟ailleurs aux yeux du droit que seuls les couples mariés bénéficient d‟une imposition commune ; d‟où le fait, aussi, que les couples mariés sont sensiblement plus nombreux à acheter leur logement, plutôt qu‟à le louer (en France en 1979, les couples mariés sont plus souvent propriétaires ou accédants que les couples cohabitants, même après plus de deux ans de cohabitation (Sarma 1985)). Loin d‟être Ŕ comme certains feignent de le croire Ŕ une formalité administrative sans conséquences ou une simple cérémonie festive, le mariage est donc un dispositif institutionnel qui garantit que les époux s‟accordent mutuellement leur confiance sur long terme. La question devient alors : pourquoi les conjoints éprouvent-ils, dans toutes les sociétés humaines, le besoin de se faire confiance ? Quels sont les soupçons qu‟entretenaient les conjoints, avant le mariage ? Nous allons le voir, chaque conjoint pouvait craindre d‟être la victime des comportements opportunistes de l‟autre. Et dans ce cadre, tout l‟intérêt du mariage dérive du fait qu‟il permet aux conjoints de se prémunir contre l‟éventualité de tels comportements opportunistes.

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De même, aux États-Unis en 1984 la probabilité qu‟un couple marié a un compte commun (plutôt que deux comptes séparés) croît avec la durée de l‟union, vraisemblablement parce que plus leur couple a duré longtemps plus les époux se font mutuellement confiance, et elle décroît si les époux ont déjà été mariés, vraisemblablement parce que si l‟un des époux a divorcé les époux ont moins confiance dans la pérennité de leur couple (Treas 1993).