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Si la décision de mise en couple revient (le plus souvent) à l‟individu qui se met en couple, il est fréquent que la décision de se mettre en couple que prend un individu soit affectée par les comportements de ses propres parents. Or, nombreuses sont les sociétés dans lesquelles les parents sont incités à « se débarrasser » de leurs enfants ou, au contraire, à « retenir » leurs enfants le plus longtemps possible chez eux, ce qui a nécessairement des effets sur le calendrier de la mise en couple de ces enfants.

Les parents font tout d‟abord face à des incitations différentes selon que dans leur société les conjoints ont un mode de résidence virilocal (près de, voire chez la famille de l‟époux) ou uxorilocal (près de, voire chez la famille de l‟épouse). Dans les sociétés virilocales, les parents tendent à hâter le mariage de leur fils en vue de profiter au plus tôt de la force de travail de son épouse, et ils tendent à retarder le mariage de leur fille en vue de retarder la date à partir de laquelle ils « perdent » sa

54 Il ne s‟agit là, en réalité, que d‟une application particulière du mécanisme plus général selon lequel les

individus se comportent de façon d‟autant plus sélective dans leurs choix de relations à long terme qu‟ils disposent d‟opportunités alternatives plus nombreuses. De même qu‟un homme hors couple qui pense qu‟aucune femme ne lui proposera de se mettre en couple acceptera la première opportunité qui se présente, un enseignant qui pense qu‟il sera bientôt contacté par Harvard pour y enseigner sera plus sélectif dans ses choix d‟université (Burdett, Coles 1999).

production domestique ; c‟est par exemple ce qui se passe dans un village de l‟Inde du Sud (Reddy 1991). À l‟inverse, dans les sociétés uxorilocales, les parents tendent à hâter le mariage de leur fille en vue de profiter au plus tôt de la force de travail de son époux, et ils tendent à retarder le mariage de leur fils en vue de retarder la date à partir de laquelle ils « perdent » sa production ; c‟était par exemple le cas à Java au début du XXᵉ siècle (Blackburn, Bessell 1997). Pour d‟autres mécanismes par lesquels le mode de résidence des conjoints peut affecter leur âge au marriage, cf. Morgan, Rindfuss 1984.

Les parents font ensuite face à des incitations différentes selon que leurs enfants leur coûtent ou leur rapportent de l‟argent. À cet égard, certains historiens affirment qu‟au XVIIIᵉ siècle la protoindustrialisation, en permettant aux enfants de gagner un salaire et donc en permettant aux parents d‟accroître leurs revenus grâce à leurs enfants, a incité les parents à retenir le plus longtemps possible leurs enfants auprès d‟eux (Segalen 1986). Il est frappant que, plus de deux siècles plus tard, un ethnographe du monde ouvrier du Nord de la France ait lui aussi remarqué le phénomène : « il est notoirement connu, dans le bassin minier, que certaines mères s‟efforcent de différer le mariage de leur fils ou de leur fille afin de conserver le plus longtemps possible le bénéfice de leurs salaires » (Schwartz 1990). Dans son ouvrage, ce chercheur rapporte l‟entretien suivant :

« Barbara Stankowski (32 ans, quatre enfants) raconte comment elle a rencontré son premier mari (divorcée, elle est aujourd‟hui remariée). "Je voulais tellement partir de chez moi, j‟avais dit : le premier qui passe, il est pour moi." Elle était battue par sa mère, "c‟était des gifles et des coups de poing sur la tête." "Quand je travaillais, je ramenais mes paies et tout, et j‟en voyais jamais la couleur. Les autres ils avaient tout ce qu‟ils voulaient, moi j‟avais rien, jamais un sou." Signalons que Barbara est la deuxième dans sa famille, l‟aîné était un frère : se peut-il qu‟il ait eu droit aux faveurs de la mère ? Se peut-il que Barbara, qui était l‟aînée des filles, ait été mise à contribution par la mère pour accomplir toutes sortes de tâches à la maison ? […] C‟est pour échapper à la tutelle maternelle que Barbara forme le projet de se marier au plus vite. Le premier rencontré, ce fut le bon : on n‟a pas trop à s‟étonner que le mariage ait été un échec » (Schwartz 1990, p. 217-218).

La « précipitation dans le mariage » des ouvrières (Schwartz 1990) pourrait ainsi en partie s‟expliquer par le fait qu‟il est relativement coûteux, pour ces jeunes femmes, de continuer de reverser leurs salaires à leurs parents ainsi que de les aider dans les tâches domestiques :

« Dans l‟une des rares situations où j‟ai connu des enfants assez grands pour être en âge de se marier, la vitesse avec laquelle l‟affaire est conclue par les filles m‟a frappé. […] L‟urgence, pour elles, était de mettre fin à une certaine forme de position minorée au sein de la famille, due notamment au fait qu‟elles devaient garder leurs frères et sœurs plus jeunes lorsque leur mère devait s‟absenter du foyer » (Schwartz 1990, p. 218-219).

Dans les pays occidentaux contemporains, le calendrier de la mise en couple des individus semble toujours être influencé par certaines caractéristiques des parents. Ainsi en Norvège, parmi les promotions de première mise en couple de 1970 à 2002, le niveau de diplôme des parents retarde, « toutes choses égales par ailleurs », l‟âge des enfants à l‟entrée en première cohabitation, même s‟il n‟a aucun effet sur l‟âge des enfants au premier mariage direct (Aarksaug Wiik 2009). En effet, malgré le fait que plus les parents sont riches moins il est coûteux pour leurs héritiers d‟emménager dans un nouveau logement, et malgré le fait que plus les parents sont riches plus les enfants sont valorisés sur le marché matrimonial et ont donc intérêt à se mettre en couple tôt, le fait que les parents soient plus riches peut accroître l‟âge des enfants à la cohabitation : non seulement plus les parents sont riches plus leur logement est d‟une qualité telle qu‟elle incite les enfants à y résider pendant plus longtemps, mais en outre plus les parents sont riches plus les enfants sont « averses à la perte » c‟est-à-dire désireux de se prémunir contre le risque Ŕ accru Ŕ de déchoir socialement, ce qui requiert de leur part de ne faire le choix de leur conjoint qu‟une fois qu‟ils ont atteint une position sociale susceptible de ne pas faire pâle figure vis-à-vis de celle de leurs parents.

Rappelons ici que les modèles et mécanismes que nous avons détaillés pour expliquer pourquoi les individus se mettent en couple plutôt que de rester hors couple et pourquoi ils se

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mettent en couple avec tel conjoint plutôt qu‟avec tel autre, et à tel âge plutôt qu‟à tel autre, permettent aussi en partie d‟expliquer, « en creux », pourquoi les individus rompent leurs couples : ce sont les individus dont les gains de l‟union sont les plus faibles (qu‟ils soient tirés de la consommation commune de biens non rivaux, de la division du travail, de l‟assurance mutuelle ou de l‟extension des biens consommables) qui devraient rompre le plus fréquemment. C‟est ce que nous verrons plus précisément dans la troisième partie de cette thèse.

1.3.2. A quoi bon se marier ? Les gains du mariage

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We can’t go on together With suspicious minds And we can’t build our dreams On suspicious minds

Elvis Presley, 1969

Une fois que les individus ont atteint la majorité et peuvent se mettre en couple, ils peuvent aussi Ŕ sauf exceptions56 Ŕ se marier ; aujourd‟hui en France, c‟est à partir de 18 ans que garçons et filles peuvent se marier.57 Mais quels sont les gains qui les incitent à se marier plutôt qu‟à cohabiter Ŕ gains qui les incitent aussi, une fois mariés, à rester dans leur mariage plutôt qu‟à divorcer, et aussi, une fois divorcés, à se remarier plutôt qu‟à cohabiter ? Certains chercheurs ont cru expliquer pourquoi les individus se marient en affirmant qu‟ils ont le souci de respecter une norme sociale prescrivant de se marier ; mais cette « explication » ne fait bien évidemment que repousser la question : pourquoi les individus respecteraient-ils cette norme plutôt que de la violer (ou pourquoi chercheraient-ils à la faire respecter plutôt que

55 Sur les apports de la théorie du choix rationnel à l‟explication du mariage relativement à la cohabitation, cf. Ŕ

outre les synthèses et ouvrages déjà mentionnés à la note de bas de page 31 Ŕ Dnes 2002 ; Cohen 2002 ; Rowthorn 2002 ; Scott 2002 ; Edlund 2006 ; et Matouschek, Rasul 2008 ; cf. aussi Willis, Michael 1994 ; Burdett, Coles 1999 ; et Bachrach et al. 2001. Pour une conceptualisation du mariage comme solution à un jeu (au sens de la « théorie des jeux », c‟est-à-dire une interaction stratégique) et plus précisément un jeu séquentiel dans lequel chacun des deux joueurs peut, dans un premier temps, « investir » ou non dans la relation, puis dans un second temps poursuivre la relation ou y mettre un terme, cf. McCain 1999 ou Grossbard-Shechtman, Lemennicier 1999.

56 Le mariage, outre qu‟il est partout et toujours interdit avec certains apparentés (c‟est la prohibition de

l‟inceste : sur ce point, cf. Bittles 2001et Wolf 2001), et qu‟il est le plus souvent interdit entre individus de même sexe, a parfois été interdit à certains individus avec qui que ce soit. Par exemple, au XIXᵉ siècle, les pouvoirs publics des pays germaniques interdisent le mariage précoce des indigents ou des ouvriers dont le revenu est inférieur à certains seuils, peut-être afin de réduire l‟accroissement démographique des plus pauvres (Sohn 2001) ; comme l‟indique Le Play dans son ouvrage Les ouvriers européens, ces mesures ont eu pour conséquence de développer, chez les pauvres, le concubinage et les naissances hors mariage. Sur les dispenses civiles au mariage, cf. Sutter, Lévy 1959 et Biégelmann-Massari 1996. Sur les annulations de mariage, cf. Belmokhtar 2006.

57 L‟âge nubile en France était, sous l‟Ancien Régime, de 12 ans pour les filles et 14 ans pour les garçons Ŕ

c‟étaient là les âges nubiles du droit canon Ŕ, et de 1804 à 2006 il était de 15 ans pour les filles et 18 ans pour les garçons.

d‟être indifférents à son non respect ?), et surtout pourquoi cette norme aurait-elle émergé ? En l‟absence de réponse à de telles questions, « l‟explication » du mariage par le respect d‟une norme ou l‟adhésion à des valeurs reste dénuée de tout pouvoir explicatif.

Une conception quelque peu étroite de la théorie du choix rationnel pourrait conduire à imaginer qu‟elle explique pourquoi les individus se marient plutôt que de simplement cohabiter par les divers avantages que les États accordent usuellement aux couples mariés relativement aux couples cohabitants ; et de fait, les individus ne sont pas insensibles aux incitations financières à se marier plutôt qu‟à cohabiter. Par exemple, lorsqu‟en Autriche en 1983 les pouvoirs publics ont débattu de la réduction voire de la suppression de la prime de 7 500 shillings versée depuis 1972 aux célibataires lors de leur mariage, on observa « une nette augmentation des mariages en fin d‟année » (Prioux 1992a) ; l‟annonce que la suppression de cette prime interviendrait finalement en janvier 1988 provoqua ensuite « une ruée sans précédent sur les mairies entre octobre et décembre 1987 » (Prioux 1992a ; cf. figure 5), des estimations indiquant que « plus de la moitié des unions supplémentaires sont […] des couples qui n‟en avaient pas fait le projet à court terme » (Prioux 1992b) ; en outre, cette « ruée » est composée exclusivement de célibataires, vraisemblablement parce que seuls eux Ŕ et non pas les nouveaux remariés Ŕ étaient éligibles à la prime de mariage (Prioux 1992b). De même, quand en 1989 la Suède a prévu d‟adopter une législation excluant du bénéfice des pensions de réversion les cohabitants dont le couple était sans enfant Ŕ incitant ainsi les cohabitants sans enfant à se marier pour ne pas être exclus de ce bénéfice Ŕ, on a observé une hausse de plus de 170 % du nombre de mariages (de 40 000 en 1988 à 109 000 en 1989) (Andersson 1995 ; cf. figure 6).

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Figure 5. Nombre mensuel de mariages – Autriche, 1986-1988

Source : Eurostat.

Figure 6. Taux brut de nuptialité (pour 1000 habitants) – Suède, 1900-2000

Source : Statistics Sweden.

De même encore, lorsqu‟en France en 1996 l‟amendement Courson à la loi de Finances a supprimé, dans le système du quotient familial, la demi-part supplémentaire accordée au premier enfant d‟un parent non marié Ŕ incitant ainsi les couples cohabitants avec enfants à charge à formaliser leur situation pour payer moins d‟impôts sur le revenu, et ce particulièrement s‟ils ont plusieurs enfants à charge Ŕ, on a observé une hausse de 10 % de la nuptialité, hausse particulièrement marquée pour les couples avec enfants et plus encore pour les couples avec plus de deux enfants (Lévy 1996 ; Beaumel et al. 1999 ; Prioux 2003 ; Buffeteau, Échevin 2003 ; Munoz-Pérez, Prioux 2005 ; pour plus de précisions sur le système

0 2000 4000 6000 8000 10000 12000 14000 16000 18000 Jan vie r Fé vrie r Ma rs Av ril Ma i Ju in Ju ill et Aoû t Se p tem b re Octo b re N o ve m b re Dé ce m b re

Moyenne des années encadrant 1987 (1986 et 1988) 1987 0 2 4 6 8 10 12 14 1900 1904 1908 1912 1916 1920 1924 1928 1932 1936 1940 1944 1948 1952 1956 1960 1964 1968 1972 1976 1980 1984 1988 1992 1996 2000

du quotient familial et plusieurs de ses conséquences sur les incitations ou désincitations à se marier, cf. Calot 1994 ; Legendre, Thibault 2007 ; Amar, Guérin 2007).58 De façon plus générale, les incitations au mariage que donnent les États ne sont pas seulement fiscales : par exemple dans certaines sociétés d‟Afrique subsaharienne Ŕ mais d‟autres régions aussi Ŕ les femmes sont particulièrement incitées à se marier pour pouvoir accéder au crédit et avoir le droit de gérer leur propriété (Véron, Hamon 1997), dans les pays d‟Europe de l‟Est du temps du socialisme les couples étaient fortement incités à se marier pour obtenir plus facilement un logement et éviter que l‟un des conjoints doive exercer son activité professionnelle loin de sa famille, et dans les États-Unis contemporains les individus sont incités à se marier pour pouvoir bénéficier d‟une assurance santé commune aux deux époux. Bref, l‟État peut bel et bien inciter les individus à se marier Ŕ et les individus peuvent bel et bien répondre à de telles incitations Ŕ, mais cela ne permet pas d‟expliquer pourquoi la plupart des individus se marient dans toutes les sociétés humaines, et particulièrement dans les sociétés sans État. Alors, comment peut-on rendre compte de l‟universalité de l‟institution du mariage ? Quelle est son utilité fondamentale relativement à la cohabitation, qui pourrait permettre d‟expliquer qu‟il existe dans toutes les sociétés humaines connues et qu‟il a longtemps été préféré à la cohabitation ?