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1. L’analyse des comportements sociodémographiques au prisme

1.3. L’apport de la théorie du choix rationnel à l’analyse des comportements

1.3.2. A quoi bon se marier ? Les gains du mariage

1.3.2.4. Les gains de la cohabitation

Chacun des modèles et mécanismes explicatifs que la théorie du choix rationnel propose pour rendre compte du fait que des couples se marient plutôt que de simplement cohabiter permet d‟expliquer « en creux » pourquoi d‟autres couples cohabitent plutôt que de se marier. Si les gains espérés du mariage qui sont issus de l‟investissement dans des compétences spécifiques à l‟union sont relativement faibles, ou si la fécondité désirée est relativement faible, les conjoints pourraient avoir intérêt à cohabiter plutôt qu‟à prendre par le mariage un engagement irrévocable (ou qui n‟est révocable qu‟à des coûts élevés). De même, si les hommes se trouvent dans une situation où ils peuvent imposer aux femmes leur préférence pour des unions relativement peu engageantes, les conjoints pourraient choisir de cohabiter plutôt que de se marier. Il convient toutefois ici de distinguer deux mécanismes distincts Ŕ bien qu‟imbriqués Ŕ par lesquels certaines évolutions récentes des sociétés occidentales ont pu inciter une part croissante des couples à cohabiter plutôt qu‟à se marier : le premier provient de la baisse du volume global des gains de la mise en couple, le second provient de la modification de la composition de ces gains de la mise en couple.

D‟une part, la baisse des gains de la mise en couple et du mariage issus de la division du travail (elle-même due à la résorption des écarts de salaires entre hommes et femmes ainsi qu‟à la baisse de la fécondité désirée et à la hausse de la productivité domestique), en réduisant le volume global de gains de la mise en couple, a réduit l‟attractivité de la situation en couple par rapport à la situation hors couple, ce qui a accru le risque de rupture d‟union, ce qui à son tour a rendu l‟engagement par le mariage plus périlleux que par le passé. En effet, si les conjoints savent qu‟ils retireront relativement peu de gains à la mise en couple et auront donc des risques relativement élevés de rupture, le caractère difficilement révocable du mariage par rapport à la cohabitation devient inattractif. A quoi bon se marier si c‟est pour accroître les coûts d‟une décision Ŕ la rupture Ŕ que l‟on a de fortes chances de prendre ? Autant cohabiter, puisque cela réduit les coûts de la rupture. Autrement dit, au fur et à mesure que les gains de l‟union baissent et que, par conséquent, le risque de rupture s‟accroît, la cohabitation devient une option moins risquée que le mariage. Cela est d‟autant plus vrai que rien n‟empêche les conjoints de se marier après avoir cohabité : ce n‟est qu‟après avoir vérifié au sein de la cohabitation que leur mise en couple leur procure suffisamment de gains que les conjoints, rassurés sur le caractère relativement réduit de leur risque de rupture, se marieront.

Dans cette optique la cohabitation constitue un « mariage à l‟essai », c‟est-à-dire une mise en couple relativement peu engageante destinée à évaluer le volume de gains que les conjoints retirent de leur mise en couple, leur permettant ainsi Ŕ si leurs gains de l‟union sont trop faibles Ŕ de rompre à moindres frais ou Ŕ si leurs gains de l‟union sont suffisants Ŕ de s‟engager par le mariage sans trop de risques de rupture. De ce point de vue, on devrait s‟attendre à ce que les sociétés dans lesquelles les conjoints vivent avec les parents d‟un des conjoints Ŕ créant ainsi de fortes tensions familiales Ŕ connaissent à la fois des divorces relativement fréquents et, par souci de précaution, des cohabitations relativement fréquentes. Par exemple, « le taux de divorce a été très élevé dans le Japon de l‟époque Meiji : entre 1870 et 1890, il a atteint jusqu‟à 2,8 p.1000, un taux que les pays occidentaux n‟ont pas connu avant le milieu du XXᵉ siècle » (Beillevaire 1986) ; et effectivement, au Japon au XIXᵉ siècle, « le mariage n‟était […] souvent enregistré qu‟après une période probatoire de plusieurs mois qui permettait à la belle-famille de juger des qualités de la jeune épousée et, éventuellement, de conclure à une séparation à moindres frais » (Beillevaire 1986).

D‟autre part, la baisse des gains de la mise en couple et du mariage issus de la division du travail, en réduisant la part des gains de la mise en couple qui sont dus aux caractéristiques productives des conjoints Ŕ qui sont, comme le salaire, aisément observables Ŕ et en accroissant la part des gains de la mise en couple qui sont dus aux caractéristiques de consommation des conjoints Ŕ qui sont, comme le caractère et les goûts, plus difficilement observables Ŕ, a rallongé le temps nécessaire pour évaluer la qualité de l‟appariement des conjoints, ce qui a rendu l‟engagement par le mariage direct plus périlleux que par le passé, par rapport au mariage après cohabitation. En effet, si les conjoints savent que la plupart des gains qu‟ils retireront de leur mise en couple seront de nature sentimentale plutôt que pécuniaire, et que de tels gains sont relativement longs et difficiles à évaluer, le caractère difficilement révocable du mariage direct par rapport à la cohabitation avant mariage devient inattractif. Si les gains de la mise en couple sont surtout émotionnels, mieux vaut s‟assurer, en préalable au mariage, que l‟on va « bien ensemble ». Dans cette optique encore la cohabitation constitue un « mariage à l‟essai », c‟est-à-dire une mise en couple probatoire destinée à récolter des informations sur la qualité de l‟appariement, permettant ainsi aux conjoints de ne s‟engager par le mariage que s‟ils ont pu tester, grâce à la cohabitation, l‟intensité de leur amour et la viabilité de leur couple : il s‟agit pour les conjoins d‟« éprouver la solidité de leur union avant de la légitimer » (Villeneuve-Gokalp 1990).71 On voit ici que

71 La cohabitation et le mariage peuvent ainsi être compris, dans la sphère conjugale, comme les analogues,

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c‟est non seulement la baisse du volume global de gains espérés du mariage, mais aussi la hausse de la part émotionnelle des gains du mariage, qui a pu inciter les couples à cohabiter avant de se marier.

Ces deux mécanismes permettent de formuler la prédiction suivante : les couples devraient d‟autant plus cohabiter, plutôt que se marier, qu‟ils anticipent moins de gains de l‟union, et des gains de l‟union relativement plus sentimentaux que pécuniaires (donc plus difficilement prévisibles). Entre sociétés et au fil du temps, cela pourrait permettre d‟expliquer pourquoi la cohabitation avant mariage ne s‟est développée massivement que dans les pays occidentaux contemporains, qui sont ceux dans lesquels Ŕ pour les raisons que nous avons vues Ŕ les gains de l‟union sont les plus faibles et les plus concentrés sur la composante sentimentale. Au sein des sociétés, ces mécanismes impliquent que ce sont les couples qui anticipent les gains de la mise en couple les plus faibles (notamment en raison de leur mauvais appariement) ou les plus imprévisibles, et donc les couples qui anticipent les plus forts risques de rupture, qui devraient le plus cohabiter. Ainsi, les couples formés de conjoints jeunes Ŕ dont les membres peuvent diverger rapidement d‟un point de vue sentimental, et qui n‟ont pas encore de projet d‟enfant Ŕ, et les couples d‟étudiants Ŕ qui ne peuvent pas se diviser le travail de façon approfondie, et peuvent être amenés à être séparés par leurs cursus scolaires ou leurs carrières professionnelles Ŕ, devraient cohabiter relativement souvent, plutôt que de se marier ; c‟est ce que l‟on appelait dans les années 1970 la « cohabitation juvénile ». Par exemple, en France en 1980-1982, 75 % des étudiants cohabitent en début d‟union, contre seulement 60 % des actifs : « les étudiants et les étudiantes évitent le mariage pour ne pas hypothéquer l‟avenir avant d‟avoir terminé leurs études et réalisé leur insertion professionnelle. La cohabitation leur permet de vivre en couple sans attendre ce moment : leur âge en début d‟union est plus jeune que celui des actifs » (Villeneuve-Gokalp 1990) ; en France en 1990 aussi, les couples dont un membre est étudiant cohabitent relativement souvent (Lefranc 1995). De même, les couples dont les conjoints anticipent des gains de la division du travail relativement faibles devraient cohabiter relativement souvent ; par exemple, en France en 1990, alors que parmi les couples dont l‟homme est cadre et la femme ouvrière, « seuls » 25,4 % sont cohabitants plutôt que mariés, parmi les couples dont la femme est cadre et l‟homme ouvrier 31,5 % sont cohabitants plutôt que mariés (Lefranc 1995). Pour la même raison, les couples dont l‟avenir professionnel des

la sphère du travail : c‟est pour réduire l‟incertitude sur la qualité de leur appariement dans le cadre d‟une relation de long terme que les individus se soumettent à une période probatoire avant de s‟engager à long terme (Burdett, Coles 1999).

conjoints Ŕ et particulièrement de l‟homme Ŕ n‟est pas assuré devraient cohabiter relativement souvent ; par exemple, en France en 1990, les couples dont l‟homme est inactif ou au chômage cohabitent relativement souvent (Lefranc 1995). Enfin, les couples dont les conjoints sont appariés de façon qui accroît leur risque de rupture devraient cohabiter relativement souvent ; par exemple, dans les États-Unis contemporains, les couples cohabitants sont moins homogames que les couples mariés en termes d‟âges (Willis, Michael 1994), mais aussi en termes de religion et d‟identité ethno-raciale (Smock 2000), bien que ce ne soit peut-être pas le cas en termes de niveau de diplôme (Smock 2000). Dans le même ordre d‟idées, en France la cohabitation s‟est d‟abord développée dans les secondes unions : en 1968-1972, plus de la moitié des secondes unions commençaient déjà hors mariage (Villeneuve-Gokalp 1990) ; or ces conjoints ayant déjà rompu, ou ayant moins de chances d‟être réunis par des enfants communs, ont effectivement de bonnes raisons d‟être relativement méfiants quant à leurs risques de rupture. Cela dit, en France en 1999 les couples cohabitants ne sont pas moins homogames que les couples mariés en termes de niveau de diplôme (Vanderschelden 2006a).

La baisse des gains de la mise en couple issus de la division du travail, loin d‟avoir seulement désincité à se mettre en couple et à se mettre en couple précocement, a donc aussi incité, de pair avec la hausse de la part émotionnelle des gains de l‟union, à cohabiter. On comprend ici pourquoi la hausse de l‟âge à la mise en couple et la diffusion de la cohabitation vont souvent de pair : c‟est qu‟elles sont les conséquences des mêmes causes. En effet, moins les conjoints sont assurés de la viabilité de leur couple Ŕ notamment parce que, faisant des études plus longues, leurs caractéristiques productives et leurs goûts de consommation prennent plus de temps à être définitivement fixés72 Ŕ, plus ils ont intérêt à reporter l‟échéance de l‟engagement par le mariage, que ce soit par le report de la mise en couple (intensification de la prospection extensive) ou par la cohabitation (intensification de la prospection intensive). 73

72 Tant qu‟ils n‟ont pas fini leurs études voire ne sont pas encore entrés sur le marché du travail, les conjoints

restent relativement incertains concernant qui ils deviendront Ŕ où ils travailleront et résideront, quels seront leurs horaires de travail, si leur travail se fait seul ou à deux (entre époux), s‟ils devront effectuer des déplacements professionnels, si leur travail est dangereux, etc. Ŕ, ce qui non seulement les rend relativement indésirables aux yeux des membres du sexe opposé, mais en outre rend pour eux plus difficile de savoir vers quel type de partenaire orienter leurs préférences et diriger leur prospection (Oppenheimer 1988).

73 D‟autres mécanismes encore ont pu contribuer à inciter les conjoints à reporter leur mise en couple : la hausse

du risque de rupture consécutive à la baisse des gains de la mise en couple, en désincitant les conjoints à investir dans leur relation de façon à adopter et cultiver des goûts similaires au fil de leur relation, a pu accroître l‟importance de la similarité des goûts des conjoints dès la date de la mise en couple, ce qui aurait accru le gain à la prospection extensive destinée à trouver un conjoint aux goûts déjà similaires (Oppenheimer 1988). C‟est là un des mécanismes proposés par Valerie K. Oppenheimer, une sociologue qui a consacré un très bel article

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Encadré 10. Les formes anciennes de cohabitation

Les historiens, démographes, sociologues et anthropologues français ont montré qu‟à partir du XIXᵉ siècle au moins, et jusqu‟aux années 1960 environ, c‟est dans les classes populaires Ŕ et particulièrement les franges les plus désavantagées des classes populaires Ŕ que les couples avaient le plus tendance à cohabiter plutôt qu‟à se marier. Par exemple, dans un échantillon (qui n‟est peut-être pas représentatif) de couples « concubins » à Paris en 1846-1847, on trouve chez les hommes deux tiers d‟ouvriers et chez les femmes 90 % d‟ouvrières, et c‟est dans les quartiers où les salaires sont les plus faibles que la tendance au concubinage est la plus forte (Frey 1978) ; au XIXᵉ siècle, on appelait d‟ailleurs la cohabitation le « mariage à la parisienne ». Dans les années 1930, à Nanterre, « les concubins se recrutent parmi les ouvriers les plus déqualifiés, français ou étrangers » (Segalen, Bekus 1990). En 1954, les hommes actifs vivent d‟autant plus fréquemment en union libre qu‟on passe de la bourgeoisie aux classes moyennes et des classes moyennes au monde ouvrier (Prioux 1995). Par conséquent, « la cohabitation ne s‟est pas diffusée "du haut vers le bas" de la société. Avant même que les classes supérieures et moyennes ne commencent à adopter cette nouvelle forme de conjugalité "découverte" par les étudiants, [de 1968 à 1976] le quart des ouvriers se mettaient déjà en couple avant le mariage » (Villeneuve-Gokalp 1990). Cela dit, ce phénomène a été relativement peu investigué, si bien qu‟à notre connaissance on ne dispose pas aujourd‟hui d‟explication convaincante à son propos.

Avant même le XIXᵉ siècle, certaines régions françaises connaissaient une part non négligeable de couples qui débutaient leur union par une cohabitation. Au premier rang d‟entre elles : la Corse. En effet, sous l‟Ancien Régime certains couples corses préfèrent cohabiter plutôt que de se marier, parce que l‟Église interdit le mariage entre apparentés (Flandrin 1975). Par ailleurs, un motif de cohabitation prénuptiale consiste en ce qu‟une cohabitation permet de vérifier, avant de s‟engager par le mariage, que l‟épouse peut concevoir un enfant ; dans ces cas, ce n‟est qu‟à partir du moment où elle est enceinte que les conjoints se marient.

Pour conclure, notons que ce tour d‟horizon de la littérature du choix rationnel appliquée aux comportements de formation des couples nous permet de mieux comprendre pourquoi les « explications » normatives de l‟action et les « explications » de l‟action par l‟adhésion à des valeurs ne constituent pas de bonnes explications. En effet, c‟est parce que le fait d‟adhérer à telle ou telle norme ou valeur provient lui-même en partie de considérations implicites de coûts et bénéfices, si bien que les explications normatives de l‟action ne sont pas des explications qui pointent du doigt la cause sous-jacente qui produit à la fois les comportements et l‟adhésion à des normes ou valeurs. Par exemple, prétendre expliquer pourquoi les paysans se marient plus que les membres des autres professions en affirmant Ŕ chose exacte Ŕ que les paysans sont plus attachés à la valeur ou à la norme du mariage est tautologique, non informatif, tant qu‟on ne spécifie pas le mécanisme susceptible d‟expliquer pourquoi les paysans sont particulièrement attachés au mariage. En revanche, proposer d‟expliquer ce phénomène en montrant que le mariage procure aux paysans plus de gains de

(Oppenheimer 1988) à la « dissection » de divers mécanismes causaux Ŕ parfois plus fins que ceux qui sont habituellement proposés par les autres théoriciens du choix rationnel Ŕ pour expliquer les variations de calendrier de la mise en couple.

la division du travail qu‟aux membres des autres professions permet d‟expliquer non seulement pourquoi ils se marient plus mais aussi pourquoi ils sont plus attachés à la valeur du mariage. La théorie du choix rationnel est bel et bien, en principe, une bonne théorie, parce qu‟elle permet d‟en revenir aux causes fondamentales des comportements, qui sont en bonne partie les mêmes que celles des représentations. Cela dit, si l‟on admet, à propos de cette théorie, qu‟« il n‟existe pas de théorie alternative des comportements démographiques qui soit d‟aussi grande envergure ou qui détienne un aussi grand pouvoir explicatif, loin s‟en faut » (Willis 1987), reste à savoir dans quelle mesure elle permet précisément d‟expliquer les phénomènes observés en France dans la seconde moitié du XXᵉ siècle. C‟est là l‟objet des deux parties suivantes de cette thèse.

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2.

La formation des couples en France dans la