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1. L’analyse des comportements sociodémographiques au prisme

1.3. L’apport de la théorie du choix rationnel à l’analyse des comportements

1.3.1. A quoi bon se mettre en couple ? Les gains de la mise en couple

1.3.1.4. Les gains de l‟union issus de l‟extension de l‟éventail des biens consommables

La mise en couple peut permettre d‟accroître le niveau de satisfaction des deux conjoints en leur permettant de consommer des biens que seul le couple peut procurer. Vivre en couple procure ainsi divers types de biens qui ne sont pas disponibles sur le marché ni fournis par l‟État : des gratifications affectives Ŕ de la compagnie, de la tendresse et de l‟amour (sur ce

44 Cela pourrait aussi en partie permettre d‟expliquer pourquoi les membres des sociétés traditionnelles font plus

d‟enfants que ceux des sociétés modernes : « dans les sociétés traditionnelles, la sécurité des vieux jours est assurée par la progéniture : la meilleure protection contre les aléas de la vieillesse est garantie par sa propre descendance. La mise en place de systèmes de sécurité collective, anonyme, dans lesquels l‟acquisition d‟une pension de retraite est indépendante de la fécondité individuelle, modifie les règles de décision des individus. La stérilité volontaire ou la sous-fécondité ne sont pas pénalisées ; le coût en est dilué et reporté sur l‟ensemble de la collectivité » (Chesnais 1995).

point, cf. l‟encadré 2) Ŕ, des gratifications sexuelles, et le fait d‟élever ses propres enfants (en compagnie de leur autre parent).

On comprend aisément que les gratifications affectives ne soient fournies que par la vie en couple, et que cette exclusivité constitue une incitation forte à vivre en couple. À ce propos, certains auteurs ont proposé la prédiction suivante : comme l‟entrée sur le marché du travail réduit la fréquence des contacts avec la famille et les amis, elle pourrait accroître la valeur d‟autres contacts Ŕ notamment conjugaux Ŕ, ce qui pourrait inciter à se mettre en couple (Liefbroer, De Jong Gierveld 1993) ; à notre connaissance, cette prédiction reste à tester. Mais pour ce qui concerne les gratifications sexuelles, ne pourraient-elles pas être fournies par le marché, c‟est-à-dire la prostitution ? En un sens restrictif, si, mais concernant l‟activité sexuelle le couple dispose de plusieurs avantages par rapport au marché. Le couple fournit effectivement des relations sexuelles à coût moindre et donc à fréquence supérieure, comme en témoigne le fait qu‟aux États-Unis les époux ont une activité sexuelle plus fréquente que les célibataires (Waite 1995) ; et comme un individu a plus intérêt à investir dans l‟acquisition de compétences qui sont gratifiantes pour son partenaire s‟il sait Ŕ parce qu‟il est en couple Ŕ que ces compétences seront réutilisables lors de leurs relations sexuelles futures, les individus en couple pourraient se procurer des relations sexuelles plus gratifiantes, comme en témoigne peut-être le fait qu‟aux États-Unis encore le degré de plaisir sexuel que déclarent éprouver les hommes mariés est supérieur à celui des hommes non mariés (Waite 1995) ; de tels résultats semblent d‟ailleurs conformes à l‟opinion commune, puisque selon l‟enquête menée en 2005 par l‟IFOP pour le site de rencontres « Parship » auprès des internautes célibataires et adultes, 32 % des répondants ne pensaient pas que les célibataires ont une vie sexuelle plus épanouie que les couples, contre 10 % qui le croyaient (et 58 % qui ne savaient pas). Le couple fournit aussi des relations sexuelles plus sûres, puisque deux conjoints fidèles ont moins de risques de contracter une maladie sexuellement transmissible (M.S.T.) qu‟un individu qui a des relations avec une prostituée qui elle-même a des partenaires nombreux ; en France de 1942 à 2008, le caractère obligatoire du certificat médical prénuptial permettait ainsi aux époux Ŕ de pair avec l‟obligation de fidélité Ŕ de s‟assurer, chacun de leur côté, qu‟ils ne transmettraient pas de maladie à leur conjoint. Comme les relations sexuelles hors couple comportent des coûts d‟ampleur non négligeable Ŕ surtout pour les femmes, qui non seulement risquent plus que les hommes de contracter des M.S.T.45 mais surtout risquent de donner naissance à un enfant dont le géniteur refuse de

45 C‟est le cas, notamment, pour ce qui concerne le V.I.H. : le taux de contamination des femmes par des

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reconnaître ou d‟assumer la paternité Ŕ, les relations sexuelles hors couple sont relativement rares dans la plupart des sociétés humaines, faute d‟offre féminine. Dans ces sociétés, les hommes qui cherchent à entretenir des relations sexuelles n‟ont pas d‟autre choix que de se mettre en couple.

Ce modèle de la mise en couple permet de formuler une prédiction importante : une baisse des coûts Ŕ surtout féminins Ŕ des relations sexuelles hors couple, en accroissant l‟offre féminine de relations sexuelles hors couple, devrait réduire la propension des hommes à vivre en couple. Or, plusieurs technologies qui ont réduit les coûts des relations sexuelles hors couple sont apparues au fil du temps : non seulement des vaccins ou des méthodes de protection fiables comme le préservatif masculin ont permis de réduire le risque de contracter une M.S.T. suite à des rapports sexuels (et diverses avancées médicales comme la pénicilline ont réduit la mortalité des malades), mais surtout des dispositifs contraceptifs fiables comme la pilule et le stérilet puis la légalisation de l‟interruption volontaire de grossesse ont très sensiblement réduit pour les femmes le risque de concevoir et de mettre à terme un enfant non désiré ou non assumé par son géniteur (Murphy 2001 ; Michael 2003). Le coût des relations sexuelles hors couple ayant baissé au fil du temps, de telles relations devraient être devenues plus fréquentes Ŕ comme en témoigne entre autres l‟abaissement de l‟âge au premier rapport sexuel (Bozon 1993, Bozon, Kontula 1997, Bozon 2000, Bozon 2003a) Ŕ, mais surtout, ce qui importe plus pour notre objet, le fait que les relations sexuelles hors couple soient devenues moins coûteuses et donc plus fréquentes a réduit le gain qu‟il y a à être en couple plutôt qu‟hors couple.46

Pour le dire vite, nous avons là l‟ébauche d‟une explication de la désaffection pour le couple par la mise à disposition de la pilule contraceptive ; nous reviendrons plus longuement sur cette explication Ŕ et nous testerons sa validité empirique Ŕ dans la deuxième partie de cette thèse.

Le couple fournit enfin un dernier type de bien exclusif aux conjoints : le fait d‟élever ses propres enfants. En effet, les hommes ne peuvent généralement participer pleinement à l‟éducation de leurs enfants que s‟ils vivent Ŕ en couple Ŕ avec la mère de leurs enfants ; et pour ce qui concerne les femmes, elles ne peuvent élever leurs enfants en compagnie du père

du virus, à la fois parce que la surface de muqueuses exposée au risque de contamination est supérieure chez les femmes à ce qu‟elle est chez les hommes et parce que la concentration en virus est inférieure dans les sécrétions vaginales à ce qu‟elle est dans le sperme.

46 Le fait que les relations sexuelles hors couple soient devenues moins coûteuses pour les femmes et donc plus

fréquentes pour les membres des deux sexes a aussi réduit l‟intérêt qu‟il y a, pour les hommes, à recourir à la prostitution. De fait, « il y a quelques décennies encore, l‟initiation masculine par les prostituées n‟était pas rare. En France, dans les cohortes nées avant 1937 (plus de 55 ans en 1992), près d‟un homme sur dix avait eu son premier rapport avec une prostituée […] ; chez les individus les plus jeunes (nés en 1972 et 1973), cette forme d‟initiation a disparu » (Bozon, Kontula 1997). Sur ce point, cf. aussi Bozon 1993.

de ces enfants que si elles vivent Ŕ en couple Ŕ avec lui. Nous reviendrons sur le contenu de

ces gains de l‟union issus de l‟extension des biens consommables, pour montrer en quoi et pourquoi ils sont en partie réservés aux couples mariés. Notons ici, toutefois, que les gains de l‟union tirés des gratifications émotionnelles et sexuelles ainsi que de l‟interaction avec ses enfants peuvent être d‟autant plus importants pour le bien-être des conjoints qu‟ils contribuent à fournir un degré de bien-être Ŕ et aussi, sans doute, un sentiment de responsabilité Ŕ suffisants pour les dissuader de s‟adonner à des comportements autodestructeurs. Par exemple, dans les États-Unis contemporains, les hommes mariés sont moins fréquemment alcooliques que les hommes célibataires, veufs ou divorcés, et les hommes et femmes mariés (ainsi que les veufs) adoptent moins souvent des comportements risqués que les individus célibataires ou divorcés (risques automobiles, bagarres et disputes, consommation de drogues) (Waite 1995).

Encadré 2. La sentimentalisation des relations familiales

De nos jours « l‟union des conjoints ne vise plus la survie physique de la famille ni la transmission d‟un patrimoine symbolique et matériel, mais en priorité le bonheur du couple » (Roussel, Bourguignon 1978). En effet, le développement socioéconomique s‟accompagne non seulement d‟une évolution de « l‟impératif de la survie » à « l‟impératif du bonheur » (Roussel 1989), mais aussi d‟une « sentimentalisation » des rapports familiaux (Kellerhals et al. 1993) et d‟une « psychologisation » des rapports de genre (Bozon 2003), créant ainsi une famille « relationnelle et affective » (Singly 2004). Mais pourquoi, précisément, cela se produit-il ? À cette question, la théorie du choix rationnel propose la réponse suivante : le développement socioéconomique réduit pour chaque individu la valeur matérielle des liens familiaux, si bien que la valeur résiduelle de ces liens familiaux devient disproportionnément sentimentale. Cette explication générale peut être décomposée en plusieurs mécanismes explicatifs, dont il conviendrait d‟évaluer empiriquement les contributions effectives.

 Les relations entre conjoints

Concernant les relations entre les conjoints, les effets du développement socioéconomique peuvent être compris comme suit. Premièrement, en raison du caractère décroissant de l‟utilité marginale du revenu, l‟enrichissement des individus (par exemple en France, la multiplication par plus de 18 du produit par tête entre 1820 et 2000 (Maddison 2003)) réduit pour eux la valeur des gains matériels et des diverses assurances qu‟ils peuvent tirer de leurs relations conjugales ; et de pair avec l‟enrichissement des individus, la hausse du temps de loisir (par exemple en France, la division par 1,8 de la durée annuelle de travail des actifs occupés entre 1831 et 1995 (Marchand, Thélot 1997)) a accru pour les individus la valeur des gains émotionnels, plutôt que matériels, qu‟ils peuvent tirer de leurs relations conjugales. De fait, le développement socioéconomique réduit généralement l‟attachement des individus à la sécurité matérielle par rapport à leur attachement à l‟épanouissement et à l‟expression personnels (Inglehart, Norris 2003). C‟est pourquoi l‟on semble observer, au fil du temps, de plus en plus de « mariages d‟amour », c‟est-à-dire des choix du conjoint largement motivés par des gratifications sentimentales, plutôt que des « mariages de raison », c‟est-à-dire des choix du conjoint largement motivés par des gratifications pécuniaires. Par exemple, à partir de données portant sur 65 pays du monde dans les années 1970 et dans le début des années 1980, on a observé qu‟au fur et à mesure que les pays s‟industrialisent le degré d‟homogamie de niveau d‟études ente conjoints tend tout d'abord à croître Ŕ les niveaux d'études des conjoints devenant peu à peu de

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meilleurs prédicteurs de leurs carrières professionnelles respectives que les niveaux d‟études ou les positions sociales de leurs pères Ŕ, puis au fur et à mesure que les sociétés s'enrichissent le degré d‟homogamie de niveau d‟études des conjoints tend à décroître Ŕ les carrières professionnelles des conjoints devenant peu à peu de moins en moins importantes dans la satisfaction que les conjoints retirent de leur vie de couple, par rapport à des considératiosn sentimentales (Smits et al. 1998).

Deuxièmement, le fait que, pour atteindre un même niveau de vie, les individus dépendent moins des revenus de leur famille d‟origine (parents et frères et sœurs sur l‟exploitation familiale, cousins, etc.) ou du patrimoine de leur famille d‟origine, et de plus en plus de leurs propres revenus salariaux (par exemple en France, la division par plus de 4 de la part d‟emplois qui ne sont pas salariés dans l‟emploi total entre 1901 et 1998 (Piketty 2001)), réduit pour eux la valeur des gains matériels qu‟ils peuvent tirer de leurs relations familiales plutôt que du marché. C‟est pourquoi l‟on observe, au fil du temps, de moins en moins de mariages arrangés par la famille et de plus en plus de mariages dans lesquels les conjoints se sont choisis eux-mêmes : non seulement les parents ont moins d‟intérêt qu‟auparavant à influer sur le choix du conjoint de leurs enfants, mais en outre ils n‟ont plus les moyens d‟imposer leurs préférences : « les perspectives d‟emploi et de revenus non agricoles diminuent l‟attrait de la terre […] et, par voie de conséquence, le pouvoir du patriarche qui contrôle l‟accès à la terre » (Lebrun, Burguière 1986). Il existe ainsi, sans doute, « un lien direct entre l‟aspiration à choisir soi-même son conjoint et les exigences de l‟économie capitaliste qui requiert une main-d‟œuvre venant s‟offrir librement aux conditions du marché » (Lebrun, Burguière 1986). Par exemple, au Japon entre 1955 et 1998, la part des mariages qui ont été arrangés a chuté de 63 % à 7 % (Retherford et al. 2001).

Troisièmement, si l‟on admet que l‟un des coûts du « mariage d‟amour » consiste à renoncer aux gains matériels que procure le « mariage de raison », il est possible qu‟une réduction des inégalités sociales (par exemple en France, la division par 1,3 de la part du décile supérieur dans le revenu total entre 1915 et 1998 (Piketty 2001)) ait accentué la tendance des individus à opérer des mariages d‟amour ; en effet, plus les patrimoines et revenus des conjoints potentiels sont proches les uns des autres ou peu influents sur la position sociale du couple, moins il y a de gains à sacrifier son amour pour des considérations matérielles. C‟est peut-être aussi la raison pour laquelle, selon certains historiens, au sein des pays riches le mariage d‟amour s‟est répandu d‟abord chez les individus les moins riches (paysans et ouvriers, plutôt que nobles et bourgeois) : alors que les plus pauvres, en se mariant par amour, ne renonçaient qu‟à peu de revenus supplémentaires, les plus riches ont longtemps continué à se marier par intérêt tant les mariages d‟amour leur auraient coûté cher (Bologne 1995). Pour le dire autrement, « le contrôle parental pèse d‟autant plus sur les choix matrimoniaux que l‟enjeu social est plus important. […] Chez les paysans, le mariage d‟amour est le privilège des pauvres » (Lebrun, Burguière 1986). Et « aux ouvriers de la société industrielle […], qui avaient accepté de vivre d‟un salaire, se marier ne posait plus les mêmes problèmes de stratégie matrimoniale qu‟à des paysans ou même des artisans qui possédaient ou espéraient posséder leurs moyens de production. Chez eux le mariage a pu devenir principalement une relation amoureuse, et ils ont pu se marier beaucoup plus tôt » (Flandrin 1975). Dans la même ligne d‟idées, sur un village de l‟île grecque de Karpathos, dans le Dodécanèse, ce sont les pauvres qui transgressent le plus fréquemment les tabous sexuels, vraisemblablement parce qu‟en brisant ces tabous ils ont moins à perdre que ceux qui ont le plus de chances de se marier, et de se marier avec un bon parti (Vernier 1977).

Ces mécanismes, qui pourraient expliquer l‟émergence des mariages d‟amour et la disparition des mariages arrangés au fil du temps, pourraient aussi expliquer les variations de telles pratiques entre sociétés. Ainsi, dans les sociétés relativement pauvres, les mariages arrangés restent relativement fréquents ; on sait par exemple que « le mariage, dans les sociétés africaines, est bien souvent la résultante de processus complexes qui mettent en jeu les intérêts des familles plus qu‟ils n‟expriment le choix des intéressés » (Hertrich, Pilon 1997). Cela dit, en Afrique aussi l‟enrichissement aboutit à des changements de pratiques matrimoniales : « les enquêtes approfondies à petite échelle laissent à penser qu‟ils sont souvent importants et conduisent à une redéfinition des rapports entre les générations et au sein du couple. Les intéressés interviennent de plus en plus souvent dans le choix de leur conjoint même si le consentement des familles, et généralement la gestion par ces dernières d‟une procédure matrimoniale régulière, restent de mise. Les conditions deviennent ainsi plus favorables à une concertation au sein des familles et au développement d‟un partenariat conjugal » (Hertrich, Pilon 1997).

 Les relations entre parents et enfants

Concernant, maintenant, les relations entre parents et enfants, les effets du développement socioéconomique sont les suivants. Premièrement, l‟enrichissement des individus réduit pour eux la valeur des gains matériels et des diverses assurances qu‟ils peuvent tirer du fait d‟avoir des enfants : alors que dans les sociétés relativement pauvres les enfants peuvent être une source de revenus non négligeable Ŕ un « facteur de production » Ŕ, dans les sociétés à emplois qualifiés ils sont une source de dépense Ŕ un « bien de consommation ». C‟est pourquoi l‟on observe, au fil du temps, de plus en plus d‟enfants conçus pour en obtenir des gratifications sentimentales, plutôt que pécuniaires. Deuxièmement, le fait que, pour atteindre un même niveau de vie, les enfants dépendent moins de leurs parents, et de plus en plus de leurs propres revenus salariaux, réduit pour eux la valeur des gains matériels qu‟ils peuvent tirer de leurs relations avec leurs parents plutôt que du marché. C‟est pourquoi l‟on semble observer, au fil du temps, de plus en plus de relations entre parents et enfants qui sont fondées sur des motifs sentimentaux Ŕ l‟amour mutuel Ŕ plutôt que sur des motifs pécuniaires.