• Aucun résultat trouvé

« NATURE DE LOBJET EN LINGUISTIQUE.

115 Voir encore, dans la « Note pour un article sur Whitney », cette association entre dual et non évident : « 1. Le langage n’est rien de plus qu’un cas particulier de la théorie des Signes. Mais précisément par ce seul fait, il se trouve déjà dans l’impossibilité absolue d’être une chose simple (ni une chose directement saisissable à notre esprit dans sa façon d’être) alors même que dans la théorie générale des signes le cas particulier des signes vocaux ne serait pas en outre le plus complexe mille fois [de] tous les cas particuliers connus ; tels que l’écriture, la chiffraison etc. » (Saussure, 2002a : p. 220). On lit de même dans la note « Unde exoriar ? » : « Eh bien n’est-il pas admirable que l’unité cantare semble être quelque chose de tout aussi défini que la colonne Trajane et n’appelant aucune espèce d’explication (préalable) sur son genre de réalité, sur sa valeur d’unité. L’unité ! il ne doit même pas y songer, puisqu’il n’y aura jamais un mot qui réalise son unité ou son “existence” autrement que par la combinaison de faits buccaux avec une opération mentale, [d’un] ordre entièrement différent. C’est maintenant que l’on commence à entrevoir que a et b sont plus difficiles à saisir que le phénomène a – b. » (Saussure, 2002a : p. 281-282).

––––––––––

La linguistique rencontre-t-elle devant elle comme objet premier et immédiat, un objet donné un ensemble de choses qui tombent sous le sens, comme c’est le cas pour la physique, la chimie, la botanique, l’astronomie etc. ?

En aucune façon et à aucun moment : elle est placée à l’extrême opposite des sciences qui peuvent partir de la donnée des sens.

Une succession de sons vocaux, par exemple mer (m + e + r) est peut-être une entité rentrant dans le domaine de l’acoustique, ou de la physiologie ; elle n’est à aucun titre, dans cet état, une entité linguistique ;

Une langue existe si à m + e + r s’attache une idée. De cette constatation assurément tout à fait banale il suit :

1o Qu’il n’y a point d’entité linguistique qui soit donnée immédiatement par le sens ; aucune n’existant hors de l’idée qui peut s’y attacher.

2o qu’il n’y a point d’entité linguistique parmi celles qui nous sont données qui soit

simple, puisque étant réduite même à sa plus simple expression elle oblige de tenir

compte à la fois d’un signe116 et d’une signification, et que lui contester cette dualité ou l’oublier revient directement à lui ôter son existence linguistique, en la rejetant par exemple dans le domaine des faits physiques.

3o que si l’unité de chaque fait de langage résulte déjà d’un fait complexe consistant dans l’union des faits, elle résulte de plus d’une union d’un genre hautement particulier : en ce qu’il n’y a rien de commun, dans l’essence, entre un signe et ce qu’il signifie.

4o que l’entreprise de classer les faits d’une langue se trouve donc devant ce problème : de classer des accouplements d’objets hétérogènes (signes-idées), nullement, comme on est porté à le supposer, de classer des objets simples et homogènes, ce qui serait le cas si on avait à classer des signes ou idées. Il y a deux grammaires, dont l’une est partie de l’idée, et l’autre du signe ; elles sont fausses ou incomplètes toutes deux. » (Saussure, 2002a : p. 19-20).

C’est à définir cette « union d’un genre hautement particulier

117

» que s’attache la

linguistique saussurienne. Aussi la dualité de l’unité linguistique saussurienne ne saurait-elle

renvoyer à une définition de la langue comme appariement du son et du sens, telle que celle

que l’on trouve chez les phonologues, et qui est construction à partir d’un donné, mais

implique au contraire une tout autre définition, qui vaut étiologie dans la mesure où elle rend

compte de l’accouplement définitoire de l’unité linguistique : la définition de la langue

comme domaine des articulations, comme fonctionnement, qui situe le fait linguistique, non

dans l’unité linguistique, mais dans l’articulation elle-même, dans le découpage des unités. Le

concept d’articulation apparaît dans le passage du Cours de linguistique générale qui ouvre le

chapitre IV de la deuxième partie, c’est-à-dire dans le paragraphe « La langue comme pensée

organisée dans la matière phonique

118

» :

116 Signe a, dans tout ce passage comme en général dans « De l’essence double du langage », le sens de « forme » ou de « signifiant ».

117 L’expression se trouve également dans une note item, citée ci-dessous : « Pour qu’il y ait fait linguistique il faut l’union des deux séries, mais une union d’un genre particulier, – dont il serait absolument vain de vouloir explorer en un seul instant les caractères, ou dire d’avance ce qu’elle sera. » (Saussure, 2002a : p. 103).

118 Les développements qui constituent la source de ce passage se trouvent dans le deuxième et dans le troisième cours. Les notes des étudiants sont remarquablement analogues. Voir Saussure (1967) : p. 251-253. Nous citons ici la version de Riedlinger pour le deuxième cours : « La linguistique aurait pour tâche de déterminer quelles sont <réellement> ces unités valables de tout genre. <On ne peut pas dire qu’elle s’en soit rendu compte car elle n’a guère fait que discuter sur des unités mal définies.> Non seulement cette détermination des unités qu’elle manie sera la tâche la plus pressante de la linguistique, mais ce faisant elle aura rempli sa tâche tout entière : le rôle <caractéristique> du langage vis-à-vis de la pensée ce n’est pas <d’être> un moyen phonique, matériel, mais

« Pour se rendre compte que la langue ne peut être qu’un système de valeurs pures, il suffit de considérer les deux éléments qui entrent en jeu dans son fonctionnement : les idées et les sons.

Psychologiquement, abstraction faite de son expression par les mots, notre pensée n’est qu’une masse amorphe et indistincte. Philosophes et linguistes se sont toujours accordés à reconnaître que, sans le secours des signes, nous serions incapables de distinguer deux idées d’une façon claire et constante. Prise en elle-même, la pensée est comme une nébuleuse où rien n’est nécessairement délimité. Il n’y a pas d’idées préétablies, et rien n’est distinct avant l’apparition de la langue.

En face de ce royaume flottant, les sons offriraient-ils par eux-mêmes des entités circonscrites d’avance ? Pas davantage. La substance phonique n’est pas plus fixe ni plus rigide ; ce n’est pas un moule dont la pensée doive nécessairement épouser les formes, mais une matière plastique qui se divise à son tour en parties distinctes pour fournir les signifiants dont la pensée a besoin. Nous pouvons donc représenter le fait linguistique

c’est de créer un milieu intermédiaire de telle <nature> que le compromis entre la pensée et le son aboutit d’une façon inévitable à des unités <particulières.> La pensée de sa nature chaotique est forcée de se préciser parce qu’elle <est> décomposée, elle est répartie par le langage en des unités. Mais il ne faut pas tomber dans l’idée banale que le langage est un moule : c’est le considérer comme quelque chose de fixe, de rigide alors que la <matière phonique est aussi> chaotique en soi que la pensée. <Ce n’est pas du tout cela : ce n’est pas la matérialisation de ces pensées par un son qui est un phénomène utile,> c’est le fait <en quelque sorte> mystérieux que la pensée-son implique des divisions qui sont les unités finales de la linguistique. Son et pensée ne peuvent se combiner que par ces unités (comparaison de deux masses amorphes : l’eau et l’air. Si la pression atmosphérique change, la surface de l’eau se décompose en une succession d’unités : la vague <= chaîne intermédiaire qui ne forme pas substance ! Cette ondulation représente l’union et pour ainsi dire l’accouplement de la pensée avec cette chaîne phonique qui est en elle-même amorphe. Leur combinaison produit une forme.>)

Le terrain de la linguistique est le terrain commun <qu’on pourrait appeler dans un sens très large le terrain> des articulations, c’est-à-dire des “articuli”, des petits membres dans lesquels la pensée prend conscience <(valeur ? B.)> par un son. <Hors de ces articulations, de ces unités, ou bien on fait de la psychologie pure (pensée) ou bien de la phonologie (son).> (Saussure, 1997 : p. 21-22), de Constantin pour le troisième : « Pour en arriver à l’idée de valeur, nous avons choisi de partir du système de mots par opposition au mot isolé. Nous aurions pu choisir de partir d’une autre base

Psychologiquement, que sont nos idées, abstraction faite de la langue ? Elles n’existent probablement pas, ou sous une autre forme qu’on peut appeler amorphe. Nous [n’]aurions <d’après philosophes et linguistes> probablement <pas> le moyen de distinguer <clairement> deux idées sans le secours de la langue (langue intérieure naturellement).

Par conséquent, prise en elle-même, la masse purement conceptuelle de nos idées, la masse dégagée de la langue représente une espèce de nébuleuse informe où l’on ne saurait rien distinguer dès l’origine. Aussi donc réciproquement pour la langue, les différentes idées ne représentent rien de préexistant. Il n’y a pas : a) des idées qui seraient toutes établies et toutes distinctes les unes en face des autres, b) des signes pour ces idées. Mais il n’y a rien du tout de distinct dans la pensée avant le signe linguistique. Ceci est le principal. D’un autre côté, il vaut aussi la peine de se demander si en face de ce royaume des idées tout à fait confus le royaume du son offrirait à l’avance des unités bien distinctes (pris en lui-même en dehors de l’idée).

Il n’y a pas non plus dans le son des unités bien distinctes, circonscrites d’avance. C’est entre deux que le fait linguistique se passe. […]

Ce fait <linguistique> donnera naissance à des valeurs qui elles <pour la première fois> seront déterminées, mais qui n’en resteront pas moins des valeurs, avec le sens qu’on peut attacher à ce mot. » (Saussure & Constantin, 2005 : p. 285). Le point de départ du développement du deuxième cours était la « [q]uestion des unités » (Saussure, 1997 : p. 18), formulée en des termes très proches de ceux du passage du troisième cours relatif aux entités linguistiques que nous avons cité ci-dessus. Voir Saussure (1997) : p. 18 sqq., et notamment : « Envisagée par son côté interne, <dans son objet même,> la langue nous frappe donc <– car c’est là son premier caractère –> comme ne présentant pas d’unité concrète <de prime abord,> et sans que nous puissions renoncer à l’idée qu’il y en ait, et que c’est leur jeu qui fait la langue. <Voilà donc le premier point : un caractère qui se résout en un problème.> » (Saussure, 1997 : p. 20), où il faut noter, par ailleurs, le terme de problème. La question des unités sera ensuite envisagée sous un autre angle, dont il a été question ci-dessus, celui des identités. Voir Saussure (1997) : p. 22 sqq.

dans son ensemble, c’est-à-dire la langue, comme une série de subdivisions contiguës dessinées à la fois sur le plan indéfini des idées confuses […] et sur celui non moins indéterminé des sons […]

Le rôle caractéristique de la langue vis-à-vis de la pensée n’est pas de créer un moyen phonique matériel pour l’expression des idées, mais de servir d’intermédiaire entre la pensée et le son, dans des conditions telles que leur union aboutit nécessairement à des délimitations réciproques d’unités. La pensée, chaotique de sa nature, est forcée de se préciser en se décomposant. Il n’y a donc ni matérialisation des pensées, ni spiritualisation des sons, mais il s’agit de ce fait en quelque sorte mystérieux, que la “pensée-son” implique des divisions et que la langue élabore ses unités en se constituant entre deux masses amorphes. Qu’on se représente l’air en contact avec une nappe d’eau : si la pression atmosphérique change, la surface de l’eau se décompose en une série de divisions, c’est-à-dire de vagues ; ce sont ces ondulations qui donneront une idée de l’union, et pour ainsi dire de l’accouplement de la pensée avec la matière phonique.

On pourrait appeler la langue le domaine des articulations, en prenant ce mot dans le sens défini p. 26119 : chaque terme linguistique est un petit membre, un articulus où une idée se fixe dans un son et où un son devient le signe d’une idée. » (Saussure, 1972 : p. 155-156).

Aux divers avatars du couple son/sens, Saussure substitue les deux couples pensée/phonie