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« Si l’on revient maintenant à la figure qui représentait le signifié en regard du signifiant

???

on voit qu’elle a sans doute sa raison d’être mais qu’elle n’est qu’un produit secondaire de la valeur. Le signifié seul n’est rien, il se confond dans une masse informe. De même pour le signifiant.

Mais le signifiant et le signifié contractent un lien en vertu des valeurs déterminées qui sont nées de la combinaison de tant et de tant de signes acoustiques avec tant et tant de <coupures> qu’on peut faire dans la masse120. » (Saussure & Constantin, 2005 : p. 286).

On pourrait parler, à propos de ce passage du Cours de linguistique générale, de « fiction

théorique ». Saussure y envisage en effet le moment de la constitution de la langue, afin de

déterminer les conditions du fait linguistique. Une telle démarche est en elle-même révélatrice

de la nature de la langue. Il faut noter en effet que tandis que sa définition de la langue comme

domaine des articulations se formule en termes d’avènement ou de constitution, Saussure

119 A savoir comme « subdivision de la chaîne des significations en unités significatives » (Saussure, 1972 : p. 26). Voir la note 124 ci-dessous.

120 Voir Saussure (1972) : p. 157 et Saussure (1967) : p. 255-256. Nous reviendrons infra sur ce développement.

signifié signifiant

affirme l’inanité absolue de la question de l’origine des langues. On lit ainsi dans les notes de

Riedlinger du deuxième cours :

« Le moment où l’on s’accorde sur les signes n’existe pas réellement, n’est qu’idéal ; et existerait-il qu’il n’entre pas en considération à côté de la vie régulière de la langue. La question de l’origine des langues n’a pas l’importance qu’on lui donne. <Cette question n’existe même pas> (question de la source du Rhône – puérile !) Le moment de la genèse n’est lui-même pas saisissable, on ne le voit pas. Le contrat primitif se confond avec ce qui <se> passe tous les jours dans la langue, <avec les conditions permanentes de la langue :> si vous augmentez d’un signe la langue vous diminuez d’autant la signification des autres. <Réciproquement : si, par impossible, on n’avait choisi au début que deux signes toutes les significations se seraient réparties sur ces deux signes. L’un aurait désigné une moitié des objets et l’autre, l’autre moitié.> Le moment de l’accord n’est pas distinct des autres et en s’occupant de lui on laisse de côté l’essentiel » (Saussure, 1997 : p. 11-12).

Si, en effet, la langue est découpage, division-combinaison, articulation de la pensée par

fixation sur une phonie elle-même délimitée de devenir support de pensée, alors il n’y a plus

de différence entre sa constitution et son fonctionnement, et c’est pourquoi le problème de

l’origine du langage perd toute sa pertinence. Dans la perspective saussurienne, il y a langue

ou il n’y a pas langue, selon que le fonctionnement est advenu ou non, et la langue est pur

fonctionnement. La dimension du fonctionnement apparaît clairement dans ce passage des

notes de Riedlinger du deuxième cours. Il en est de même dans les développements sur la

synonymie de « De l’essence double du langage

121

», et notamment dans un passage tel que

celui-ci :

121 Il en est ainsi, en réalité, dans l’ensemble du paragraphe 27, « De l’essence » (Saussure, 2002a : p. 76-81), auquel appartiennent ces développements, de même que dans les deux autres paragraphes consacrés à la synonymie (paragraphes 25 et 26, Saussure, 2002a : p. 74-76). Voir infra, le chapitre 2 de cette première partie. La dimension du fonctionnement est également très sensible, dans la logique du rejet de la question de l’origine, dans certains développements relatifs au changement linguistique, tel celui-ci, qui figure dans les « Notes pour un livre de linguistique générale » : « Deux signes par altération phonétique se confondent : l’idée dans une mesure déterminée (déterminée par l’ensemble des autres éléments) se confondra. Un signe se différencie par le même procédé aveugle ; infailliblement il s’attache un sens à cette différence qui vient de naître. » (Saussure, 2002a : p. 231). Notons que, pour Saussure, ce fait milite contre la conception traditionnelle du signe, comme en témoigne le contexte de ce passage, précédé de : « Il est malheureux certainement qu’on commence par y mêler [au langage] comme un élément primordial cette donnée des objets désignés, lesquels n’y forment aucun élément quelconque. Toutefois ce n’est rien là de plus que le fait d’un exemple mal choisi, et en mettant à la place de ἥλιος, ignis ou pferd quelque chose comme [ ] on se place au-delà de cette tentation de ramener la langue à quelque chose d’externe. Beaucoup plus grave est la seconde faute où tombent généralement les philosophes, et qui est de se représenter :

2. qu’une fois un objet désigné par un nom, c’est là un tout qui va se transmettre, – sans autres phénomènes à prévoir ! Si une altération se produit, ce n’est que du côté du nom qu’elle peut être à craindre à ce qu’on suppose,

fraxinus devenant frêne. Cependant aussi du côté de l’idée : [ ]

Voilà déjà de quoi faire réfléchir sur le mariage d’une idée et d’un nom quand intervient (le) ce facteur imprévu, absolument ignoré dans la combinaison philosophique, LE TEMPS. Mais il n’y aurait là rien encore de frappant, rien de caractéristique, rien de spécialement propre au langage s’il n’y avait que ces deux genres d’altération, et ce premier genre de dissociation, par lequel l’idée quitte le signe, spontanément, que celui-ci s’altère ou non. Les deux choses restent encore jusqu’ici des entités séparées au moins pour un [ ]

Ce qui est caractéristique [ ] ce sont les innombrables cas où c’est l’altération du signe qui change l’idée même, et où on voit tout à coup qu’il n’y a point de différence du tout de moment en moment, entre la somme des idées distinguées et la somme des signes distinctifs. » (Saussure, 2002a : p. 231), et suivi de : « Voici des exemples, mais constatons tout de suite l’entière insignifiance d’un point de vue qui part de la relation d’une idée

et d’un signe hors du temps, hors de la transmission, qui seule nous enseigne (expérimentalement) ce que vaut le signe. Exemples. » (Saussure, 2002a : p. 231). Voir également, dans le troisième cours : « Le jeu des signifiants est fondé sur différences.

De même pour les signifiés. Il n’y a que des différences qui seront conditionnées par les différences de l’ordre acoustique. L’idée de futur existera plus ou moins suivant que les différences formées par les signifiés de la langue <entre futur et le reste> seront plus ou moins marquées :

aller fonctionne, parce qu’il est différent

de allant de allons

aller/allons/allant

anglais going = aller, allant

<Sans trancher, par le fait qu’il n’y a plus différence acoustique entre deux idées, les idées elles-mêmes ne seront plus différenciées, en tout cas autant qu’en français> Donc on peut envisager tout le système de la langue comme des différences de sons se combinant avec des différences d’idées. » (Saussure & Constantin, 2005 : p. 288). Le développement des « Notes pour un livre sur la linguistique générale » est repris dans le Cours de

linguistique générale, mais avec un ajout qui en en altère la signification : « Certains faits diachroniques sont très

caractéristiques à cet égard : ce sont les innombrables cas où l’altération du signifiant amène l’altération de l’idée, et où l’on voit qu’en principe la somme des idées distinguées correspond à la somme des signes distinctifs. Quand deux termes se confondent par altération phonétique (par exemple décrépit = decrepitus et

décrépi de crispus), les idées tendront à se confondre aussi, pour peu qu’elles s’y prêtent. Un terme se

différencie-t-il (par exemple chaise et chaire) ? Infailliblement la différence qui vient de naître tendra à devenir significative, sans y réussir toujours, ni du premier coup. Inversement toute différence idéelle aperçue par l’esprit cherche à s’exprimer par des signifiants distincts, et deux idées que l’esprit ne distingue plus cherchent à se confondre dans le même signifiant. » L’insertion des éditeurs témoigne d’une interprétation en termes d’économie (donc de rapport son/sens, c’est-à-dire dans le cadre de la définition traditionnelle du signe), qui est également celle de Tullio de Mauro (Saussure, 1972 : p. 467, note 243), et qui sera celle des structuralistes (voir

infra, le chapitre 1 de la deuxième partie). Il faut mentionner, enfin, ce passage des notes de Riedlinger du

premier cours, où la question de l’identification des unités est traitée dans les termes du jeu de la perception des différences significatives qui constitue l’essence de la langue comme fonctionnement : « On peut remarquer que les préfixes qui nous ont servi d’exemple sont au plus haut point significatifs ; nous pourrons tomber sur d’autres qui le <sont> à un moindre degré ! Il y a inégalité dans la netteté de la valeur ; le degré de significativité <n’est pas> identique dans tous les cas. Ainsi à quel point existe un préfixe connu de la langue dans : séparer, séduire,

sélection ? Ici il faut reconnaître en principe que nous ne sommes pas en face d’un <même> degré de netteté,

<que nous n’avons pas la même facilité dans la> délimitation. La seule preuve absolue : <l’>usage qui est fait <de ce préfixe> par l’analogie créatrice : jusqu’à quel point quelqu’un pourrait-il employer un sé- dans une nouvelle formation ? (A tout moment on place re- devant un mot ne l’ayant jamais eu !) Il se peut, en ce qui concerne un tel préfixe, qu’il n’ait aucun sens défini et que l’analyse en soit réduite à une <distinction> purement morphologique, <à la vague conscience qu’il y a <là> un élément qu’on ne peut confondre avec d’autres catégories d’éléments. Ce préfixe> peut être reconnu par la langue plus ou moins nettement mais sans posséder de sens défini. Ainsi en allemand : entziehen, entschlüpfen, entkommen est une catégorie tout à fait semblable à celle de re- en français. ent- n’apparaît pas séparé mais son degré de significativité, de clarté de forme <et> de sens est parfait. Une autre série : ergeben, erlernen, erwarten, erziehen appartient à un degré beaucoup plus bas dans la langue. Celle-ci a le sentiment que er- est du même ordre que ent- (en tout cas pas du même ordre que

geben) sans qu’elle puisse lui donner le sens plein qu’aurait un mot séparé. <Ainsi> la langue peut avoir le

sentiment de l’existence de ces préfixes à un degré très divers, <et c’est dans la mesure de ce sentiment qu’>ils sont une réalité pour la langue. » (Saussure, 1996 : p. 73). On notera que, significativement, c’est dans un passage aux enjeux analogues que Jakobson a trouvé trace d’une interrogation sur le « problème des divers degrés de “significativité” des unités phonologiques en alternance », dans le cadre de l’étude des relations entre « niveau phonique » et « niveau grammatical » (voir J.Kaz. : p. 231-232 [p. 423], analysé ci-dessus) : « R […] dans Nacht : Nächte, l’opposition se trouve être porteuse [contribue principalement] d’une différence de sens. D’où vient que cette différence de sens est plus nette dans Nacht : Nächte que dans capio : percipio ? Un certain hasard favorisera l’opposition et le degré de significativité.

B En soi, toute espèce d’alternance devient un moyen de signification. » (Saussure, 1957 : p. 64 ; voir

« (Proposition no5.) Considérée à n’importe quel point de vue, la langue ne consiste pas en un ensemble de valeurs positives et absolues mais dans un ensemble de valeurs

négatives et relatives n’ayant d’existence que par le fait de leur opposition.

(Corollaire à la proposition 5.) La “synonymie” d’un mot est en elle-même infinie, quoi qu’elle soit définie par rapport à un autre mot.

En effet, il n’y a jamais comme donnée première qu’une barrière négative entre le contenu de tel signe et le contenu de tel autre : de telle manière que toute idée nouvelle qui viendra se présenter trouvera place aussitôt ou sous le premier signe ou sous le second (si elle entre dans tous deux, c’est qu’il y a opposition avec un troisième ou quatrième signe coexistant). » (Saussure, 2002a ; p. 77).

On retrouve dans ce passage la définition de la langue comme système de valeurs