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haut, Jakobson retrace pour ses auditeurs l’histoire de l’étude des sons du langage, de la phonétique motrice du dix-neuvième siècle à la phonologie, en passant par la phonétique

acoustique

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. Jakobson insiste en premier lieu sur le progrès qu’a constitué la phonétique

acoustique, après des décennies de phonétique motrice. A une interrogation génétique,

celle-ci, prenant acte du fait que le phénomène acoustique est le but de l’acte moteur, a en effet

substitué une interrogation téléologique

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, en tant que telle plus adéquate à l’appréhension des

sons du langage :

91 « Aussi variées que fussent les définitions du phonème proposées par les différents savants et par les différentes écoles, toutes ces formulations tendaient essentiellement au même but, et, dans ses grandes lignes, la tâche pratique de l’énumération des stocks de phonèmes dans chaque langue qui existe trouva sa solution approximative. Les difficultés commencèrent avec les tentatives de caractérisation intérieure de chacun de ces phonèmes, et deux attitudes différentes caractérisent la toute première période d’investigation phonologique. Soit le chercheur se limitait à enregistrer le nombre de phonèmes distincts d’une langue donnée et à symboliser graphiquement le seul fait de leur distinction, soit il faisait un saut paralogique évident d’une analyse purement linguistique à la matière phonique brute : il définissait, par exemple, le phonème français g comme une occlusive postpalatale, ɲ comme une nasale antépalatale, et ʒ comme une spirante palato-alvéolaire, sans se demander si,

ceteris paribus, la différence liée à la situation de l’articulation dans trois régions différentes du palais pouvait

être de quelque pertinence autonome pour la distinction phonologique des consonnes françaises.

Il me semble que l’application consistante des critères linguistiques, comme demandé par Hjelmslev, ne permet pas une telle interruption de l’analyse phonologique, que ce soit par une sorte d’agnosticisme envers l’essence propre des phonèmes, ou à travers la substitution de la physiologie des sons ou de la physique à une procédure clairement linguistique. »

92 Voir J.Leç. : p. 24-38.

93 L’opposition génétique/téléologique est ainsi l’un des axes de la critique jakobsonienne de l’école néogrammairienne. On lit en effet dans Six leçons sur le son et le sens : « Mais au cours du dix-neuvième siècle, à mesure que la linguistique gagnait du terrain, c’est elle qui, pas à pas, s’est emparée de l’étude des sons du langage, étude qui fut nommée phonétique. Un empirisme sensualiste dans sa forme la plus naïve s’attachant aveuglément et instamment à l’expérience extérieure prenait racine dans la linguistique de la seconde moitié du siècle dernier, et naturellement l’aspect spirituel du langage, le sens, le monde des significations, s’effaçait devant l’empirie immédiatement perceptible, tangible, c’est-à-dire devant l’aspect matériel du langage, devant sa matière sonore. L’étude des significations, la sémantique, restait loin en arrière, tandis que la phonétique faisait des progrès rapides et tendait même à occuper la place centrale dans la science du langage. Le courant de la

pensée linguistique le plus orthodoxe et le plus typique pour l’époque en question, l’école dite néogrammairienne, prédominant au cours du dernier quart du dix-neuvième siècle et jusqu’à la première guerre mondiale, a carrément exclu de notre science toute question de finalité. On cherchait l’origine des phénomènes linguistiques, mais on méconnaissait obstinément leurs buts. On étudiait le langage sans se soucier de savoir quels besoins culturels il satisfait. Un des néogrammairiens les plus éminents, interrogé sur le contenu des manuscrits lituaniens qu’il venait d’étudier assidûment, ne put que répondre avec embarras : “Quant au contenu, je ne l’ai pas remarqué.” C’était l’époque où on étudiait les formes, abstraction faite de leur fonction. Et, ce qui est peut-être le plus curieux et le plus symptomatique pour l’école en question, c’est la manière d’envisager les sons du langage, manière bien conforme à l’esprit de l’époque, lequel était rigoureusement empirique et naturaliste. On oubliait à dessein le fait qu’il s’agit d’un signifiant, car ce n’était pas du tout la fonction linguistique des sons qui intéressait les linguistes, mais les sons comme tels, les sons “en chair et en os”, sans égard au rôle qu’ils jouent dans la langue. » (J.Leç. : p. 24-25). Cette critique est récurrente dans l’œuvre de Jakobson. Voir notamment, outre les passages concernant la distinction synchronie/diachronie, que nous envisagerons infra : J.Ar. : p. 94 [p. 548] cité ci-dessus, et J.Eff. : p. 314 [p. 523-524], cité ci-dessous, ainsi que J.Sc. : p. 544-545 et J.Stru. : p. 126, cités dans le chapitre 2. Notons que cette opposition génétique/téléologique vient doubler, dans Six leçons sur le son et le sens, l’opposition psychologique/fonctionnel : « Le trait qui est peut-être le plus symptomatique du mouvement néogrammairien, c’est la substitution continue des problèmes d’ordre strictement causal aux problèmes des moyens et des fins. Toute tentative pour définir un phénomène linguistique par sa fonction aurait été condamnée à cette époque comme une hérésie inadmissible. La phonétique étymologique ou, en d’autres termes, la phonétique fonctionnelle projetée par le jeune Baudouin a été, conformément à l’esprit du temps, remplacée dans les travaux ultérieurs du même savant par la “psychophonétique”, selon sa propre terminologie. Ce n’est plus la fonction des sons, la question du but qu’ils visent, bref ce n’est plus le rapport des sons et du sens qui détermine la discipline en création. Et si la phonétique étymologique a été conçue par le jeune Baudouin comme un pont jeté entre la phonétique et la grammaire, à en croire son programme la psychophonétique cherchait à établir un pont entre la phonétique et la psychologie. La phonétique devait étudier la production et l’audition des sons du langage et la psychophonétique était appelée à élucider les conditions psychologiques de la phonation et de l’audition.

Or, si nous faisons abstraction de cette phraséologie et de la terminologie du programme de Baudouin et si nous examinons l’essence même, le contenu réel de ses travaux dans ce domaine, nous nous apercevons qu’en fait il aborde les sons du langage non pas en psychologue mais en linguiste. Dès le début, il a saisi l’importance du facteur différentiel, il a fait voir le noyau distinctif du son – autrement dit, le phonème en soi. C’est précisément sur le concept de phonème qu’il a fondé son étude de l’aspect phonique de la langue. Mais, tout en étant un novateur astucieux en linguistique, dans ses vues philosophiques et psychologiques Baudouin de Courtenay restait tributaire des idées courantes de l’époque. Et, comme l’époque exigeait que tout phénomène soit défini non par sa fonction mais uniquement par sa genèse, Baudouin a essayé de formuler une conception génétique du phonème, adaptée à l’idéologie régnante. Pour légaliser la notion de phonème, il se voyait obligé de répondre à des questions inquiétantes : où siège donc le phonème ? dans quel aspect de la réalité est-il enraciné ? Le savant croyait avoir trouvé la solution de ce problème en projetant la notion de phonème, notion purement fonctionnelle, purement linguistique, dans le monde de nos images mentales. Et il croyait avoir réussi à jeter les fondements du phonème en le définissant comme “l’équivalent psychique du son”. Le “psychologisme” de Baudouin n’était qu’un camouflage pour justifier ses recherches novatrices aux yeux de l’époque et à ses propres yeux. Mais ce camouflage empêcha l’auteur de s’orienter dans ses grandes découvertes personnelles et d’en tirer les conclusions.

La doctrine de Baudouin a malheureusement gardé ce caractère ambigu. Ainsi, l’illustre linguiste russe, Lev V. Ščerba, l’un des meilleurs élèves de Baudouin de Courtenay, dans son livre sur les voyelles russes (paru en 1912) qui a fait date dans le développement de l’école baudouinienne et de la pensée linguistique en général, soumit le concept de phonème à un examen attentif et détaillé, et désigna le phonème comme “l’unité fondamentale” de la linguistique. En le définissant ainsi, Ščerba prêta une plus grande attention que Baudouin à l’aspect fonctionnel du phonème, mais, parallèlement, raccrocha plus encore que son maître ce concept au dogme génétique et mécaniste de la psychologie traditionnelle. Certes, pour Ščerba, la qualité essentielle du phonème, c’est sa faculté de différencier les mots, mais en même temps le savant insiste sur les critères psychologiques du phonème. Le phonème et le son ne sont pas pour lui deux aspects du même phénomène, mais deux phénomènes contigus. Au lieu d’envisager le phonème comme l’aspect fonctionnel du son et le son comme le substratum du phonème, il oppose le son au phonème, comme un fait extériorisé, objectif, au fait psychique, subjectif. » (J.Leç. : p. 49-51). On a là, d’une certaine manière, et mutatis mutandis, une approximation de l’opposition étiologie saussurienne/problématique des rapports son/sens (voir infra). On trouve un développement analogue dans « The Kazan’s School of Polish Linguistics and Its Place in the International

« Les sons du langage en tant que phénomènes d’empirie extérieure présentent deux aspects : l’aspect moteur et l’aspect acoustique. Quel est le but immédiat de l’acte phonatoire ? Est-ce le phénomène acoustique ou le phénomène moteur lui-même ? Il est clair que c’est le phénomène acoustique que vise le sujet parlant, c’est le phénomène acoustique qui est le seul directement accessible à l’auditeur. Quand je parle, c’est afin qu’on m’entende. Des deux aspects du son, c’est donc l’aspect acoustique qui présente avant tout une valeur intersubjective, sociale, tandis que le phénomène moteur, autrement dit le travail de l’appareil vocal, est simplement une condition physiologique du phénomène acoustique94. » (J.Leç. : p. 25).

Development of Phonology ». Voir J.Kaz. : p. 224-228 [p. 416-420], où il faut noter cette critique significative de la définition baudouinienne du phonème : « On se trouve ici en présence d’un des nombreux paradoxes frappants de cette fin de siècle : Baudouin de Courtenay, le père d’un des concepts centraux de la linguistique moderne, était convaincu qu’il avait fourni une définition théorique satisfaisante du phonème en le caractérisant comme “l’équivalent psychique d’un son” ou, d’une manière plus précise, comme “la fusion en un ensemble monolithique de représentations groupant des images motrices de la parole et celles des nuances acoustiques correspondantes – ces deux séries d’images étant unies en un tout par l’image d’une simultanéité entre effectuation de l’action et perception des impressions acoustiques”. Il édifia de cette façon une conception quasi génétique du phonème en opposant celui-ci, en tant qu’image psychique (ou intention), au son, sa réalisation physique. » (J.Kaz. : p. 227) [« Here then is one of the numerous and striking paradoxes of the fin de siècle : Baudouin de Courtenay, the discoverer of one of the central concepts of modern linguistics, was convinced that he had provided a satisfactory theoretical definition of the phoneme in characterizing it as “the psychic equivalent of a sound” or more circumstantially as “the fusion in one monolithic representational group of the images of the actions of the articulatory speech organs as well as the images of the acoustic shades connected with these actions – images joined in one whole by the image of simultaneously performing the actions and perceiving the impressions of the acoustic shades”. In this way a quasi-genetic conception of the phoneme was constructed by opposing it as a psychic image (or intention) to a sound, its physical realization. » (J.Kaz. : p. 419)]. Cette définition, en effet, est proche de celle de Saussure (voir les notes 33 et 51 ci-dessus). Pour la critique du psychologisme baudouinien, voir encore notamment J.Kru. : p. 252-253.

94 Cette primauté de droit du niveau acoustique dans la perspective fonctionnelle est affirmée dès les premiers textes, dans des termes semblables. Voir par exemple J.Qu. : p. 3 et 6, J.CSL : p. 2, et J.Rem. : p. 23, où Jakobson renvoie à ce passage du Cours de linguistique générale, cité ci-dessus : « […] non seulement l’impression produite sur l’oreille nous est donnée aussi directement que l’image motrice des organes, mais encore c’est elle qui est la base naturelle de toute théorie. » (Saussure, 1972 : p. 63). On lira de même dans Six leçons sur le son et

le sens : « Or, l’isolation du son dans l’examen phonétique est un procédé artificiel. Dans la mesure où la

phonétique s’attache exclusivement à l’acte de phonation, c’est-à-dire à la production des sons par les organes, elle n’est pas à même de réaliser ce procédé, comme Ferdinand de Saussure l’avait déjà fait nettement voir. Dans son Cours de linguistique générale donné de 1906 à 1911, rédigé après son décès (1913) par ses élèves, Charles Bally et Albert Sechehaye, et publié en 1916, le grand linguiste dit avec clairvoyance : “Si l’on pouvait reproduire au moyen d’un cinématographe tous les mouvements de la bouche et du larynx exécutant une chaîne de sons, il serait impossible de découvrir des subdivisions dans cette suite de mouvements articulatoires ; on ne sait où un son commence, où l’autre finit. Comment affirmer, sans l’impression acoustique, que dans fal, par exemple, il y a trois unités, et non deux ou quatre ?” Saussure suppose que c’est dans la chaîne de la parole entendue que l’on peut percevoir immédiatement si un son reste ou non semblable à lui-même. Or, comme l’ont montré les recherches ultérieures, ce n’est pas la donnée acoustique en soi qui nous permet de subdiviser la chaîne de la parole en unités distinctes mais seulement la valeur linguistique de cette donnée. Le grand mérite de Saussure est d’avoir exactement compris qu’une donnée extrinsèque existe déjà inconsciemment lorsque, en étudiant l’acte phonatoire, on aborde les unités phonétiques et lorsqu’on délimite les sons de la chaîne parlée. » (J.Leç. : p. 29). Le passage du Cours de linguistique générale cité par Jakobson se trouve p. 64 (voir aussi Saussure, 1967 : p. 100-101). On a vu ci-dessus que le traité de phonétique des manuscrits de Harvard amènera Jakobson à relativiser cette appréciation, mais dans le cadre d’une lecture tout aussi projective que celle dont témoigne ce développement. Il faut noter en effet, ici, que si Saussure pose effectivement que « [c]’est dans la chaîne de la parole entendue que l’on peut percevoir immédiatement si un son reste ou non semblable à lui-même » (Saussure, 1972 : p. 64), il n’en a pas pour autant méconnu le fait que c’est le sens qui permet de délimiter les unités dans la chaîne de la parole (voir les passages en référence dans notre note 79, et ci-dessous).

Pour autant, la phonétique acoustique ne constitue pas une approche linguistique des sons