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Chapitre 2: À l’heure de la refondation politique et constitutionnelle

1. La figure de Nelson Mandela, le père de la « nation arc-en-ciel »

1.1 Mandela : Une « autorité morale » pour le Globe and Mail

Le Globe and Mail perçoit l’arrivée du premier président démocratiquement élu d’une façon très positive. Sa personnalité, en particulier, retient beaucoup l’attention de l’hebdomadaire comme il est possible de le constater dans l’article d’Inigo Gilmore, paru le 9 novembre 1996 : « To millions around the world, his moral stature is beyond question. This is, after all, the person who emerged from 27 years in prison seemingly without bitterness to embrace his enemies and lead South Africa along the path to democracy »172. Mandela est perçu comme une véritable autorité morale et son attitude

réconciliatrice est saluée par le quotidien torontois. Il faut dire que la réconciliation s’avère être une arme pour Mandela puisqu’en plus de réconcilier le pays, elle pose également les jalons de sa reconstruction. D’ailleurs, à travers ses mémoires, Un long

chemin vers la liberté, il est possible de dégager son attitude conciliante et son absence de

haine envers ceux qui ont été, durant toutes ces années, ses bourreaux.

170 Thierry Vircoulon, « La nouvelle Afrique du Sud. Une transformation à géométrie variable », Études, tome 401, décembre 2004, p. 585-600.

171 David Everatt, « Alliance politic of a special type: the roots of the ANC/SACP alliance, 1950-1954 »,

Journal of Southern African Studies, vol. 18, no. 1, mars 1992, p. 19-39.

On m'a aussi interrogé sur les peurs des Blancs. Je savais que les gens s'attendaient à ce que je manifeste de la colère envers eux, or je n'en avais aucune. En prison, ma colère envers les Blancs s'était apaisée mais ma haine envers le système s'était accrue. Je voulais que l'Afrique du Sud voie que j'aimais jusqu'à mes ennemis tout en haïssant le système qui avait fait naître notre affrontement. Je voulais que les journalistes comprennent bien le rôle essentiel des Blancs dans tout nouveau système. J'avais toujours essayé de ne pas perde cela de vue. Nous ne voulions pas détruire le pays avant de l'avoir libéré, et chasser les Blancs aurait ruiné la nation. J'ai dit qu'il y avait un juste milieu entre les peurs des Blancs et les espoirs des Noirs et nous, à l'ANC, nous le cherchions. « Les Blancs sont des compagnons sud-africains, ai-je-dit, et nous voulons qu'ils se sentent en sécurité et qu'ils sachent que nous apprécions à sa juste valeur leur contribution au développement de ce pays »173.

Mandela considère l’importance du rôle des Blancs dans la reconstruction de la nouvelle Afrique du Sud. Selon lui, les chasser serait une erreur et mettrait en péril la fragile nation démocratique. À la lumière de cet extrait, nous pouvons constater que c’est par la force d’un seul homme que l’Afrique du Sud s’est éloignée d’une politique de vengeance envers les Blancs pour plutôt aller dans le pardon, l’inclusion de tous les groupes qui composent le pays et ainsi, tendre vers l’unité. Il est d’ailleurs intéressant d’observer que la personnalité de Mandela en tant que telle ressort plus dans les articles du Globe and Mail à partir de 1997, lorsqu’on annonce qu’il ne se présentera pas pour un deuxième mandat à la présidence.

C’est à partir de ce moment que le quotidien salue l’importance de Mandela pour son pays et le traite de façon très favorable. En effet, dans son article du 9 mars 1998, Madelaine Drohan affirme que : « Both inside and outside South Africa Mr. Mandela has achieved almost god-like status, to the point where his faults are completely ignored »174.

Nous remarquons que pour le Globe and Mail, le statut particulier de Mandela fait en sorte que l’on parvient à oublier les limites non seulement de sa gouvernance, mais aussi dans la mise en application des réformes promises qui étaient supposées offrir un avenir meilleur à tous les Sud-africains. Dans le même ordre d’idées, Hein Marais traite également de l’importance de Mandela: « One is Mr. Mandela’s larger-than-life stature, which casts a kind of enveloping shadow across the society »175. Ce fameux état de grâce

est donc essentiellement dû à Mandela et à sa stature. Selon Marais, il est représenté comme étant littéralement le liant qui tient la société unie; il symbolise lui-même l’unité.

173 Nelson Mandela, Un long chemin vers la liberté, Paris, Fayard, 1995, p. 587.

174 Madelaine Drohan, « Popular Mandela casts long shadow over successor », Globe and Mail, 9 mars 1998, p. A9.

175 Hein Marais, « Not everyone benefits from South Africa’s progress », Globe and Mail, 29 octobre 1998, p. A18.

Effectivement, alors que le mandat de Mandela se termine, en 1999 soit après cinq années de démocratie, l’Afrique du Sud connait toujours de sérieux problèmes politiques, économiques et sociaux hérités de l’apartheid que les années de sa présidence n’ont pas réussi à régler176. Cependant, malgré tous les problèmes non résolus, nous constatons que

la figure de Mandela en tant que telle semble suffire à excuser les maux qui frappent le pays.

C’est également le constat que fait la journaliste Stephanie Nolen, dans son article du 18 juillet 2003 lorsqu’elle affirme que : « With the world’s highest rate of HIV infection, cities full of crime and a government still struggling to repair the costly legacy of apartheid, South Africans has little else to be happy about, and Mr. Mandela has become a rare uniting factor. In the words of the national marketing board, he « ``epitomizes brand South Africa``»177. Percevant Mandela comme un facteur unitaire, la

journaliste utilise ici un vocabulaire emprunté au domaine du marketing en affirmant que Mandela incarne la « brand South Africa ». Ce véritable personal branding178 fait en sorte que Mandela et l’Afrique du Sud sont perçus comme étant indissociables.

Nous voyons donc qu’outre une feuille de route peu réussie en ce qui concerne la résolution des problèmes immédiats qui affligent le pays, l’autorité morale de Mandela suffit à elle seule à excuser le statu quo dans la société sud-africaine. Le président est perçu par le Globe and Mail comme étant plus grand que nature, un facteur d’unité et comme incarnant l’Afrique du Sud.

Tant qu’il est là, son autorité morale et son rayonnement « couvrent » les multiples ennuis du pays. Comme le souligne parfaitement le politologue Jean-François Bayart : « En tout état de cause, le retrait de Nelson Mandela se soldera par la dévaluation de l’extraordinaire rente charismatique et historique qui conférait à Pretoria un prestige hors de proportion avec le poids réel du pays »179. La figure seule de Mandela fait en sorte que

176 Suite à la présidence de Mandela subsiste de graves problèmes que les promesses électorales n’ont pas remplis. L’accès à l’eau potable et à l’électricité demeure insatisfaisant, le taux de chômage et la pauvreté ne cessent d’augmenter. Qui plus est, le pays fait face à une hausse fulgurante des cas de sida et de crimes violents.

177 Stephanie Nolen, « Amid a flood of praise, Mandela marks 85 years », Globe and Mail, 18 juillet 2003, p. A3.

178 En langage marketing, lorsqu’on associe l’homme à la marque.

179 Jean-François Bayart, « L’Afrique du Sud à la veille d’une consultation décisive », Politique africaine, no. 73, mars 1999, p. 145.

l’Afrique du Sud est, à l’international, perçue positivement depuis le démantèlement de l’apartheid. Or, lorsque Mandela quittera la présidence, en 1999, quelle sera la situation? Le pays aura-t-il toujours cet aura que lui conférait la seule présence de Mandela?

Car en choisissant de ne pas se présenter pour un second mandat en 1999, Mandela se distincte des autres présidents africains qui s'accrochent généralement au pouvoir depuis les indépendances des années 1960. Cela ajoute un certain prestige moral à l'homme politique180. Donc, il est évident qu’avec son départ de la présidence, le

quotidien torontois fait son éloge, en mettant l’accent sur sa personnalité si particulière, entre autres dans cet article du 9 mars 1998.

After almost three decades in prison, the ANC leader did not emerge a bitter man. Stories abound of his reaching out to all communities in South Africa. He surprised the widow of a former prime minister by taking a tea with her in her all-white community. A young Jewish couple were stunned to discover that he had accepted their young son’s impulsive invitation to his bar mitzvah. And every year at Christmas, everyone living in the impoverished community he came from in the Eastern Cape is invited to Mr. Mandela’s home181.

Nous constatons ici que le quotidien perçoit Mandela de façon très positive et ce, à travers différentes anecdotes telles qu’exposées dans l’extrait ci-dessus. Loin d’être anodins ou même isolés, ces actions font partie d’une véritable politique de gestes symboliques qui a permis à Mandela non seulement de s’attirer la sympathie de la population blanche sud-africaine, mais également de donner une leçon de tolérance à la population noire. En prenant le thé avec la veuve d’Henrik Verwoerd, architecte de l’apartheid et ancien premier ministre182, entre autres gestes symboliques, Mandela donne

l’exemple de l’attitude pacifique, consensuelle et réconciliatrice à adopter183.

Dans son éditorial du 2 juin 1999, le Globe and Mail traite du premier président démocratiquement élu de l’histoire sud-africaine comme d’un homme avec « [a] charismatic moral authority […] a national liberator and moral messiah »184. Nous

voyons que le quotidien insiste sur le fait que celui qu’il considère comme le « libérateur national » de l’Afrique du Sud est une véritable autorité morale qui, comme nous l’avons

180 François-Xavier Fauvelle-Aymar, « Et l’Afrique du Sud inventa l’apartheid », L’Histoire, vol. 306, février 2006, p. 45.

181 Madeleine Drohan, « Popular Mandela casts long shadow over successor », Globe and Mail, 9 mars 1998, p. A9.

182 Sa visite à Betsie Verwoerd est l’un des gestes les plus emblématiques que Mandela a posé pour réconcilier les Sud-africains. C’est en août 1995 qu’il rencontre la veuve de l’homme qui l’a envoyé en prison.

183 Fauvelle-Aymar, « Et l’Afrique du Sud… », p. 45.

étayé plus haut, contribue à tenir, lier le pays et ce, malgré les problèmes socio- économiques qui perdurent depuis l’apartheid. D’ailleurs, le Globe and Mail le perçoit de façon quasi sacrée, en employant le terme « messie ». Ce terme n’est pas utilisé de façon anodine selon nous. En effet, l’arrivée d’un messie démontre un changement radical, mais certainement positif par la résolution de tous les problèmes. En empruntant ce terme pour désigner Mandela, le quotidien torontois le perçoit comme un sauveur.

En outre, nous constatons que le Globe and Mail utilise la figure de Mandela afin de déprécier celle de son successeur, Thabo Mbéki. Politiquement, psychologiquement et même physiquement, Mandela est toujours perçu comme étant plus à l’aise en public, plus détendu et plus chaleureux185. Le quotidien fait ici la comparaison entre les deux

hommes afin de souligner les qualités de Mandela par rapport aux nombreuses faiblesses de Mbéki. Nous aborderons d’ailleurs cet aspect important de notre analyse du Globe and

Mail dans la section sur la personnalité de Mbéki.

Lorsqu’en 2001 Nelson Mandela reçoit la citoyenneté honorifique canadienne, le

Globe and Mail en profite pour lui rendre hommage, dans son éditorial du 16 novembre. The singular Mr. Mandela accomplished what many had thought impossible. By his

commanding presence and his uncompromising vision of a united, non racialist South Africa, he helped heal the country’s wounds so it could make a peaceful and miraculous transformation. [...] Mr. Mandela’s life reminds us that old hatreds can be overcome. Enemies can reconcile and forgive one another. People – and nations – can move on. The man is the message. Despite all that Mr. Mandela had lost, he maintained his humanity186.

On voit qu’à travers son éditorial, le quotidien rend un vibrant hommage à l’homme qu’est Mandela, mais également à ses réalisations, particulièrement en ce qui concerne la réconciliation. En effet, la mise en place d’une Commission Vérité et Réconciliation permet de voir qu’elle fonctionne avec la même optique définie que Mandela dans le sens où le passage vers la démocratie et le changement de gouvernement amènent des transformations dans les valeurs morales. Mandela tend la main à son ennemi pour réussir à construire son idéal de la nation arc-en-ciel. La CVR fait de même: on auditionne les auteurs de crimes commis durant l’apartheid pour octroyer un pardon moral symbolique

185 Paul Knox, « Mbeki : Making own mark on South Africa politics », Globe and Mail, 3 juin 1999, p. A21.

afin de tendre vers la réconciliation nationale187. Le quotidien insiste donc beaucoup sur

sa grande humanité qui le pousse à pardonner et à « aimer son ennemi ». Il semble également que pour le Globe and Mail, le parcours singulier de Mandela doit constituer en une leçon de vie, prouvant que les hommes et les nations peuvent aller au-delà des conflits et vers une résolution pacifique.

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