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Les constructions de la vallée du Drā, de même que celles de la vallée du Dadès ou du Tafilalet, ces zones australes du Maroc, sont réalisées en terre crue.

Comme dans toutes les civilisations où la construction en terre domine, on trouve un proverbe s’y rapportant, avec les recommandations de mise en œuvre stipulant que « bonnes bottes et bon chapeau » sont nécessaires.

L'adage du mur en pisé de la vallée du Drā, rapporté par Moha Oukhouya en berbère

tachelhyt, est similaire : Sawabria Sassi, Ghati lia Rassi, Harfad lik Bassi "consolide-moi mes

fondations et couvre-moi ma tête, je supporterai pour toi tous mes maux 1".

1. LE PISÉ

Parmi les différents procédés de mise en œuvre de ce matériau terre crue, le pisé est celui généralement admis pour ces constructions.

On en retrouve une description sommaire déjà chez Ibn Khaldun au XIVème siècle, "On peut construire tout en terre, à commencer par les murs, en prenant un coffrage en bois dont les dimensions varient selon les régions, mais sont en général de quatre coudées sur deux (…). Dans le coffrage, on verse un mélange de terre et de chaux, spécialement préparé à cet effet ; on ajoute encore jusqu'à ce que le vide soit tout à fait comblé (…). Ce procédé s'appelle la

tâbiya et le mu'allem (maître-maçon) qui l'applique se nomme tawwab"2. Et Vitruve avant lui. En 1920, Émile Laoust, nous en donne des éléments de vocabulaire « llûh, planches servant de moule pour le pisé …, tabut, pisé … »3

Cette technique, qu'Ibn Khaldun a découverte au XIVème siècle, est attestée au Maroc par les archéologues dès le Haut Moyen Âge à l'époque omeyyade et a perduré ensuite. Ainsi nous en parle André Bazzana : « On a longtemps considéré que la technique du lûh était seulement caractéristique de l'architecture omeyyade hispano-musulmane : or, si l'on en trouve bien des exemples aux IXè et Xè siècles, elle se prolonge bien au-delà de l'époque du califat de Cordoue, avec deux phases principales d'essor, le XIè siècle des taifas d'une part, la première 1 Entretien avec Moha Oukhouya, en décembre 1996, à Asrir.

2Ibn Khaldun 1382-1968, p. 830. 3Laoust, 1920-1983, p. 4.

moitié du XIIIè siècle d'autre part, époque de plein développement des "Empires" almoravides et almohade. »1 Les différentes dynasties régnantes en ont donc bâti leurs palais, et le peuple ses maisons modestes, tant au Nord qu'au Sud du pays.

Cependant, toute construction en terre de par le monde est parfois encore assimilée au pisé, ce qui prête à confusion pour le public, même éclairé. Ainsi, dans des récits de voyageurs ou de romanciers, on rencontre encore souvent sous le terme de pisé la référence à toute technique, quelqu'elle soit, utilisant la terre crue, confondant ainsi sous ce même vocable la terre banchée et damée du pisé, la terre moulée des adobes, la terre mise en forme de la bauge ou la terre « tressée » du torchis.

La définition du pisé a été précisé par les chercheurs de différentes disciplines afin d'avoir un langage commun, une terminologie précise et harmonisée : « Au sens strict, on ne devrait donner le nom de pisé qu’aux constructions dont les murs sont montés au moyen de banches entre lesquelles la terre à bâtir est comprimée par tassement (c’est le sens propre du verbe piser, connu de Littré et repris par Larousse) ou simple piétinement2. »

La technique du pisé, bien connue, a été décrite dans tous les ouvrages traitant des constructions traditionnelles du Maroc et d'Afrique du Nord et a fait l'objet de nombreux articles et publications3. Tous ceux qui ont arpenté le Maroc en connaissent bien la spécificité, pour l'avoir vu pratiquer. Nous la reprenons toutefois ici, où elle a toute sa place, à partir d'observations personnelles.

Lors d'un séjour dans la vallée du Drā, un peu plus au sud d'Asrir dans l'oasis de Tagounite, nous avons pu assister à la mise en œuvre de cette technique ; de plus, à Asrir, le maalem Bou Hammou, lors de plusieurs entretiens, nous a rappelé sa manière de faire, et les outils qu'il utilise. On peut retranscrire ainsi l'utilisation de cette technique :

1. Tracé et dimensions de la maison

« Si tu veux faire le plan d’une pièce, chambre à coucher, tu prends la mesure de 2 m ou pour un q’ba, un petit salon artisanal ; pour la pièce des visiteurs tu dois faire 3 m4. » On réserve pour les fenêtres, une largeur de pisé et deux hauteurs. La hauteur de la pièce est de 2,5 à 3 m. Le tracé de la maison se fait avec un cordeau, laotra, le marquage au sol avec de la poudre de chaux. On trace un rectangle de 14 m sur 12 m. Et à l'intérieur, les dimensions des pièces souhaitées.

2. Fondations

1 Bazzana, 1999, p.199.

2Aurenche 1977 (2004) , p. 138-139. 3 Naji 2001, p.76-80.

Pour les fondations du mur extérieur on a creusé jusqu'à trouver le sol dur et ensuite rempli la tranchée de pierres. Là où le sol est très dur ce n'est pas nécessaire, la banchée est alors montée à même le sol, sans fondation ni soubassement.

3. Le coffrage

Les planches du coffrage, lleuh sont en bois, elles sont fixées par six piquets verticaux de 1,20 m de hauteur, outad, deux à chaque extrémité et deux au milieu.

Les traverses de base, l’chkel sont au nombre de trois, leur longueur est de 80 cm. Le fond de banche, vertical, tabout (sing., c’est-à-dire l’extrémité du « moule », a 50 cm de large et 95 cm de haut, on a donc deux touabit (pl). Les planches de côté, ouarka (sing.) ont 250 cm de long et 90 cm de haut, il y a deux ourak (pl), formés de plusieurs planches maintenues à l’intérieur par un montant appelé draan. La tête de la banchée est nommée raas el lleuh. Le bâton de mesure, l'qias, est un bâton de bois de la largeur de la banchée ; on le place au milieu de la banche pour s’assurer d’une largeur constante. La corde, l’karneb à Asrir, ziara à Tagounite, resserre l'écartement pour maintenir les deux planches longitudinales à constante distance l’une de l’autre. Le pisoir ou dame, l’merkez, a un manche de 130 cm de hauteur et la masse est un bloc massif bien lourd de 30 cm de hauteur. La r’batta, batte de bois est utilisée pour battre le lleuh quand il est terminé. Lleuh désigne le module fini, mais semble également désigner les planches longitudinales et tabout, soit le coffrage entier, soit les planches de bout.

Toutes les parties sont en bois d’acacia, bois dense et homogène, qui ne craint pas l’humidité. Le maalem qui fait le pisé fait une masse, fabrique une sorte de brique géante.

4. Dimensions des banchées

La largeur du lleuh peut varier entre 40 cm, 45 cm, 50 cm, la plus large actuellement est de 60 cm. Autrefois, les plus anciennes pouvaient atteindre 80 cm, voire 90 cm pour le rempart construit par les Ayt Ātta à Asrir. La traverse de base mesure 80 cm, l'écartement peut être diminué grâce aux trous dont l’espacement varie selon la largeur choisie, par exemple 50 cm à l’axe, pour un lleuh de 40 cm. La hauteur des banchées peut varier de 80 à 95 cm.

Fig. 132: croquis de banche à piser

Nous pouvons dire qu'une banchée est un module et reprendre la formulation de Jean Hensens : une hauteur de banchée est le module de « normalisation dimensionnelle1 » pour la construction : a/3 est la hauteur d'allège, 3a la hauteur de pièce, 2a la largeur de pièce.

5. Processus de fabrication

Le sol au fond de la banche est arrosé d'eau. Le maalem entre dans la banche, pieds nus. Deux aides travaillent avec lui. L'un remplit les seaux de terre, l'autre les lui passe. Il tasse avec les pieds, puis au pisoir. La terre est d'abord versée à une extrémité de la banchée et, dans un premier temps, on monte seulement de ce côté-ci. Puis un des aides monte à son tour dans la banche et continue à l'autre extrémité. Jeanne Marie Gentilleau, « Habitat et mode de vie dans la vallée du Drā », 2016.

Il y a ainsi six personnes : un qui creuse, un qui remplit les paniers, deux qui les portent et deux dans la banche, chacun avec un pisoir. Cinq paniers sont utilisés. Le travail se fait alternativement à chaque extrémité : on verse la terre, on tasse aux pieds, puis on dame au pisoir. On progresse ainsi l'un vers l'autre. Quand le coffrage est rempli et le terre tassée, on défait le coffrage et on le glisse le long de la banchée fraîche, à son extrémité, puis on le recale pour la banchée suivante.

Le maalem debout dans la banche, quand il abat le pisoir accompagne son geste d'un son rauque venant de la gorge.

1 Hensens 1986, p.24.

Fig. 135: d'après Hensens 1986, p.24.