CHAPITRE V : HABITER LES MAISONS‐JARDIN DE HUE
V.2 Des contraintes très matérielles, économiques et politiques
V.3.2 La maison n’est pas un musée
En arrivant à la maison‐jardin très connue de An Hiên à Kim Long, nous avons rencontré Madame Nguyen Thi Thach, une gardienne depuis plus de 30 ans. Elle a dit :
« entrez pour visiter, et chacun 30 000 dong si vous avez envie de visiter. Sinon ce n’est pas grave, c’est une maison privée et ce n’est pas un musée. »
Explication. La maison n’est effectivement pas un musée et n’a pas droit de vendre de tickets d’entrée. La première demande de 30 000 dong correspond donc à une demande d’aide ou de contribution aux frais d’entretien du jardin, de nettoyage et de guidage historique. La seconde proposition considère que ce n’est pas obligatoire et que chacun peut bénéficier du service gratuitement (en prenant conscience qu’il entre dans la sphère privée alors comme bénéficiaire d’un privilège dont son hôte est finalement la victime). La propriétaire de cette même maison ne voulait d’ailleurs pas recevoir aucune aide de la Province ni du gouvernement de peur d’être ensuite soumise à des contraintes insupportables. La culture vantée oui à l’unisson diront tous les participants des opérations de patrimonialisation ; mais l’idéologie politique et les manières de faire divergent grandement. Les opérateurs et accompagnateurs étrangers ou universels comme l’UNESCO et ses experts en ont‐ils bien conscience ?
Déception des touristes et des services qui les encadrent : le discours patrimonial tiré des vieux traités ésotériques mis au point pendant la période coloniale pour satisfaire à l’orientalisme d’alors ne suffit pas à masquer la réalité sociale et économique qui est la réalité politique du Vietnam d’aujourd’hui. Les touristes sont désespérés : ils ne trouvent pas le paradis de l’harmonie orientale entre la nature et la culture que Hué exprime si bien. A la place de cela, une instrumentalisation de vieux schémas auxquels plus personne ne peut croire après tant d’années de négation et de lutte à mort. Les occupants des maisons d’aujourd’hui étaient là en 1975, ou bien leurs parents.
Un jour, un guide venant de Hanoi accompagnant un groupe de touristes raconte : « Pendant notre trajet, les touristes parlaient passionnément de la maison‐jardin de Hué. Certains ont parcouru la moitié du tour de la terre en espérant les admirer avec à l’esprit et en image déjà la maison de ruong en bois de la vieille capitale. Mais c’est vraiment incroyable, quand nous sommes entrées dans la ville, la plupart des maisons‐jardins au quartier Phu Mong –Kim Long Hué étaient fermées. Et certaines familles nous ont même accueillis à contre‐coeur ».
Cette anecdote est plus terrible qu’il n’y paraît. C’est encore une fois la contradiction sur les petites choses qui ressort. Du patrimoine, il faut faire de l’argent et vis‐à‐vis du monde extérieur tout est possible pour faire surtout bonne mine : le
Vietnam est immémorial, plongeant ces racines culturelles dans la nature, tout ce qui se raconte et que nous avons essayé de restituer. Mais pour y réussir, à l’intérieur, il faut lancer une campagne d’exploitation visant l’ennemi de classe d’il n’y a pas si longtemps, tout en récupérant par la voie de gestes qui paraissent finalement peu sincères, la gloire des « rois » : le festival n’est que cela. Faire de l’argent par une mise en scène. Les discours sonneraient‐ils faux, On s’en doute un peu. L’unité nationale, et l’exploitation des bonnes places sous couvert de défense de la culture, est un objectif qui peut masquer tous les grands écarts et les acrobaties les plus périlleuses. Mais arrivés à la réalité de l’exploitation, de la valorisation, voilà que les touristes tant appelés pour déverser leur argent en béant devant la culture du Vietnam présentée sous la forme matérielle de la maison‐jardin de Hué, se trouvent placés devant une réalité qui est tout autre et à laquelle ils ne comprennent rien. Certains arrivent pour le tour des maisons‐ jardins que vantent les guides et qui correspondent si bien au modèle du feng shui ou à la rencontre de toutes les cultures de l’Extrême‐Orient (comme on dit en Occident). Et voilà que les fameuses maisons sont fermées, que les habitants refusent de les accueillir !
Nombre d’entre eux sont prêts à payer pour visiter. Mais il est impossible de savoir où et à qui payer ! De petits faits comme ceux‐là, il faut prendre conscience. Il peut y avoir contradiction profonde dans les motivations de la patrimonialisation. C’est une conséquence historique qui n’est pas nouvelle ; nous pouvons facilement rappeler l’exemple français, et l’héritage glorifié de la monarchie voire de l’église (au moins ses monuments) après la révolution. Mais amener le patrimoine jusqu’à la maison pour satisfaire aux exigences d’un « paysage culturel », c’est réveillé un litige social profond sur fond de révolution et de guerre autour d’un parallèle qui passe par là (le 17e) et qui recouvre la clé d’une histoire nationale qui s’invente encore, aujourd’hui avec des fêtes royales organisées par le parti communiste vietnamien à travers ces Comités provincial et municipal. Il n’est pas sûr que les orientalistes dominant la corporation des experts en patrimoine (de l’Orient) y prêtent la moindre attention. Il suffit de se redire les motivations de l’ICOMOS en faveur du classement des monuments de Hué :
Critère iii : Huê est une manifestation exceptionnelle du pouvoir de l'ancien empire féodal du Vietnam au moment de son apogée au début du 19ème siècle.
capitale féodale orientale ( ICOMOS, octobre 1993).
Au delà d’une question de billetterie que personne ne sait traiter faute de cadre adapté et d’incapacité à le concevoir : à qui et pour quelle part la contribution des visiteurs, s’agit‐il d’une régie ou d’un droit libre ou même dun pourboire, personne n’en a l’idée visiblement. Selon Madame Nguyen Thi Thu Hà‐ chef du département de patrimoine de service de la Culture, des Sports et du Tourisme de la province de Thua Thien Hué: « les familles voulaient vendre des billets de visite, ils doivent enregistrer qu’ils font des affaires et doivent payer la taxe à l’état, mais faute que la structure n’est pas claire, les habitants n’ont pas accepté de vendre les billets et les visites sont devenues gratuites ». Mais l’aide financière aux habitants est encore difficile car le budget du gouvernement est bien limité « (Source : VN Express le 9/ decembre 2012).
Il est alors étonnant de voir poindre un argument de l’entre deux qui est en fait fondé sur l’essentialisme du patrimoine qui existerait en dehors de tout contexte politique ou économique, évidemment hors toute idéologie. Dos à dos, l’incapacité organisationnelle et l’immanquable accusation de ce que les propriétaires actuels qui sont le produit de la société féodale pour certains, ne peuvent plus avoir de fonction adaptée au « monde moderne » et sont ainsi la cause de l’instabilité des projets de patrimonialisation. Les uns vendent une partie de leur terrain, les autres changent les décors intérieurs et construisent même des maisons modernes dans le jardin. Cela semble incroyable !
Ce dos à dos résulte de la contradiction de départ, noté en introduction comme devant guider ce travail. La patrimonialisation vise à sortir de l’histoire des sociétés, des objets sélectionnés pour fabriquer de l’identité collective et, au‐delà, une véritable iconographie en dehors du temps, de l’histoire des guerres et des révolutions. Alors les objets du patrimoine doivent‐ils à tout prix se trouver naturalisés dans tous les sens du terme : s’imposer à l’évidence ; être inscrits dans les lois naturelles. Là nous pouvons les intercepter pour les exposer sur la base d’une expérience tâtonnante. Pour le Vietnam, en son centre purement culturel, et encore par reconstruction, à Hué qui vaut sa province, depuis 10 ans (2002) après avoir pris la mesure du premier acte (1993) que représentait l’inscription sur la liste du patrimoine mondiale de l’UNESCO, il faudra encore lever l’hypothèque politique pour savoir ce que chacun veut montrer.
Tout est là sans doute. Les autorités essaient de reconstituer une improbable unité nationale qui, pas plus que n’importe quelle autre, ne peut se décréter. Il existe toujours des intersections, des prolongements… Le problème est d’amener tous les acteurs vers un objectif commun qui ne nuise à personne. C’est la condition de la réussite. Pour cela, le patrimoine doit sans doute être inclus dans les conditions sociales qui le déterminent, cela sans contournement. Le tourisme est en fait une déviation dans le contexte politique et économique du Vietnam, une forme de valorisation commode, sans doute, mais qui ne peut constituer l’unique ressource locale.
DEUXIEME PARTIE : HABITER LE PATRIMOINE CHAPITRE VI : LA VALORISATION DURABLE DU PATRIMOINE DE HUÉ Introduction : Vers le paysage culturel VI.1 : La valorisation de la maison‐jardin