CHAPITRE II : LA MAISON‐JARDIN DE HUE
II. 1 Le concept de la maison‐jardin
II.1.2 De la nature à la maison jardin
L’envie des fleurs et des fruits accompagne le sens de la nature et de sa beauté au cœur du peuple agricole qui associe la famille, la communauté, les graines, les racines, les plantes, leurs fruits dans un grand tout « cosmique ». La culture a progressivement émergé de cette proximité de la Nature comme elle est conçue et vécue à Hué à travers le jardin de la Maison. La préservation de la Nature est assurée par sa contraction dans la Maison, associée au processus de développement agricole ou de civilisation en général, ce qui donne à l’idée de nature un sens différent de celui qui prévaut en Occident. La nature n’est pas extérieure.
Le rapport de la culture et de la nature peut varier en grandeur, en espace, en variété, le désir persiste de recréer la scène de l’identité ancienne, conserver les ressources de la domestication sans se priver de la ressource esthétique. La culture intègre donc l’idée de création de la nature par l’activité des hommes, y compris les activités productives. Depuis la plus haute antiquité, le Vietnam au sein de la civilisation de l'Asie orientale et de l’Asie du Sud‐est, marqué par l’influence chinoise qui a une longue histoire et l'habitude d'écrire cette histoire, paraît sur cette voie millénaire qui associe l’artificiel au cadre naturel, soutenue par la « beauté magique des cieux, de la terre et des plantes ».
Sur un pic en bronze des Chu, quand les humains modernes lisaient encore l’écriture hiéroglyphique adapté du système chinois, un seul mot, nous permet de saisir « l’ombre » du jardin et l’idée qu’en ont les humains. Nous pouvons facilement lire l’image des troncs, des branches, des racines, à travers le mot « môc‐bois » en chinois. Les arbres (bois) en doublant « Môc » deviennent des forêts ou des brousses. La prononciation en sino‐vietnamien est « lâm‐forêt ». S’ils apparaissent à la fois, les trois signes « môc », dans notre structure, signifie abondant, rassemblement ; en sino‐vietnamien il est prononcé « sum » ou « sâm » dans le sens de la réunion (pour les Vietnamiens, c’est le solide « les trois arbres groupés sur une haute montagne »).
A partir de cette variation conceptuelle contenue dans l’idéogramme, le mot jardin en usage chez les Vietnamiens peut être dérivé du mot « viên », et clairement le mot « viên » était souvent utilisé dans les textes chinois, quand quelques arbres stylisés sont
disposées en rangées, la classe et la distribution de la séquence étant tracées à l’intérieur d’un cartouche par lequel se donne le sens de « complexe », y compris avec la participation humaine par le geste même de création picturale qu’est le tracé d’un mot.
Le mot « viên » est composé des quatre lettres de «môc ‐bois», classées par ordre dans un cartouche. Ce n’est qu’une définition pictographique (figurative), dans un premier temps. Or cette image plus ou moins accessible à la perception humaine a dominé l'acquisition de l’espace. Ce cartouche n’est pas fermé ; il désigne aussi le paysage naturel comme cadeau de la création que les Orientaux veulent posséder. Le mot vien illustre la pensée, l’humanité et le respect de la vie. Lâm Ngu Đuong dans son œuvre "Devise de l’art" a écrit: "le jardin chinois de fleurs à l'ancienne, de quelque façon, est tout simplement une
ressource naturelle par son mouvement, sa sinuosité, la porte en forme de lune, le pont courbe, quelques rocailles instables, sont à la fois imités la nature ». (Lâm Ngu Đuong, 1966, 9)
Probablement, l’origine du jardin implique une organisation spatiale que ne domine pas le facteur économique de la production. Les gens ont leurs fermes, leurs rizières ; ils produisent des fruits récoltés dans la nature pour répondre à leur besoin. Le premier jardin, ou plutôt le «viên » que les Chinois ont utilisé depuis des milliers d'années, a inclus en plus l'idée de capacité à conserver un espace où les gens n’éprouvent pas la peine d’aller chercher au loin le cadre naturel de la Création, en ayant simultanément l’expérience de l’ingéniosité humaine et de celle de la nature. Bien sûr, l'intérêt pour les jardins est surtout celui de l'aristocratie, de l’honneur royal, des lettrés, des fils de mandarin, des familles nobles ...
Mais au départ, l’idée de jardin associée au destin naturel vient des gens de la terre observant les plantes qui s’élèvent vers ciel. La récolte‐cueillette manque‐t‐elle ? La frustration pousse les hommes à la domestication des arbres sur des terres cultivées. Personne d'autre mieux qu’eux ne sent la joie et la tristesse de la nature et des fleurs, des fruits, des feuilles et des racines ....qui leur donnent la vie et le bonheur. Les agriculteurs vietnamiens vivent dans ce destin de communauté. En plus de la proximité de la nature, les agriculteurs devaient faire face aux aléas de la vie agricole, choix des plantes adaptées, connaissance de la terre, du sol, de l'eau, des phénomènes météorologiques, sont les préoccupations majeures des agriculteurs. Cela sans compter les barrières sociales.
Par conséquent, le concept du jardin pour les Vietnamiens couvre de nombreux sujets, plusieurs types d’espaces : du jardin à la disposition exclusive du roi, jusqu'au jardins des tombeaux, de pagode, des palais ; mais aussi les jardins simples, les parcs, les jardins fruitiers, les jardins forêts ... Ce classement n'est pas non plus toujours clair, parce que, dans un jardin, nous retrouvons la collection de beaucoup d’espèces différentes, de multiples objets, multifonctions et multi‐scènes ... De plus, au Vietnam, les jardins du Centre ne sont pas ceux du Nord ou du Sud. Ils ont leur sens propre fortement teinté de la culture plus spirituelle volontairement mise en valeur, jusqu’à la patrimonialisation donc.
Au berceau des anciens Vietnamiens, le delta fertile de la rivière Rouge a connu une longue histoire de peuplement et d’exploitation ; la densité a généré d’inévitables conflits. Le jardin, espace de vie de l'ensemble du delta, est la marque profonde de la compétition pour la survie, et nous montre par les traces laissées, que les générations ont aimé chaque centimètre carré de la terre. De sorte que la frontière entre les jardins, dans un village du nord du Vietnam, est claire, des carrés de mur protègent les parcelles. L’organisation économique, l'expérience de la vie a conduit au jardin, où les zones de culture sont organisées dans une trame serrée. Aucune surface n’est perdue, ainsi que le système central de distribution le prévoit. Pour une utilisation optimale du sol, le jardin est le champ.
Avec la conquête du Sud, c’est un autre schéma qui s’impose. L’exploitation de la terre est soumise à l’invasion des alluvions : le bas delta du Mékong est jeune et il n'y a que de la boue. Au moment de la délimitation de la souveraineté politique et des plantations d'infanterie du Seigneur Nguyen (Nguyen Phuc Nguyen), ou avec le défrichement organisé par l'Etat féodal à ses débuts, lorsque la terre était déserte, le dessin de parcelles beaucoup plus vastes a été possible, l’organisation de l’Etat précédant le peuplement. Le concept vietnamien de «Miet Vuon» rend l’image de vergers bien planifiés, intensément cultivés, support de la consommation et de la richesse économique, patrimoine au sens des biens familiaux hérités.
Au Centre, les étendues cultivables sont modestes et il a fallu le travail des paysans pour gagner de nouvelles terres à la culture et aux établissements humains. La plaine du
Centre et particulièrement celle de Bình Tri Thiên1 est minuscule par rapport au littoral sableux et marécageux et par rapport à la montagne, avec un climat très inclément de surcroît. Les conditions topographiques et climatiques sont plutôt défavorables à la riziculture inondée. Il a fallu trouver des solutions adaptées, différentes de celles du Nord et du Sud.
Les multiples appellations du jardin en donnent une idée. Vuon đoi [jardin au flanc
d’une montagne réservé à l’exploitation économique], vuon doc [jardin à la pente d’une colline réservée à l’exploitation économique], vuon con [jardin réservé à la culture des légumes, du manioc, des patates douces, des taros des Indes, du canna comestible…], vuon cát [jardin à terre sablonneuse]….. (Nguyen Huu Thong, 2008). Par ses noms, nous pouvons
aisément deviner les orientations techniques et agronomiques choisies pour l’agriculture. Et les appellations Nuong, Ray… sont parfois à mettre en relation avec le jardin.
Or la notion de jardin, la notion de Nuong, trua, est utilisée pour désigner la rizière; les alluvions bordant les rivières sont renforcées et parfois même au milieu du cours d’eau. Ces jardins sont appelés Con, Bien, Bai… par les Huéens, le lieu où ils plantent des légumes à croissance rapide.
Le « jardin » qui peut être Con, Bien, Ruong, Trua, Nuong, Ray….est aussi en relation avec l’espace d’habitation. L’espace du jardin est adapté à un usage quotidien.
Les mots Nuong et Ray sont souvent utilisés à Hué car la région est essentiellement marquée par la proximité de la mer et de la montagne, ce qui explique que la distinction entre Nuong, Ray et le jardin est assez relative par les variations vietnamiennes du mot vuon ou vien « jardin » utilisés dans toutes les régions du Vietnam.
Le jardin à Hué est un espace soigneusement organisé dans une grande variété de destination, pas seulement économique2. On y trouve aussi des plantes médicinales, des condiments, des fleurs dont celles qui sont utilisées lors des cérémonies, des bonzaïs, des
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Binh Thi Thien : désigne trois provinces actuelles du Centre du Vietnam : Quang Binh, Quang Tri et Thua Thien Hué
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Par rapport aux jardins du Nord et du Sud, il est à remarquer que les plantes cultivées dans le jardin à Hué ne présentent pas une valeur économique aussi importante, mais plutôt symbolique.
plantes utilisées comme du bois, plantes industrielles, plantes d’aromates ….qui répondent aux différents besoins.
Par conséquent, le jardin « attenant » qui est à l'origine du mot «viên », est lié à l’exploitation qu’y conduisent les résidants de la propriété pour un usage domestique restreint plus qu’économique. Le jardin n’est pas un champ comme au Nord ni une plantation comme au Sud.
Les mots « nuong và ray » ‐ champ sur les terrains élevés et essarts‐ sont fréquents à Hué du fait de l’ampleur des lagunes. La topographie oblige à distinguer les jardins des plantations. Ce modèle doit malgré tout être relativisé par les effets de la toponymie stéréotypée que favorise la sémantique du jardin. Figure 20 : Le profil des terres de la Province Des collines à la mer, de droite à gauche, de haut en bas, l’intensité du travail et la précision de la culture augmentent jusqu’au soin total que demande la nature transposée au jardin.