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4 P ERSPECTIVES CONCLUSIVES

3.1 Magia divina et imagination

La magie est présente dans la pensée böhmienne, mais ce n’est pas une magie comme on l’entend couramment, il ne s’agit pas de faire des incantations, des potions ou des sortilèges. C’est une manière de présenter l’action du Verbe révélé. La magie divine dans l’acte créateur est excessivement puissante en son principe. Il est impossible pour une créature de la maîtriser, c’est d’ailleurs la raison pour laquelle elle est si peu exposée dans la Bible, selon Böhme. Dans une magnifique question rhétorique, il demande :

Oui, cher entendement, flaire dans ton cœur : Qu’y flaires-tu? Contemple ton affectivité : De quoi as-tu envie? Peut-être des charlataneries du Diable! Si le Diable n’avait pas connu ce motif, il serait peut-être encore un ange; s’il n’avait pas vu la naissance magique en sa haute lumière il n’aurait pas désiré être dans l’essence son

propre maître et créateur.581

La magie de l’acte créateur est à la source de l’envie de Lucifer qui tente de devenir la source de son propre monde. C’est à cause de ce qu’il a vu dans l’acte créateur qu’il tourne son imagination vers lui-même, qu’il veut devenir son propre principe. La magia suscite l’envie par sa force créatrice et elle ne fait pas que chuter Lucifer, puisqu’« Adam ressentit la même envie de connaître la “Magia” et imagina de l’éprouver et voulut être semblable à Dieu.582 » La magie dont il est question est celle de l’acte créateur dans le premier principe, dans la première triade. C’est un peu comme une imagination théophanique substantivant les trois premières forces dans la quatrième. Böhme dit aussi que la magia divina, c’est

578 « Qu’est-ce que l’amour en sa force et sa vertu, en sa hauteur et sa grandeur? », le maître répond : « sa

vertu est le néant, et sa force pénètre toute chose. » Ibid., p. 43.

579 Dans notre travail nous avons parlé d’intervalle ou d’interstice pour qualifier ce lien et cet espace

imaginal, voir supra, p. 109.

580 BÖHME,J., De la vie au delà des sens, trad. par PFISTER,G., Paris, Arfuyen, 1997, p. 47.

581 BÖHME,J., Mysterium magnum, traduction non signée de Samuel Jankélévitch, 2 vols, Paris, Aubier

Montaigne, 1945, p.128, chap. XI, §2

l’éternelle sagesse de Dieu. Il s’agit d’un acte magique, car c’est à partir de là que les trois premières sources-esprits ténébreuses deviennent substantielles, mais dans une matière subtile. En fait, la meilleure façon de se représenter l’acteur créateur, c’est de le comparer à l’acte d’imagination. La magie divine actualise la potentialité de la première triade, comme l’imagination actualise en image un état potentiel.

Cette manière de concevoir l’imagination, comme un acte magique, est très probablement inspirée de Paracelse, car pour lui la magie équivaut à une imagination. C’est le concept de naissance magique que supporte l’imagination ou la magie divine. La magia

divina engendre la naissance magique. Dans la théosophie chrétienne, ce passage médiateur

entraîne la renaissance du pérégrinant. La naissance spirituelle ou la renaissance dans le corps de Dieu par le Corps du Christ octroie à l’Ami de Dieu un nouveau corps que l’on doit envisager non pas sur un mode de résurrection, mais comme une ressuscitation583. Il semble que c’est ce que Maître Eckhart mentionnait lorsqu’il faisait allusion à la seconde naissance correspondant à la naissance de l’âme en Dieu. Et plus l’homme est dégagé584, plus il est semblable à Dieu, plus il est uni à lui. Il faut donc entendre ainsi la naissance perpétuelle de l’humain en Dieu : « l’homme avec son image brille dans l’image qu’est Dieu, celle que Dieu est selon la pureté de son essence, et avec laquelle l’homme est un.585 »

Pour Böhme, il y a deux types d’imagination : l’une tournée vers soi qui est démoniaque et l’autre tournée vers les mystères de l’au-delà divin. De même, il y a deux manières d’envisager la naissance magique de la nature : l’une comme étant sa propre source, et l’autre, comme tirant sa source de Dieu. La première mène à l’idolâtrie, la seconde sauvegarde l’idée du Dieu unique et unifique. « Ce fut également l’idolâtrie des païens; pensant à la naissance magique ils abandonnèrent le Dieu unique pour la naissance magique de la nature et se choisirent parmi les forces de la nature des faux-dieux.586 » Le

583 C’est Weigel, le disciple de Böhme qui fait la distinction entre Erstehen et Auferstehen, entre résurrection

et ressuscitation. La première commande la restauration d’un corps matériel déjà existant tandis que la seconde appelle l’instauration d’un nouveau corps. Le docétisme souvent caractéristique de l’islam pourrait peut-être servir de pont entre Böhme et Ibn al-ʿArabī au sujet de la transformation du corps dans

la quête de la « perfectitude humaine ». CORBIN,H., En Islam iranien, aspects spirituels et philosophiques

‒ L'École d'Ispahan, L'École shaykhie, Le Douzième Imâm, 4 vols, vol. 4, Paris, Gallimard, 1972, p. 382 n. 61. La distinction entre Erstehen et Auferstehen est de Corbin, mais l’introduction du docétisme pour mieux saisir à nuance est notre.

584 En langage böhmien, plus il est déterminé dans l’indéterminé.

585 MALHERBE,J.-F., L'expérience de Dieu avec Maître Eckhart, Saint-Laurent, Québec, Fides, 1999, p. 97.

586 BÖHME, J., Mysterium magnum, traduction non signée de Samuel Jankélévitch, 2 vols, Paris, Aubier

problème de la magia divina et de l’envie créatrice qu’elle suscite s’opère à deux niveaux : au niveau d’une dramaturgie céleste qui narre la chute de Lucifer et au niveau du premier humain Adam, car « à la source l’être de tous les êtres n’est qu’une naissance magique587 », un mystère que l’on s’impute à soi par orgueil. L’envie suscitée par le mystère de Dieu, capable de faire apparaître quelque chose de rien, fascine au point qu’il peut transmuter l’être de celui qui le convoite. La force créatrice de l’imagination est, elle aussi, à la croisée des chemins, ayant le choix entre une phantasia ou une imaginatio vera. L’humain doit ainsi choisir entre l’orgueil d’une joie potentialisante ou l’orgueil d’une colère actualisante588. Le choix d’une imaginatio vera, de l’imaginal ou le choix d’une phantasia, d’une illusion ; le choix de considérer la Nature comme vivante ou d’assimiler le vivant à la nature. Le désir est une joie imaginative qui peut mener à l’amour lumineux, mais il est aussi une volonté de lui-même s’autodévorant, un feu ténébreux. Enfin, parce que « le Verbum Fiat est encore aujourd’hui en création589 », ce dilemme qui s’est posée au cœur de l’engendrement divin se pose encore aujourd’hui dans l’humain.