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1 L’ ÉSOTÉRISME

1.4 L’ésotérisme des religions du livre

L’ésotérisme n’est pas l’apanage unique du christianisme112. Les communautés du Livre ont été placées devant un problème commun qui est de comprendre et d’interpréter le sens

vrai de leur Livre saint. Une situation essentiellement herméneutique « où le mode de

comprendre est conditionné par le mode d’être de celui qui comprend.113 » C’est ce qui avait fait dire à Sohravardî (mort martyr à Alep le 29 juillet 1191 à trente-six ans) : « Lis donc le Livre avec extase du cœur (wajd), émotion intérieure (tarab) et réflexion subtile. Lis le Qôran comme s’il n’avait été révélé que pour ton propre cas.114 » Voilà l’exigence « intérieure » de l’ésotérisme.

Le livre comme révélation transcendante, compris comme le verbe de Dieu est en lui-même ce qui est le plus proche de Dieu. Deux attitudes complètement opposées sont alors possibles : soit comprendre le livre littéralement et dire qu’il est complètement limpide, ou soit considérer que, parce qu’il est la parole de Dieu et donc semblable à Dieu, il est à la limite de l’incompréhensible, la parole de Dieu étant infiniment supérieure à la pensée humaine. C’est cette deuxième attitude qui soutient l’ésotérisme : penser que sous l’apparence littérale, il y a du caché.

Les tenants de l’ésotérisme se sont généralement attiré les foudres des dogmaticiens, car comme l’indique Henry Corbin, en fait, « privée de la réalité spirituelle (haqîqat) et de l’ésotérique (bâtin), la religion positive est opacité et servitude; elle n’est plus qu’un catalogue de dogmes ou un catéchisme, au lieu de rester ouverte à l’éclosion de

110 OTTO,R., Le sacré : l'élément non-rationnel dans l'idée du divin et sa relation avec le rationnel, Paris,

Payot, 2001 [1917], 284 p.

111 ELIADE,M., Le sacré et le profane, Paris, Gallimard, 2004 [1965], 186 p.

112 Nous reprenons ici le travail effectué par Henry Corbin par rapport à la notion d’ésotérisme dans la

spiritualité musulmane. CORBIN, H., L'imagination créatrice dans le soufisme d'Ibn 'Arabî, Paris,

Entrelacs, 2006, p. 98-121. Voir aussi CORBIN,H., La philosophie iranienne islamique aux XVIIe et XVIIIe

siècles, Paris, Buchet/Chastel, 1981, p. 43-44 et 325-334.

113 CORBIN,H., Histoire de la philosophie islamique, Paris, Gallimard, 1986, p. 21.

significations nouvelles et imprévisibles.115 » C’est ce qui explique la persécution des ésotérismes par les pouvoirs en place. En Europe, l’ésotérisme était souvent en porte à faux avec les interprétations dogmatiquement admises, ce qui venait ébranler l’autorité du magistère et attirait conséquemment le blâme de l’approche majoritaire. Dans l’islam, ce n’est pas le magistère qui est ébranlé par cette exigence intérieure puisqu’il n’y en a pas ; c’est la stabilité de la Loi qui est affectée par l’herméneutique spirituelle (taʾwīl, ليوأ ت)116. C’est peut-être ce qui explique la hardiesse avec laquelle les théologiens mutakallimūn (ننم ل ك ت م) se sont attaqués à l’ésotérisme, car interpréter la parole de Dieu continue en quelque sorte la révélation prophétique pourtant clause par le Prophète de l’islam117. L’approche phénoménologique de Corbin pour décrire l’ésotérisme donne des indications précises quant à la forme de pensée intérieure présente dans la quête ésotérique de la vérité intérieure.

Nous souhaiterions que tout lecteur commençât par s’aviser de “repenser” étymologiquement les termes en question. L’expression grecque τ ω désigne les choses extérieures, “exotériques” ; τ σω désigne les choses intérieures, “ésotériques”. Conviendrait-il de préférer les termes d’“intériorismes” et d’“intérioristes”? Ces termes dérivés du latin, seraient parfaitement exacts, mais il est à craindre que de nos jours l’idée d’un “monde intérieur”, de “réalité intérieure”, n’éveille chez beaucoup l’idée d’un subjectivisme ou d’un psychologisme qui sont absolument hors de question chez nos penseurs. Les univers intérieurs ne sont pour eux rien de moins que les univers spirituels, revendiquant, avec une parfaite rigueur ontologique, une “objectivité” sui generis, différente, certes de ce que nous entendons couramment par ce mot. Il reste que le contraste et la complémentarité que marquent les termes arabes zâhir et b ṭin correspondent parfaitement au rapport que marquent les termes “exotérique” et “ésotérique”, extérieur et intérieur, apparent et caché, phénomène et noumène etc. Il s’agit de différencier les degrés de pénétration dans la “réalité du réel”. Certes la condition humaine est telle que l’accès à ce que marquent le terme “ésotérique” et les termes apparentés, ne peut s’ouvrir indifféremment à tout le monde. Le phénomène de masse est exclu ici. En milieu traditionnel,

cette limitation est reconnue comme une nécessité inhérente à la nature humaine.118

Une limitation que ne reconnaissent pas tous les ésotéristes et Böhme en particulier, est celle qui pense que l’illumination qu’il a reçue de Dieu est accessible à tous. Comme le dit Koyré à propos de Böhme : « Il n’est pas plus qu’un autre. Peut-être moins. Il a seulement lutté de toutes ses forces et cherché Dieu de toute son âme. Il a vaincu, car dans sa lutte

115 CORBIN,H., Histoire de la philosophie islamique, Paris, Gallimard, 1986, p. 68.

116 CORBIN,H., L'imagination créatrice dans le soufisme d'Ibn 'Arabî, Paris, Entrelacs, 2006, p. 106.

117 Nous savons que les traductions d’André Chouraqui ne font pas l’unanimité. Mais étant donné qu’il est le

seul à avoir traduit à partir de l’hébreu, du grec et de l’arabe, les livres saints de la tradition abrahamique, nous croyons que l’esprit de son entreprise de traduction est en résonnance avec l’esprit transdisciplinaire de ce texte.

« Muhammad n’est le père d’aucun de vos hommes, il est l’Envoyé d’Allah, le sceau des Nabis, Allah, savant en tout. » (33:40), trad. par A. Chouraqui.

ا ً۬ ميِل ع ٍء ۡى ش ل ك ِب َّللَّٱ نا ك و َۗ نۧـ يِبَّنلٱ م تا خ و ِ َّللَّٱ لن سَّر نِكٰـ ل و ۡم كِلا ج ر ن م ًٍ۬د ح أ ٓا ب أ ٌدَّم ح م نا ك اَّم

118 CORBIN,H., En Islam iranien, aspects spirituels et philosophiques ‒ Le Shî'isme duodécimain, 4 vols, vol. 1, Paris, Gallimard, 1971, p. XIV-XV.

Dieu l’a aidé. Mais l’aide divine est là pour tout le monde. Il suffit de vouloir.119 » Après tout, Dieu est dans toutes les âmes humaines. Ibn al-ʿArabī propose une réflexion légèrement différente, mais il ne ferme pas la porte à l’idée que l’expérience de Dieu est accessible à tous les êtres humains. William Chittick explique que parce que les êtres humains ont été créés à partir de la forme de Dieu, il peut potentiellement connaître toute chose. La connaissance de Dieu est partout accessible à partir de la conscience de soi, car avoir conscience de soi, c’est avoir conscience de Dieu pour Ibn al-ʿArabī120. Il aurait cependant à se demander de quelle manière l’aide divine est là pour tout monde, car il apparaît bien évident que sont nombreux les chercheurs de Dieu qui n’ont pas reçu une révélation incandescente dans l’âme. Deux choses ressortent de l’ésotérisme des religions du livre : d’une part, que les mystères de Dieu sont impénétrables, Dieu n’est donc pas toujours accessible à l’humain dans la plus haute forme de lumière, et que d’autre part, le travail du chercheur de Dieu est d’intégrer et d’incarner le maximum d’Attributs de Dieu sur la route de perfectitude humaine, pour arriver au Parfait Humain121.

* * *

L’ésotérisme est essentiel à cette réflexion, car il coordonne et éclaire l’attitude d’Ibn al- ʿArabī et de Jakob Böhme, car il n’y a pas de doute à y avoir, ces deux métaphysiciens sont des ésotéristes. En faisant notre les quatre critères de Faivre qui servent à déterminer si un penseur fait partie du champ d’études de l’ésotérisme, nous avons relevé une citation caractéristique pour chaque critère chez nos deux théosophes. L’ésotérisme acquiert une place centrale, car c’est par ce point commun que notre mise en parallèle comparative entre Ibn al-ʿArabī et Jakob Böhme est possible. C’est aussi la place de l’imagination dans l’ésotérisme qui justifie partiellement le thème choisi.

Le premier critère énonce qu’entre les dimensions visibles et invisibles, il y a des correspondances invisibles et non causales. En d’autres termes entre le monde sensible et Dieu, il y a un espace spirituel dont l’apparition et les causes sont inexplicables causalement, car elles sont, d’après la terminologie énoncée plus haut, tierces inclusives. Le

philosophus teutonicus indique :

119 KOYRÉ,A., La philosophie de Jacob Boehme, 2e éd., Paris, Vrin, 1971 [1929], p. 80.

120 « Having been created in God's form, human beings have the potential to know all things. » CHITTICK,W.

C., Imaginal Worlds – Ibn al-ʻArabī and the problem of religious diversity, Albany, State University of New York Press, 1994, p. 41.

121 Nous faisons référence à la notion al-insān al-kāmil (لِماكلا ناسنِلا) qui signifie l’humain parfait, notion sur

laquelle nous revenons infra 3.1 Le Parfait Humain. Cela fait aussi penser au livre anonyme l’Imitation de Jésus-Christ.

que le monde intérieur est le ciel dans lequel habite Dieu et que le monde extérieur est exprimé à partir du monde intérieur et qu’il a une autre origine que le monde intérieur et que pourtant il provient de ce dernier. Il a été exprimé à partir du monde intérieur (par un mouvement du Verbe éternellement parlant) et a été posé

entre un commencement et une fin.122

Cela indique que la correspondance entre Dieu et le monde passe par le monde de l’intériorité ou de la spiritualité et si Böhme peut témoigner de l’origine du monde, c’est parce que Dieu lui a révélé, par sa grâce, une connaissance qui est devenue la trame de son âme :

puisque les grands mystères, commencement et origine de toutes choses, se présentent à nous par l’effet de la grâce divine, et que nous sommes à même de les comprendre en une connaissance véritable avec le Verbe de la science divine qui nous fut insufflé, en tant que motif de l’âme : ainsi nous voulons dans cet ouvrage [Mysterium magnum] en noter le motif, dans la mesure où cela nous est licite, afin que cela nous serve à nous-

mêmes de mémorial et à nos lecteurs d’exercice de la connaissance divine.123

Dans le cas d’Ibn al-ʿArabī, ce n’est pas parce qu’il a reçu une grâce divine qu’il accède à une connaissance de Dieu, mais parce que la cosmogénèse et l’anthropogenèse témoignent des qualités de Dieu. Ce qui permet d’accéder à Dieu, ce qui correspond entre notre monde et le monde de Dieu, ce sont les Noms et Attributs divins présents dans toutes les formes du Cosmos. Le Shaykh al-akbar dit : « La représentation de Dieu ne revient qu’à l’homme universel, dont la forme extérieure est créée des réalités (haqâïq) et des formes du monde, et dont la forme intérieure correspond à la “Forme de” Dieu (c’est-à-dire à la “somme” des Noms et des Qualités divins).124 »

Le deuxième critère indique que dans l’ésotérisme la nature est imprégnée et animée par une présence divine ou une force vitale. Dans la préface du Mysterium magnum, Böhme dit « le grand mystère de la nature éternelle et spirituelle, laquelle nature spirituelle est cachée dans le visible125 » et à laquelle on accède par l’âme humaine qui est elle-même une étincelle du Verbe éternelle, signifie que Dieu se trouve par l’âme dans la nature. Le doctor

maximus dit quant à lui que : « la Nature universelle (tabî’at al-kull) […] englobe tous les

réceptacles (qawâbil) du monde, de sa cime à son fond.126 » Certes cette Nature universelle ne s’incarne parfaitement que dans l’humain, mais cela signifie que tout le cosmos reflète comme dans un miroir la Nature divine. Par l’intuition divine, l’humain pourra connaître

122 BÖHME,J., Mysterium magnum, traduction non signée de Samuel Jankélévitch, 2 vols, Paris, Aubier

Montaigne, 1945, p. 60, chap. II, §8.

123 Ibid., p. 51, préface, §10.

124 IBN AL-ʻARABĪ, M., La sagesse des prophètes, trad. par BURCKHARDT, T., Paris, Albin Michel, 1974 [1955], p. 36.

125 BÖHME,J., Mysterium magnum, traduction non signée de Samuel Jankélévitch, 2 vols, Paris, Aubier

Montaigne, 1945, p. 51, préface, §9. Il dit aussi « La création du monde extérieur est une révélation du mystère spirituel intérieur, principe de la nature éternelle avec l’élément sacré » Ibid., p. 112, chap. X, §5. 126 IBN AL-ʻARABĪ, M., La sagesse des prophètes, trad. par BURCKHARDT, T., Paris, Albin Michel, 1974

« la racine des formes du monde, en tant qu’elles sont réceptives à l’égard des esprits qui le régissent.127 » L’humain connaît la nature parce que la nature contient l’humain. Et la nature existe parce que c’est l’endroit dans lequel Dieu se connaît lui-même.

Le troisième critère de l’ésotérisme, c’est l’emphase sur l’imagination comme la force fournissant à l’humain un accès aux mondes et aux différents niveaux de réalité intermédiaire entre le monde sensible et Dieu. Böhme qui associe à l’imagination la force du désir dit :

Dans cette propriété de Vénus toute vie désire à nouveau engendrer une vie semblable à celle qui est en elle- même; c’est de là que proviennent la violente imagination et le désir ardent selon lequel les propriétés appètent l’unité comme la source dont elles sont issues, car c’est dans celle-ci qu’elles peuvent tirer d’elles-

mêmes leur analogie.128

Le désir créateur de l’imagination est donc le moteur de la révélation autant en Dieu lui- même qu’en l’humain. Ibn al-ʿArabī insiste beaucoup sur la notion d’imagination, c’est même le penseur par excellence de l’imagination, ne dit-il pas : « Or, comme la Réalité est telle que nous l’affirmons, sache que tu es imagination et que tout ce que tu perçois, et que tu désignes comme “non-moi” est imagination ; car toute l’existence est imagination en imagination (c’est-à-dire une imagination “subjective” ou microcosmique dans une imagination “objective”, collective ou macrocosmique).129 » Cela est aussi un des critères de la théosophie, car ces courants postulent la primauté du mythique ou de l’image.

Le quatrième et dernier critère de l’ésotérisme, c’est la croyance en un processus spirituel de transmutation par lequel l’intériorité humaine est régénérée et reconnectée avec la divinité. Certes beaucoup d’aspects peuvent être assimilés à la transformation de l’intériorité, à l’accomplissement de la divino-humanité, mais de manière globale Böhme dit : « nous apercevons en effet dans l’être visible de la création une allégorie de l’action intérieure et spirituelle du monde de la force.130 » Le plus grand maître met quant à lui en valeur un ḥadīth (ثيدد َح) du Prophète qui s’énonce comme suit : « Qui connaît son âme, connaît son Seigneur » (man ʿarafa nafsahu faqad ʿarafa rabbahu, ف رَ ع دَ ق ف هَ س ف ن ف رَ ع نَ م

هََّب ر131). Se connaître soi-même correspond à connaître son seigneur. Notons que ce n’est pas

127 Ibid., p. 26-27.

128 BÖHME, J., Mysterium magnum, traduction non signée de Samuel Jankélévitch, 2 vols, Paris, Aubier

Montaigne, 1945, p. 159, chap. XI, §3.

129 IBN AL-ʻARABĪ, M., La sagesse des prophètes, trad. par BURCKHARDT, T., Paris, Albin Michel, 1974 [1955], p. 116.

130 BÖHME, J., Mysterium magnum, traduction non signée de Samuel Jankélévitch, 2 vols, Paris, Aubier

Montaigne, 1945, préface, p. 50.

131 IBN AL-ʻARABĪ, M., La sagesse des prophètes, trad. par BURCKHARDT, T., Paris, Albin Michel, 1974 [1955], p. 197. Ibn al-ʿArabī indique dans le même livre que « Sahl at-Tostarî dit : “La Seigneurie (divine, ar-rubûbiyah) comporte un secret, et ce secret c’est toi-même” » Ibid., p. 101. Henry Corbin

directement Dieu qui est connu, mais bien son seigneur personnel, c’est là une nuance très importante.

Ces quelques citations devraient bien évidemment être étayées, mais il semble qu’elles marquent un bon point de départ pour entrer dans l’ésotérisme caractéristique de nos théosophes. L’exploration en détail ne se fera que sur la notion d’imagination. Du reste, l’ésotérisme de Böhme et d’Ibn al-ʿArabī est particulièrement influencé par l’ambiance monothéiste dans laquelle ils baignent. Il faut invoquer une dernière fois que l’ésotérisme des religions du Livre ou la tradition abrahamique est intimement liée à la situation herméneutique. La recherche ésotérique de nos théosophes correspond au degré de pénétration de la réalité du réel par l’herméneutique. Une situation ésotérique est une situation herméneutique où le degré de compréhension n’est pas empirico-contextuelle, mais comme correspondant à la capacité d’adéquation imaginative entre être et comprendre (prendre-avec-soi). L’herméneutique des religions du livre lorsqu’elle est pratiquée par des ésotéristes est, de facto, une herméneutique spirituelle.